Chapitre 3 L'appel du sang

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1957, 11 avril


— Lector letifer ! Lector letifer !

Mina avait hurlé en se dressant brusquement dans son lit. Couverte de sueur, ses cheveux roux électrisés autour de son visage crispé, les yeux révulsés, elle marmonnait des propos incohérents lorsque sa mère, encore en chemise de nuit, surgit dans sa chambre.

Caroline Breiner s'arrêta incrédule dès la porte franchie. Puis se ressaisissant devant le spectacle terrifiant de sa fille, elle se rua sur les rideaux qu'elle tira d'un coup sec pour inonder la pièce de la faible lumière de ce matin pluvieux.

— Mina ! Mina ! hurla-t-elle en secouant vigoureusement sa fille, réveille-toi ! Réveille-toi ! Tu entends ?

Devant le manque de réaction de la jeune fille, elle la gifla avec force. Mina s'effondra sur l'oreiller. Ses yeux papillonnaient encore un peu, tandis que son esprit tentait d'effacer la vision d'horreur qui la hantait encore quelques secondes auparavant.

Tout n'y était que flammes et sang. Chaos et mort. Vide et silence. Et au centre de cet apocalypse, un livre. Un livre dont elle ne savait rien. Pourtant, elle ressentait encore la colère qui l'animait lorsqu'elle l'avait vu. Une antique colère venue du plus profond d'elle-même. Elle la sentait encore trépidante dans ses veines, cherchant à sortir.

Désorientée, Mina se tenait à présent la tête à deux mains. La migraine montait, s'imposait. Elle luttait pour ne pas sombrer, pour ne pas se laisser submerger. Et les regards aigus de sa mère ne l'y aidaient absolument pas. Elle voyait dans la crispation de son visage plus de désapprobation que d'inquiétude. Sa main glaciale posée d'autorité sur son front brûlant provoquait une douleur vive à la limite du supportable.

Pourquoi cette femme n'était-elle pas simplement capable de la réconforter ? De la prendre dans ses bras ? De la bercer en lui murmurant des choses douces et calmantes. Non ! Sa première réaction avait été de la gifler ! Sans mesure ! Et maintenant, elle était là ! Bien droite ! Prête à lui faire un sermon ! À la traîner de force voir Père Patrick ! Ah ! Elle en aurait eu des choses à lui dire sur son fameux Père Patrick ! Sur sa manière de la toucher lorsqu'il en avait l'opportunité ! De ces questions toujours plus insistantes sur sa sexualité ! Mais qu'importe ce qu'elle pourrait dire ! Cette femme ne l'aurait pas cru ! La menteuse, c'était elle, sa fille ! La diablesse comme elle l'appelait quand elle pensait qu'elle n'entendait pas ! La diablesse ! Qu'y pouvait-elle si elle n'avait pas les cheveux blonds cendrés comme les siens, mais flamboyant comme les flammes ? Qu'y pouvait-elle si ses nuits n'étaient plus que des cauchemars ? La fureur grondait aux portes de ses lèvres. Elle voulait s'échapper, hurler sa haine inassouvie, affamée, à la face de cette femme au regard dur et sans concession.

Peut-être que Caroline Breiner avait pressenti le danger. En tout état de cause, elle amorça un mouvement pour s'écarter de sa fille qu'elle n'avait jamais vu dans cet état. Elle ne fut pas assez rapide et sans doute pas assez réaliste sur ce que Mina était capable ou non de lui faire.

Le premier coup l'atteignit au visage. La jeune fille n'avait pas fermé son poing, mais recourbé ses doigts afin que ses ongles griffent et lacèrent. Caroline Breiner hurla autant de surprise que de douleur. Elle se redressa, mais au lieu de prendre la mesure du danger et s'enfuir, elle se mit à injurier sa fille. Il lui était impossible de concevoir que sa propre progéniture ne lui obéisse pas, ne rentre pas dans le droit chemin au simple son de sa voix. Elle était incapable d'anticiper le déferlement de violence qui suivit.

Mina n'était plus couchée à présent. Elle se tenait à genoux sur le sol de sa chambre face à un mur. Ses bras nus zébrés de brun serrés sur sa poitrine, elle fixait ses mains, horrifiée. Qu'avait-elle fait ? Qu'avait-elle fait ? Elle sentait encore la rage vibrer. Elle ne se souvenait pas de ce qui l'avait déclenchée, et ne réalisait pas encore ce qu'elle avait commis en son nom. Il y avait seulement ses mains couvertes de sang, son corps palpitant d'énergie, et cette migraine qui prenait tout le reste.

La jeune fille se leva et se tourna. Du sang avait giclé sur les murs et la moquette. Le corps supplicié de sa mère gisait en travers du lit. On aurait dit qu'un animal sauvage s'était repu de ses entrailles. Alors Mina se mit à hurler en tremblant de tous ses membres. Ce ne pouvait pas être elle ! C'était impossible ! Impossible !

Lorsqu'elle sentit l'esprit de la jeune fille se briser et sombrer dans la folie, Aloïs éprouva une joie féroce. Presque aussi sauvage que lorsqu'elle avait fait ressurgir la haine, la colère, les exacerbant au passage pour créer une démence meurtrière. Mina n'était plus qu'une lueur de conscience incapable de reprendre le contrôle, spectatrice lointaine des actions qu'accomplirait désormais son corps. Un rire étrange, teinté de détresse, fusa de la bouche rougie de la jeune fille. Un rire qui annonçait le triomphe et le règne de la sorcière.

Sans plus se préoccuper du tableau morbide qui s'étalait sous ses yeux, Aloïs se dirigea vers la salle de bain. Il lui fallait reprendre un aspect un peu plus conventionnel pour prendre possession de sa nouvelle vie. Mais avant cela, elle devait reprendre possession de son sceau de naissance. Sans surprise, elle le trouva dans le modeste coffret à bijoux de la mère. Elle savait depuis toujours qu’il y était. Caroline Breiner l’avait récupéré comme Aloïs le lui avait suggéré avant de mourir, 17 ans plus tôt. Le toucher après une si longue séparation physique, la réconforta. Elle se sentit enfin entière.

Devant le miroir, elle sourit à ce visage juvénile séduisant et prometteur. Mina avait rendu les armes si facilement ! Rien ne valait les frustrations de l'adolescence pour émerger. L'esprit était si fragile à cette période de l'existence des naturels. Beaucoup plus que durant l'enfance où l'obstination tient souvent lieu de moteur, ou qu'à l'âge adulte qui se nourrit de certitudes acquises par l'expérience. Aloïs se sentait sereine. Elle allait faire de grandes choses avec ce corps. De grandes choses. À commencer par récupérer le Devolatus.

Lorsqu'elle ferma la porte de la maison, Aloïs ne pensait déjà plus, ni à Mina, ni à Caroline Breiner, dont elle avait volé l'existence. Les cheveux disciplinés et tirés en chignon bas, des souliers plats sans élégance, un manteau terne sur une tenue qui l'était tout autant, elle se couvrit la tête d'un foulard à motif géométrique. Le sac à main en cuir, dont elle avait disposé une fois la maison fouillée à la recherche de liquide et de bijoux, était de bonne facture, simple et discret. Elle allait pouvoir voyager sans encombre jusqu'à la Cour.

Elle redoutait un peu qu'une nouvelle audience lui soit refusée si tôt après la précédente. Mais Dame Isha O'Leary ne pourrait nier l'importance de cette dernière vision. Peut-être lui reprocherait-on de s'être un peu trop précipité la première fois ? Elle était prête à accepter toutes les observations, même les plus acerbes. De toute façon, elle n'avait pas le choix. Il fallait qu'elle alerte la Cour. Le Devolatus allait réapparaître. Il était nécessaire de se préparer et agir au plus vite.

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