IX. Frisette, outils et Will

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Elle était désormais tout près d’elle ; la-dite Frisette sursauta une nouvelle fois. Et sans explication, sa respiration se stoppa. Elle se mordit le poing. Personne ne vit sa larme coulée.

— Mr Malum ! appela soudainement l’enfant. Et si je gardai le nom de « monstre » pour elle, cela suffirait, non ? Elle ne mérite pas que nous lui donnions un patronyme.

L’interpellé, toujours au centre, marmonna quelque chose, et sans perdre une seconde de plus, éleva la voix à l’intention du public.

— Enfin ! Nos Contemptibilia vont jouer leur part du spectacle.

Pendant que le public acclamait et tapait des pieds par impatience, le maître fit un signe dans l’ombre de l’estrade. La fillette en profita pour prononcer quelques mots à Frisette.

— Je ne sais pas ce que tu es, ni ce que tu as fait, mais si tu ne le mérites pas, tu n’as rien à faire ici. Tu es très belle et tu as l’air gentille, pourquoi est-ce que l’on te fait cela ?

La prisonnière ne contenait pas ses spasmes et elle bougea brusquement de façon à avoir son visage en face de son interlocutrice - elle se repérait sûrement au son de voix. Celle-ci fut prise d’une plus grande frayeur en apercevant les larmes qui coulaient à flot sur ses balafres.

— Ne les laisse pas me faire de mal, je t’en prie ! hurla-t-elle paniquée. Aide-moi ! Aide-nous ! Ne nous laisse pas, pleura-t-elle.

Ses cris attirèrent évidement toute l’attention, y compris celle des Contemptibilia. Malum accourut aussitôt et sans prévenir poussa la tête de Frisette dans la cage. Elle tomba lourdement par terre et ses pleurs devinrent incontrôlable. Hazel laissa échapper un cri de surprise.

— Navré pour ce dérangement. Nous reprenons, dit-il simplement.

Le rêve qu’était cette nuit se transformait déjà petit à petit en mauvais rêve, mais à présent, il devenait un véritable cauchemar. De tous côtés, arrivaient d’autres membres de la troupe muni d’objets. Hazel pensa d’abord qu’ils étaient quelconques, mais quand l’un des "artistes" s’approcha plus près d’elle, celle-ci comprit un peu mieux ce qu’était le « clou du spectacle ». Sans qu’elle ne s’en rendit compte, elle tint dans sa main un fouet. Ce n’était pas un simple fouet, comme celui avec lequel son père la battait parfois quand il avait besoin de passer ses nerfs ; celui-ci se terminait par de fines lames tranchantes. Elle voulait le lâcher, le jeter loin d’elle, mais elle devait garder bonne figure pour le moment. Elle se retourna paniquée et regarda les autres instruments.

Dans les mains de la plus âgée des fillettes se trouvait quelque chose qui ressemblait à un marteau. À sa vue, les siamoises aux habits de clowns pleurèrent comme deux enfants. Le garçon qui se moquait de la peau de la femme à la robe bleu reçu une torche et des ciseaux ; la femme ouvrit grand les yeux. Le garçon à l’air hautain prit dans ses mains assurées quelque chose comme une faux munie de piques ; l’homme-serpent montra les dents. Enfin, la fillette timide approchait dangereusement une grosse pince des ailes dorsales du prisonnier. Cette pince faisait deux fois la taille de sa main et semblait avoir deux côtés coupants. L’homme relâcha ses ailes ; il ne semblait pas vouloir résister à la torture qui allait bientôt suivre.

Hazel perdait petit à petit son assurance – celle dont elle voulait se servir pour tenter de sauver ces prisonniers par quelque moyen que ce soit. Elle était arrivée bien trop vite, bien trop tôt. Elle n’avait que dix ans, elle n’avait aucune idée de la manière dont il fallait s’y prendre.

Elle écarquilla les yeux.

Leur timidité, leur tristesse… Quel mot décrirait un acte plus horrifiant que l’exploitation ? Ces êtres étaient détruits tant à l’intérieur qu’à l’extérieur…

Mais peut-être qu’ils le méritaient… Par exemple, il existait bien le jour d’Incinération, mais il était justifié, non ? Elle n’aimait pas faire de mal, qu’il s’agisse d’un Homme ou d’un animal – ou de toute autre créature – mais on lui avait toujours appris la même chose : les pauvres détruisaient la société et le système. Son père lui répétait bien trois fois par jour. Mais il ne fallait pas oublier qu’elle lisait beaucoup ! Chose contraire aux activités de son père. Et lire lui avait beaucoup appris, comme l’ouverture au monde.

Dans les livres, les expressions sont décrites, et au fil de l’histoire, nous découvrons les (véritables) intentions des personnages. Et ici, elle était presque certaine que nous ne pouvions faire du mal à ces enfermés ! Leurs réactions semblaient réels ! Ils avaient effectivement peur de souffrir et d’être ainsi humiliés en public, mais l’incompréhension des actes était également lisible sur leurs traits.

Mais, il subsistait toujours un prisonnier immobile, et le garçon qui était encore en tailleur, le visage déformé par une expression horriblement neutre, attendait devant la cage que l’on fasse quelque chose, certainement.

Sous les acclamations de la foule, Malum s’exclama à l’intention des futurs tortionnaires :

— Ne commencez pas tout de suite, mes enfants ! Vous voyez bien que l’un de vous n’a rien pour s’amuser ! J’imagine d’ailleurs qu’ici, dans cette salle, tout le monde a déjà deviné ce qui allait suivre… Ces choses ne sont pas normales, n’est-ce pas ? Ces êtres sont infâmes : ils ont tué, brulé et pillé. Volé et violé. (Certaines cages furent violement secoués, comme pour montrer un mécontentement général des prisonniers.) Ils doivent payer ! (De son poing levé, la foule rugit.) Ils ne sont pas humains ! Et ainsi donc, la torture et l’humiliation sont les punitions idéales pour leur faire payer l’affront d’être nés différents que ce que veut Dame Nature !

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, murmurait Frisette. Il ment, il ment.

Fous… était le mot qui résonnait dans le crâne de l’enfant. Plus elle réfléchissait, plus elle se demandait si cette citadelle avait une morale. Ses pensées passaient d’un élément à un autre… constituant sa propre vie. Quand elle avait assisté au jour d’Incinération pour la première fois, elle n’avait fait qu’observé. Elle n’avait pas agi ; on lui avait enfoncé dans l’esprit l’idée que tous les problèmes venaient d’eux, et s’ils disparaissaient, le monde ne s’en porterait que bien mieux. Avec le recul et les connaissances qu’elle avait acquises, elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais exprimé à voix haute les questions qu’elle se posait. Cependant, à présent, elle savait que ce qui était fait n’était pas moral. Et se retrouver sur le devant de la scène lui faisait prendre conscience qu’elle ne pourrait jamais faire de mal à qui que ce soit.

Même son héros, Will, n’était pas parfait. Lui aussi faisait du mal. Mais c’était pour faire le bien ! Était-il possible de faire le bien en faisant le mal ? Même si ces prisonniers avaient causé du malheur – bien qu’elle en doutait – être détruit et humilié était contradictoire à ses propres codes moraux. Une larme coula sur sa joue blanche. Elle se maudissait de ne pas avoir pris conscience du mal qui rongeait les habitants plus tôt. Elle ne savait plus vraiment quoi penser de cette ville qui l’avait vu grandir. Elle avait dix ans, que pouvait-elle faire ?

— Ah, voici de quoi faire fonctionner le jouet de notre jeune ami ! désigna Malum.

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