Chapitre 1

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Sa chevelure noire ondulant au vent, le prince flotte sereinement au milieu des ténèbres, au-dessus de l’armée qui arrache les hurlements de son peuple. Sous les yeux de celui qui, autrefois, était tout pour lui, il lève les bras lentement, sans le lâcher du regard.

- Ne fais pas ça, je t’en supplie…

Un sourire froid étire ses lèvres et, dans un murmure, il souffle ses derniers mots.

- C’est trop tard.

Ses mains se rejoignent dans un bruit sourd et une prodigieuse onde choc vient frapper le champ de bataille, balayant d’un seul souffle les vingt-milles guerriers qui se contorsionnent, agonisant dans l’horreur.

- Qu’es-tu devenu…

***

Allongé face au ruisseau où sa mère les laissait jouer avec son frère aîné, Takeshi glisse ses doigts entre les brins d’herbe. La douceur d’une brise caresse sa longue chevelure noire qui sera bientôt coupée comme sanction, par sa faute. Une faute, pour son père, d’être simplement lui-même. De ne pas avoir de barrières avec ce monde. De se mêler aux affaires qui ne sont pas censées les concerner, lui et sa famille, si du moins il en a encore une aujourd’hui. Si seulement sa mère était encore en vie pour apaiser son esprit en lui chantant une chanson, de sa douce voix. Elle restera le seul souvenir d’amour qui semble si lointain.

Quelques heures plus tôt.

- Vos fleurs sont toujours aussi belles, Fumei-san.

Dans sa jolie robe fuchsia, la jeune fille rougit timidement et remercie Takeshi qui porte une de ses fleurs à son nez avec un soupir satisfait.

- Je ne comprendrai jamais pourquoi notre chef de clan, Hatano-sama, ne vous apprécie pas à votre juste valeur.

- Cela fait tant d’années que nous nous connaissons vous et moi, Fumei-san, je pense que malgré ces dix-huit ans passés à ses côtés, mon père ne me connaîtra jamais autant que vous, rie-t-il en se frottant la nuque.

Elle lui sourit en accrochant précautionneusement une fleur à son vêtement.

- Et je ne cesserai jamais de vous soutenir, Takeshi-san. Vous avez fait tellement pour nous dans le village et pourtant, personne ne reconnaît jamais vos actes. Ils pensent tous que vous faîtes ces choses par ennui ou pour des raisons intéressées. Sont-ils donc tous aveugles…

- Ils sont simplement habitués à la haine bien connue que mon père a pour moi.

- Ce n’est pas une raison.

- Vous êtes vraiment quelqu’un d’exceptionnel, sourit-il en penchant la tête, attendri.

- Je sais que ma franchise n’est pas appréciée. Mais je m’en moque. Vous voyez, nous sommes deux parias !

- Mais cela veut dire aussi que nous sommes uniques, lance-t-il avec un clin d’œil. De toute façon, je ne cherche pas de reconnaissance. Hormis celle de mon père, évidemment… mais je doute que cela se produise un jour.

- Ne perdez pas espoi…

« A l’aide ! Que quelqu’un arrête cet homme ! Il vient de me voler ! »

L’accusé part en courant dans la foule, bousculant Takeshi qui se lance immédiatement à sa poursuite.

Agilement, il saute par-dessus un stand et saute sur le voleur qui s’effondre par terre au milieu de la foule qui s’écarte rapidement autour d’eux. L’homme sort une lame de sa chaussure et entaille l’épaule de Takeshi qui se recule et esquive de justesse un coup fatal à la poitrine. Dans un habile jeu de mains, il s’empare de l’arme de son assaillant. Sa capuche tombe lorsqu’il se relève, dévoilant ainsi sa chevelure, mais étrangement, le voleur ne semble pas surpris et Takeshi jurerait voir l’esquisse d’un sourire. Après avoir reconnu le fils de leur chef de clan, un brouhaha s’élève autour des deux jeunes hommes.

- Rend à ce marchand ce que tu lui as volé !

- Je n’ai rien volé du tout ! C’est toi qui m’a blessé !

- Arrête de mentir, je ne t’ai pas touché, pouffe-t-il en levant les yeux aux ciel.

Le voleur se relève à son tour et dévoile une blessure au ventre ayant déjà maculé tout son vêtement ce qui laisse Takeshi stupéfait.

- Tu m’as attaqué alors que je reprenais ce qui m’appartenait de droit !

Troublé, le brun fronce les sourcils et regarde l’autre sortir de sa poche l’objet en question : une broche en or orné de pierres de jade.

- Elle m’a été volée par celui que tu as défendu, alors qu’elle appartient à ma fiancée !

Le prince tourne la tête pour chercher la soi-disant victime du regard mais le marchand s’est tout bonnement volatilisé.

- Comment…

- Je vais rapporter ça à mon père ! Ton titre ne te donne pas tout les droits ! grogne-t-il en se rapprochant de lui. Je suis sûr que ton père appréciera le fait que tu te sois encore donné en spectacle aujourd’hui. Surtout pour une raison aussi intolérable…

- Qui es-tu ?

- Tu vas le savoir bien assez vite.

Takeshi n’a pas le temps de répondre que l’inconnu est déjà parti en courant, une main couvrant son flanc ensanglanté.

- Takeshi-san ?? Est-ce que ça va ?

La foule dévisage l’héritier qui rabat sa capuche avec une moue suspicieuse. Il est certain de ne pas avoir touché ce type.

- Savez-vous qui était cet homme, Fumei-san ?

- Je l’ai vu il y a quelques jours parler à Tomoto-san, le marchand qui a appelé à l’aide. Mais je ne l’avais jamais vu auparavant. Et puis, il n’était pas du tout habillé comme aujourd’hui.

- C’est-à-dire ?

- Il portait très clairement les vêtements d’une famille noble, Takeshi-san.

Très froissé par ces évènements, ce dernier soupire. Désormais, c’est certain, il a été piégé. Et maintenant, quel prix va-t-il devoir payer pour s’être laissé berné…

- Takeshi-san, laissez-moi vous soigner, vous êtes blessé…

- Ce n’est rien, sourit-il. Je dois rentrer, je vais avoir plus grave à gérer que cette blessure dans très peu de temps. Merci, Fumei-san… prenez toujours soin de vous, dit-il avec bienveillance en se courbant.

La jeune femme le salue tristement avec une révérence et le regarde partir comme un vaurien, sous les regards accusateurs des passants.

« Tu es la honte de notre clan ! La honte de cette famille ! MA plus grande honte ! »

Une violente claque s’abat sur le visage de Takeshi, manquant presque de le faire tomber par terre. Celui-ci se force à ne pas broncher et relève la tête, soutenant le regard du chef de clan.

- Père, je suis sûr que…

- Tu n’a pas ton mot à dire ! Tu as attaqué le fils de mon plus fidèle vassal ! Tu n’as aucune conscience de tes actes. Tu es comme un petit enfant ! Tu n’es qu’un bon à rien. Rien de ce que tu pourras dire ne te sauveras cette fois. La réputation de cette famille à été entachée trop de fois par ta faute. Aujourd’hui, je vais faire ce que j’aurai dû faire depuis bien longtemps.

La tête haute, Hatano-sama foudroie son fils du regard avant de lui tourner le dos.

- Ce soir, tu seras banni.

Le cœur du jeune homme rate un battement. Il ouvre de grands yeux et reste bouche bée.

- P-père…

Le chef appelle un garde pour escorter son fils comme s’il était un criminel.

- Si ta mère était encore là, elle pleurerait sûrement de t’avoir un jour mis au monde.

Le cœur lourd, Takeshi baisse les yeux.

La mort de sa mère et de son frère sont ses points faibles et évidemment ceux sur lesquels son paternel aime toujours appuyer. Il a abandonné l’idée de lui faire entendre raison et de remonter à tout prix dans son estime depuis bien longtemps. Son père s’est enfermé depuis longtemps dans la haine et la méchanceté et étant son bouc-émissaire, il sera le dernier à pouvoir calmer sa colère.

Refusant de s’abandonner lui aussi à la haine, Takeshi quitte la maison, vaincu.

Présent

Alors que le crépuscule tombe, le jeune guerrier se redresse, prêt à faire face à son châtiment. La pire des sanctions pour les hommes de leurs rangs, a toujours été de se perdre leurs chevelures.

Il caresse une dernière fois sa longue queue de cheval en soupirant, avant de lever tristement les yeux au ciel.

« Je vous promet de me racheter, maman, grand frère. J’espère qu’un jour, je serai digne de votre pardon. »

Les conseillers de Hatano-sama ainsi que Yûto, le vassal et père du garçon à l’origine de ses problèmes, sont assis aux quatre coins de la pièce. La tête haute, bien que son malaise lui torde le ventre, Takeshi s’avance au milieu de la salle et vient se positionner devant son père. Etant habitué à la condescendance, les regards méprisants des hommes autour de lui ne suffisent pas à lui faire perdre la face. Il restera digne jusqu’au bout.

Il tombe à genoux devant le chef de clan qui caresse son long bouc sans même lui accorder un regard, aussi froid soit-il.

A sa gauche, son oncle Takeda Hatano, seule personne qui lui accordait encore de l’attention et prenait toujours sa défense, pose sur lui un regard douloureux. Même lui doit être sûrement déçu de son neveu, malgré toute l’affection qu’il peut lui porter.

Hatano-sama laisse tomber sa large cape blanche en soie au sol avant de se faire apporter son sabre. Alors qu’il le sort de son étui mauve, Takeshi courbe l’échine et fait passer sa queue de cheval vers l’avant pour l’offrir à contre-cœur à son père. Lorsque la lame se lève au-dessus de sa tête, il ferme fort les yeux et serre les dents.

« Hatano-sama ! »

Le sabre s’arrête dans les airs et tous les regards se braquent sur celui qui vient de se lever et se courbe devant le chef de clan.

- Quelle est la raison de ton intervention, mon frère ?

- Pardonne-moi, mais est-il bien nécessaire de faire cela ? La marque ne sera-t-elle pas bien assez ?

Le chef de clan relève le menton et plisse les yeux, dévisageant son frère en silence. Puis il jette un œil sur Takeshi qui garde la tête baissée.

- Comment peux-tu encore prendre sa défense aujourd’hui ? dit-il sèchement tout en gardant les cheveux de son fils dans sa main.

- Bannis-le, punis le, mais veux-tu vraiment que ton unique enfant porte cette image aux yeux de tous, en ton nom et au nom du clan Hatano ?

Ces mots contrarient au plus haut point le patriarche qui tord ses lèvres avec une moue réprobatrice. Et pourtant, c’est une vérité qu’il se doit d’accepter. Ce fils est le seul qu’il lui reste. Couper ses cheveux est le plus grand signe de déshonneur qui soit et ce déshonneur aurait un impact direct sur la réputation de leur clan partout où son fils se rendrait.

Il lâche ses cheveux avec un soupir d’agacement.

- Il est hors de question que ton impudence et tes erreurs se reflètent sur notre famille et notre clan. Ton départ se fera dans l’ombre.

- Chef de clan Hatano, interpelle Yûto, mécontent de cette décision, j’exige réparation pour les dommages que le prince à causé à mon fils aîné.

- Son bannissement sera la réparation aux ennuis qu’il a causés.

- Chef de clan…

Après avoir rangé son sabre, Hatano lance un œil mauvais à son vassal et la colère monte de plus en plus sur son visage.

- Ma décision est prise !

L’autre courbe l’échine et contient sa frustration.

- Qu’on m’amène le sceau !

Deux serviteurs apportent une sorte de barre rougeoyante et la tendent à leur chef.

Takeshi a beau être soulagé de garder sa dignité et sa chevelure, le symbole de sa famille gravé dans son dos depuis ses dix ans, comme chaque membre important de leur clan, sera bientôt brisé par la marque du bannissement. Tandis que la barre brûlante se rapproche de sa peau, son père le considère avec tout le mépris et la rancune du monde.

- Aujourd’hui, tu perds tous tes droits. Par ta faute, tu perds ton clan mais aussi ton titre. Ce soir, je n’ai plus de fils.

Ces derniers mots sont aussi brûlants sur son cœur que le fer qui se pose sur sa peau pour venir la brûler. Il contient sa douleur aussi bien physique que morale et relève la tête pour fixer son père avec des yeux brillants.

- Toi, souffle le patriarche, tu es la cause de tout mes malheurs. Tu as tué mon fils, le seul vrai fils que j’avais. Tu as tué ton frère. Jamais je ne te le pardonnerai, s’étrangle-t-il. Jamais.

Le cœur brisé, les yeux du jeune homme s’écarquillent et ses lèvres se mettent à trembler légèrement. Il a beau connaître son père, jamais il ne pourra s’habituer à ces mots empoisonnés qui font peser sur lui toute la culpabilité du monde. Pour la dernière fois, face à la méchanceté de cet homme qui restera toujours son père, il garde un visage impassible et digne tandis que son cœur se noie dans la tristesse et les remords.

- Maintenant, pars. Ne reviens plus jamais, dit-il en tournant froidement le dos.

Pendant que les serviteurs remettent la longue toge sur les épaules de Hatano-sama, Takeshi se redresse sans broncher. Après quelques instants à fixer celui qui lui aura planté son dernier couteau en plein cœur, il se retourne à son tour et quitte la pièce, sans un regard pour l’assemblée qui le dévisage avec condescendance.

Après avoir récupéré son katana et un léger bagage, Takeshi traverse la maison et ses jardins. Toute sa vie et ses souvenirs défilent devant lui. Ses yeux se posent sur la balancelle où sa mère le poussait en riant, tandis que son frère jouait à l’épée de bois contre leur oncle. Il se revoit dans la grande cour, sous le grand cerisier en fleurs, se réfugier derrière son frère Tetsuya pour échapper à d’autres enfants qui déjà lui causaient des ennuis. Ce jour-là, après l’avoir défendu, ils avaient tous les deux grimpé dans le grand érable à côté du lac pour contempler le soleil couchant recouvrir l’eau de ses rayons dorés comme une magnifique aquarelle. Leur lien était plus fort que tout. Ensemble, ils auraient parcouru le monde et vécu de merveilleuses aventures comme les petits guerriers complices qu’ils étaient. Il aimait tellement son frère.

Aujourd’hui, il aurait tout donné pour échanger sa vie contre la sienne. Pourquoi a-t-il fallu qu’il le sauve lui cette nuit-là ? Quel sort a-t-on pu lui jeter pour qu’il soit maudit et haï de tous ? S’il le pouvait, son père l’étranglerait sûrement de ses propres mains, il en est certain.

Les yeux humides, Takeshi s’arrête devant le bel érable, faisant ses adieux à toute une vie gâchée.

« Mon frère, je jure de ne pas revenir sans avoir retrouvé l’honneur. »

« Takeshi ! »

- Mon oncle !

- Tu allais partir sans même me dire adieu, petit vaurien ? dit-il en enlaçant son neveu.

- Excusez-moi, je ne comptais pas vous oublier.

Le vieil homme affiche un sourire triste.

- Ne crois pas tout ce que dit ton père… son cœur est noirci par des sentiments mauvais.

« Tu as tué ton frère. » Takeshi baisse la tête. Et s’il avait raison ? Qui d’entre eux serait vraiment mauvais ?

- Cet endroit n’a plus rien à t’offrir, mon garçon. Tout comme ton père, ce clan vit dans l’ombre et les ténèbres depuis bien trop longtemps. Ton cœur est trop pur et tes intentions trop bonnes pour un tel endroit.

- Je n’ai aucun but, mon oncle. Je n’en ai jamais eu. Je ne sais même pas me battre. Sur ce point, mon père à raison, je suis un bon à rien.

- Ah, ça, il a bien réussi son coup, grommèle-t-il. Mais il a beau t’avoir interdit les entraînements avec les maîtres, tu as appris tout ce qu’il fallait avec moi pour savoir te débrouiller. Et tu as suivi tous les enseignements de sorts.

Takeshi pouffe en souriant. Combien de fois son oncle s’est-il fait reprendre pour lui enseigner les bases de leurs arts et lui apprendre à se battre en secret…

- Pensez-vous que j’arriverai un jour à utiliser les sorts que vous m’appris ?

- Toute la puissance de nos maîtres en arts occultes depuis cinq générations coule dans tes veines. Tu y arriveras un jour, j’en suis persuadé. En attendant, les âmes des hommes du clan Hatano t’accompagneront toujours sur ton chemin.

- Mon oncle, vous savez comme moi que les esprits sacrés ne soutiennent pas les bannis, fait-il en souriant tristement.

- Takeshi-kun, cesse de t’en faire. Oublie ton père, oublie ce clan. Suis ton propre destin…

Silencieusement, le jeune guerrier hoche la tête et sourit tristement.

- … Merci mon oncle. Merci d’être intervenu en ma faveur ce soir… souffle-t-il en se courbant.

Takeda acquiesce et pose une main sur l’épaule de son neveu. Le cœur lourd, les deux échangeant un long regard peiné.

Après un dernier signe de tête silencieux en guise d’adieux, Takeshi se retourne lentement et franchi la limite de leurs terres.

Une larme coule lentement le long de la joue du vieil oncle dont les lèvres s’étirent malgré tout timidement.

« Je t’attendrai avec impatience, mon garçon. Le jour où tu reviendras, sera le début de la fin. »

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