Comme les saumons

de Image de profil de ShaanA13091969%&ShaanA13091969%&

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"Je suis chez moi". C'est cette évidence qui me prend aux tripes et qui résonne dans ma tête à chaque fois que ma voiture entame la traversée du pont.

Combien ont dit tout haut, tout fort cette phrase, parfois sur un ton orgueilleux, verve agressive d'un propriétaire possessif ? Combien ont compris que c'était aussi et surtout l'expression sous-jacente d'une peur, celle de la perte éventuelle d'un bien parfois durement acquis, ou alors celle de la remise en cause d'une légitimité qui pourrait être contestée par les lois et les hommes.

Et pourtant... pourtant .... je n'habite même pas sur cette bande de terre qui s'étire entre deux eaux, entre les ondes limoneuses et douces d'un fleuve côtier et les vagues salées de l'océan. Je n'y ai ni maison, ni terrain. Mon acte de naissance indique même que mes parents m'ont fait naître à quelques centaines de kilomètres de là, plus haut sur les rives d'un affluent de la Loire.

Oui mais voilà! Lorsque je descends la vitre pour humer, non, renifler l'air iodé à pleins poumons, lorsque mon regard caresse et reconnaît les bateaux échoués dans la vase en attendant la prochaine marée haute, mon instinct primaire, celui niché au fin fond de mes gènes me chuchotent : "Non, tu ne trompes pas. Tu reviens là où tout a commencé."

Et en effet, ce dont je me doutais depuis toujours a été confirmé par les recherches que j'ai pu effectuées dans les deux histoires, celle de ma famille et celle avec un grand 'H', trésors virtuels déterrés dans le sol fertile d'Internet, ordonnés de façon méthodique et en ligne dans les archives départementales : ma famille est d'ici, de ces marais, de cette terre arrachée il y a plusieurs siècles à l'océan, cette terre qui sera reprise très probablement dans quelques décénnies par la même étendue salée, cette terre survivante qu'on appelle désormais la presqu'île.

Une fois parvenue de l'autre côté, je ne peux m'empêcher de crier d'excitation. Rien de ridicule et pour cause : je suis une petite fille qui retrouve sa mère, oui sa mer après une toujours trop longue période de séparation.

C'est une ville ? Oui, sans aucun doute, c'est une ville. Personne ne pourrait le contester quand on considère cette croissance soudaine née de la manne touristique, tous ses nouveaux quartiers qui ont poussé jusqu'au pied des dunes, allongés bien sagement le long de rues dessinées au cordeau. On les ont baptisées avec des noms de fleurs, peut-être parce qu'on pensait naïvement que cela ferait local, touche bizzarement bucolique dans un paysage résolument océanique; peut-être aussi pour des raisons tout simplement pragmatiques : plus de maisons, plus de nouveaux quartiers, plus de rues à dessiner et un catalogue de noms de fleurs quasiment illimitée.

Mais l'âme de cette ville n'est pas là. Elle respire encore par les façades blanches des anciennes maisons de pêcheurs, les murs de guingois, penchés comme des voiles qui auraient été gonflées par le vent du large, les portes basses qui laissaient passer des familles entières de pêcheurs mal nourries, courbées pour laisser passer les tempêtes et les malheurs, elle bat encore dans les volets de bois à la peinture écaillée bleue ou verte, reste du manteau protecteur des bateaux contre le sel de la houle.

Adolescente, je jouais la solitude et parcourais, avec adoration, ces petites ruelles délaissées par les hordes de touristes – les talons hauts et les tongs n'aiment pas les terres batues d'où ressortent de ci de là de vieux pavés, les souliers aux semelles lisses ne savent pas s'accrocher à ces chaussées en cuvette qui permettent de laisser couler les pluies d'automne. J'y voyais de petits vieux à travers des portes laissées ouvertes, assis sur des chaises de paille, la couenne tannée par les embruns, écoutant l'horloge qui chantait que le temps s'écoulait ailleurs. Ils attendaient tout et rien, parfois ils attendaient mon passage dans l'après-midi, ne comprenant pas pourquoi une "drôlesse" de cet âge soit par chez eux, au lieu d'être sur la plage avec des jeunes de son âge. "Vous ne comprenez pas ? Je suis des vôtres. Je suis chez moi!"

Et puis j'y allais à la plage, mais plus tard, à l'heure où les fous du bronzage magazine rentraient.

Avant j'allais respirer ma terre.

J'allais m'asseoir sur les pontons vermoulus du port et contempler les pêcheurs de métier décharger leurs prises du matin, j'allais saluer les amateurs qui s'essayaient à la pêche au carrelet, je me posais sur cette petite place oubliée où les moignons des platanes tendaient leurs nouvelles feuilles, j'allais entendre le vent jouer dans la pinède, je partais, parfois d'un rire piquant, grimpant au milieu des chardons bleus, je goûtais le temps qu'il faisait en enfonçant mes pieds dans le sable des dunes, sable brûlant des jours d'été, grains qui vous glaçaient les orteils les autres jours et puis j'allais retrouver mes cousines et embrasser mes parents et mes ancêtres, tous ceux qui ont toujours été d'ici, malgré tout.

Il n'a jamais fallu longtemps pour que les plus jeunes, tout frétillant d'excitation, aillent embrasser son sein pour boire l'eau salée, que ce soit par tous les temps. Mes enfants ne dérogent pas à la règle, même si les vagues les baptisent parfois froidement. Et je souris, oui, je souris en partageant avec eux le même regard complice car nous savons : nés dans d'autres eaux, ils ne pourront jamais s'empêcher de revenir goûter à l'océan, comme les saumons.

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En réponse au défi

MA VILLE

Lancé par Lean Mildon

Bonjour tout le monde !

C'est un défi un peu particulier que je vous propose et surtout personnel, alors vous êtes prêt ? J'aimerais que vous me traduisiez pourquoi vous aimez ou non votre ville, celle où vous vivez actuellement, ou les deux ; enfin si vous voulez déménager ou non dans une autre ville, dans quelle région et également pourquoi... Pas plus de cinq pages svp. Pour ma part, j'ai envie d'adapter ma version dans un roman. En espérant que ce défi vous plaise, sur ce, à vos plumes, et bon courage !

Commentaires & Discussions

Comme les saumonsChapitre1 message | 4 ans

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