Chapitre 6 • Cassiane

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La louve blanche trottine devant moi. Je ne sais qu’en penser. J’ai l’impression d’être un pantin fragile qu’on ballotte de meute en meute. À qui faire confiance ?

Les lycans ont établi leurs bastions dans les forêts les plus reculées au nord, loin des habitations humaines pour éviter les accidents mortels. Les premiers Covens sont très loin à pied d’où je suis. Je dois me fier aux ressentis des espèces autochtones. Bon, les rusalki ne sont peut-être pas des références. Vu les dents et la beauté qu’elles se payent, je ne donne pas cher de la peau d’un humain qui longe un de leurs ruisseaux.

Ah qu’il fait froid ! Ma robe imbibée n’arrange rien du tout, et mes pieds nus non plus. Je serre mes bras autour de ma poitrine pour me donner un peu de chaleur. La marche ne me procure aucune énergie bienfaitrice car mon pas est lent. Je fais attention où je pose le talon. Le sol jonché de branches ou encore de pierres camouflées sous la neige fait un mal de chien.

En parlant de la neige, elle est glacée au contact de ma peau. J’aime admirer ses gros flocons tomber derrière la fenêtre avec un bon chocolat chaud. Marcher pieds nus est une torture. J’ai une envie folle de pleurer sur mon calvaire. Je retiens mes larmes et avec cette énergie du désespoir, force mes jambes à s’actionner.

Fais abstraction de la douleur… Je focalise donc mon attention sur le pelage blanc. Qu’il doit être bien chaud. J’aimerais y plonger les doigts sous la bonne couche de poils, me serrer contre son flan, y poser ma tête pour m’endormir sous sa chaleur.

Je secoue la tête pour m’éclaircir les idées ; il faut absolument que j’éloigne ses pensées. Je ne dois pas m’amadouer par ce beau pelage immaculé qui semble si soyeux.

Cependant, je m’interroge sur l’échange qu’il y a eu lieu à la rivière. À part des grognements et des gestuelles d’intimidation, je n’ai rien compris de ce qui s’est passé. La peur au ventre, j’étais spectatrice de mon sort. J’ai enfin pu respirer quand le trio s’est éloigné.

Nous marchons indéfiniment dans cette forêt neigeuse. Je n’en verrais donc jamais le bout ? Je n’ose regarder mes orteils déjà insensibles de peur qu’ils soient nécrosés.

— Où m’emmenez-vous ?

La louve me jette un regard étrange par-dessus son épaule avant de reprendre sa marche. À quoi m’attends-je au juste ? Qu’elle allait me parler subitement dans un langage que je comprends ? Je suis vraiment devenue idiote à cause de ce froid.

Nerveusement, je tripote une mèche de cheveux. Je m’arrête immédiatement quand je sens sous mes doigts ma tignasse dont l’eau gelée l’a figée. J’ai trop peur de la casser.

Après une éternité où je ne sens presque plus aucun membre de mon corps, j’entrevois, à travers la végétation léthargique baignée de la lumière lunaire, des petites bâtisses en bois. Oubliant mes peurs, je rêve d’un feu ou encore mieux, un bain d’eau chaude. Hanaé traverse le petit hameau sans y prêter attention. Je comprends bien plus tard pourquoi : aucune vie en ce village. Les chalets sont vides de lumière artificielle ou celle d’une bougie. Elles sont abandonnées depuis une décennie. Un arbre s’est couché sur le toit d’une, une autre a ses vitres brisées… la désolation.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Encore aucune réponse. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même du silence de mon interlocutrice lupine.

Mal à l’aise par le lieu, je me rapproche de mon guide. Je sens l’ombre sinistre de la mort qui traine encore dans le village. Ici a dû être perpétré un crime atroce qui marque encore les planches en bois de son essence. Les sorcières ont toujours eu une prédisposition à ressentir les âmes en peine et je n’échappe pas à la règle.

Je désire m’éloigner le plus vite possible. Ma mère a toujours voulu m’apprendre à communiquer avec les défunts pour les aider à passer dans l’Au-Delà. J’ai refusé à chaque fois. Très rare sont les sorcières qui sont préparées et disposées à ce pan de notre formation. Ce Savoir se perd au fil des génération. Pour ma part, je suis terrifiée face à la mort, alors commencer à être passeuse me renvoie à mon propre trépas. Une souffrance qui m’angoisse au point que j’en dormais plus la nuit.

Un dernier regard en arrière et j’occulte les souvenirs de ce village dans les tréfonds de ma mémoire. Je veux l’oublier à tout prix.

Le froid n’a plus d’emprise sur moi. Peut-être que je suis tellement congelée que je ne ressens plus rien du tout. Mes paupières sont si lourdes. Ne pas s’arrêter, ne pas sombrer. Les premiers signes de l’hypothermie toque à la porte de mon corps.

La louve me jette un regard. Elle se positionne derrière moi et commence à me pousser de sa tête. Sa chaleur se diffuse dans le bas de mes reins. Je crois qu’elle a aussi compris que je rentre dans une phase critique.

Tel un automate à la limite de l’inconscience, je débouche dans un nouveau village fort animé. Les bruits m’assaillent. Les dernières brumes des souvenirs du précédent s’estompent complétement à la vue de celui-ci.

Avant même que je comprenne ce qui m’arrive, je suis prise en charge par une femme aux formes amples. Elle m’attire à sa suite. Je lance un regard à Hanaé qui, assise sur la route à l’entrée du village, me regarde avec une certaine douceur. Puis elle se détourne de moi.

La dame m’installe devant la cheminée crépitante d’un logis. Je me souviens plus être rentrée dans la maison ; mes pensées sont tellement brumeuses et transies de froid. Ma bienfaitrice enfourne dans mes doigts engourdis, un bol de soupe fumante.

— Bois, ça te fera du bien.

Je lui souris, incapable de parler. Mes lèvres sont comme collées l’une à l’autre.

— Ces jeunes ! se lamente-t-elle en s’asseyant à côté de moi.

Je me morfonds. Je sais bien qu’en étant une jeunotte, on nous qualifie toujours qu’inconscient. Mais je n’ai eu aucun autre choix que de braver le froid.

— Hanaé aurait pu être plus perspicace. Encore un peu et elle nous ramenait un glaçon.

Je me retourne vers elle. Des yeux abasourdis la dévisage. Elle rit.

— Je ne peux juger tes actes. Hanaé nous a expliqué brièvement et je comprends ton désir de braver ce temps mortel pour éviter d’être le jouet d’un être aussi infâme.

Je vois, personne ici n’aime donc Cédrick.

— N’ai crainte, ici personne ne te veux du mal. Je sais que ce n’est qu’un loup-garou qui te dit ses mots, mais nous avons appris de nos erreurs passées. Nous ne voulons plus la guerre avec les autres espèces. Je suis sûre qu’une cohabitation sur cette vaste planète est possible.

Elle rajuste la couverture sur mes épaules.

— Maintenant bois avant que ça devienne tout froid.

Je m’exécute avec une pointe de doute. Le liquide brulant glisse le long de mon œsophage avec bonheur. Sa chaleur se propage dans mon corps et réveille mes organes engourdis. Le feu tiédit mes orteils ankylosés. Je commence à revivre et ma chair me rappellent subtilement à elle, en picotant de toute part par énervement d’avoir été malmenée. J’en pleure presque de joie de ma souffrance. Je suis en vie ; c’est le seul constat qui emplit mon esprit.

Après ma dernière gorgée de soupe, Maryse, puisque ma bienfaitrice s’est présentée sous ce prénom, m’aide à enfiler des vêtements chaud et sec. Elle a un déluge de parole interminable. Elle comble chaque blanc pour des anecdotes et autres qui me tirent parfois les prémices d’un sourire. Je suis incapable de réagir, ma voix refuse de sortir. Ses yeux pétillants de compatissant me confirment qu’elle a compris l’ampleur de mon trauma et elle ne cherche donc jamais à me bousculer, faisant donc elle-même question-réponse. Cette petite dame déborde d’une vitalité presque contagieuse.

— Nous trouverons une solution pour ce collier, m’affirme Maryse d’une voix douce quand je me rassis au coin du feu. Plus aucune sorcière ne doit être entravée de ses Dons.

Ma mère aurait adorée cette réplique bien qu’elle aurait tiqué venant d’un loup-garou.

Ma bienfaitrice est à l’opposé de ma génitrice. Plutôt petite et rondouillette, elle s’exprime avec beaucoup d’aisance et d’une voix chaleureuse tandis que ma mère a un corps plutôt long et sec à toujours mesurer ses paroles. Mais toute deux ont cette douceur maternelle qui brûle dans le fond de leurs yeux.

Après un second bol de soupe bien consistante, je suis repue.

— Tu as besoin de quelque chose ?

Je secoue la tête. Je suis bien devant la cheminée, emballée dans une couverture qui sent bon le sapin. Une extase assombrie de temps en temps par mes pensées. Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai échappé à un cheveu du baiser de la mort.

Derrière moi, Maryse s’occupe à coudre. J’entends la machine jouée joyeusement de son aiguille pour assembler les tissus entre eux. Curieuse, je me retourne pour contempler le visage sérieux de mon hôtesse. Tout un spectacle qui me régale.

Tout est si différent de chez Cédrick. La maison est plus moderne, spacieuse avec ses plusieurs pièces et alourdie de décorations, en opposition avec la simplicité excessive de l’autre tordu. Ici, ça respire le bon vivant et la joie. L’électricité y est présente et me soulage de n’avoir pas encore atterrie à une époque révolue.

— Approche-toi si tu veux regarder.

Je sursaute car je n’ai pas remarqué que Maryse s’est rendu compte de ma contemplation de son travail.

Elle me sourit et ses joues pleines se creusent de petites fossettes. Ses cheveux noirs striés de blanc sont retenus en chignon bas un peu décoiffé par les activités de la journée. Ses yeux bruns ne quittent pas l’aiguille de la machine.

Intéressée, je m’assoie en face de Maryse. La couverture toujours sur les épaules, j’écoute attentivement les explications des directives que ma bienfaitrice suit pour la réalisation du vêtement. Je retombe en enfance quand je m’extasiais devant la réalisation d’une potion concoctée par ma mère. Elle avait pris l’habitude de m’expliquer elle-aussi. Lors des débuts de mon apprentissage, j’avais déjà un beau baguage de connaissances qui m’avait valu la jalousie de certaines. Enfin soit, ici, rien de tel, juste un beau partage.

Toc, toc, toc. Les coups sont bref et puissant. On ne tambourine pas à la porte, mais la personne s’impose pour être entendu.

Mon regard croise celui de Maryse. Elle a relevé la tête de son travail et observe la porte dans mon dos. Ses sourcils se fronce de contrariété.

— Il aurait pu attendre demain matin, soupire-t-elle.

Elle se dirige vers l’ouverture. Puis avant de passer le battant, elle me dit de rester assise. Je trépigne sur ma chaise. Incapable de tenir en place, je déambule dans la pièce qui me semble subitement exiguë et étouffante de chaleur.

Restée seule me renvoie à mes oppressantes pensées. Je n’arrive pas à effacer la scène qui se joue en boucle dans la maison de Cédrick. Je sens encore sa main se poser sur ma cuisse. J’y passe énergiquement la paume pour effacer ces réminiscences désagréables.

Quand je pense devenir folle de ressasser, le battant en bois de la porte s’ouvre à la volée. Un homme d’une cinquantaine d’années est planté sur le seuil. Il m’observe de son regard sombre, en ne laissant rien paraitre sur son visage. Je me mets à trembler comme une feuille.

— Espèce d’idiot ! sermonne Maryse le nouveau venu en lui donnant une petite tape sur le crâne brun. Arrête donc de la regarder ainsi, tu ne vois pas que tu lui fiche une de ses trouilles !

— Désolé, soupire-t-il en baissant un peu la tête.

Son visage prend de traits plus avenants. Ses yeux pétillent de compassion.

— Je n’y croyais pas quand Hanaé m’a dit avoir ramené une sorcière poursuivit par la meute de Cédrick. J’étais en fureur quand elle m’a montré ses souvenirs, mais pas contre toi. Rassure-toi. Il n’aurait jamais dû impliquer une sorcière.

Il serre des poings. Sa hargne n’a pas encore quitté son corps.

Dans le fond de la pièce, je ne sais quelle position adoptée. Je le regarde en silence et d’un œil interrogateur ainsi que méfiant. Je ne dois pas oublier que je suis encore dans un nid de loups-garous.

— Pardonne ma maladresse. Je me présente, je suis Valérien, l’Alpha de cette meute.

Attablés, Maryse et le nouveau venu parlent tandis que j’observe leur échange en silence. Ils discutent des agissements honteux de Cédrick qui fragilisent la paix durement acquise entre lycanthropes et sorcières. Entre-autre, leur isolement est une conséquence du traité. J’apprends énormément de choses que ma mère a toujours tu par sa haine des loups-garous.

— Tu ne pourrais pas attendre, contredit l’hôtesse à son Alpha.

— Le temps est précieux face à Cédrick. Je dois en apprendre le plus vite possible pour pouvoir la protéger.

— Te sens tu capable de parler ? me questionne Maryse, résignée devant l’empressement de Valérien.

— Oui, croassé-je.

Après ma baignade gelée dont j’ai frôlé la noyade pour finir par une balade revigorante pieds nus dans la neige, ma voix a pris des vacances.

— Sois concise pour te fatiguer le moins possible, me conseille l’Alpha.

Je hoche de la tête.

— Sais-tu pourquoi Cédrick t’a enlevé des tiennes ? me demande-t-il.

— Il a parlé d’une malédiction qui pose sur les loups-garous et que seule une sorcière peut lever.

J’ai dû m’arrêter plusieurs fois. Cette simple phrase m’a demandé un effort incommensurable d’articulation d’une voix enrouée. Super ! J’espère que mon timbre reviendra peu à peu. Je n’ai pas envie de ressembler à un crapaud.

— Une malédiction, tu en es sûre ?

Encore un hochement de la tête.

— Les loups-garous n’ont qu’une seule malédiction, celle que nous impose la Lune. Pourtant, elle est impossible à briser, réfléchit Maryse. De quoi fait allusion Cédrick ?

— Bonne question… Il n’y a rien d’autre qui te revienne en tête pour nous aiguiller ?

— Il est resté très mystérieux et m’expliquerait le moment venu.

— Ça n’a aucune sens ! hausse le ton la louve.

La conversation continue entre les deux lycans. Mes paupières commencent à s’alourdir de fatigue et cette fois-ci, elle n’est pas due au froid. Je camoufle un bâillement derrière ma main.

— Nous fatiguons notre invitée avec notre conversation à rallonge. Allé ouste, Valérien.

Elle me scotche, la Maryse. Quelle autorité elle use envers son Alpha qui s’y plie sans broncher. C’est le monde à l’envers dans cette meute ou quoi ?!

Alors que Valérien se lève, mon hôtesse me houspille aussi à monter à l’étage pour me coucher. Elle me certifie qu’un lit douillet m’attend. Fourbue, je la suis dans l’escalier et entends la porte d’entrée claquée sur l’Alpha.

— Ne t’inquiète pas. Nous sommes que toutes les deux dans cette maison.

La bienveillance de Maryse me va droit au cœur, mais je dois garder en tête qu’elle n’est qu’un loup-garou.

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