Chapitre 4 • Cassiane

6 minutes de lecture

Je brise la surface de l’eau glaciale. J’ai juste le temps de prendre une bouffée d’air que le torrent m’emporte déjà dans ses tourbillons. Ballotée dans tous les sens, je perds la notion de bas et de haut. J’essaye désespérément d’éviter coûte que coûte à ma tête de se fracasser contre un rocher. Dans ma lutte, je m’écorche un genou. Mes vêtements imbibés m’attirent vers les profondeurs de la rivière, accentués par les turbulences.

Je manque d’air. Mes poumons me brulent atrocement, mais je dois encore tenir. Il le faut. Je ne peux pas abandonner si près du but. La pensée d’échapper aux loups-garous me donne l’énergie de résister à l’envie mécanique de respirer. L’eau glacée engourdit ma peau et je commence déjà à ne plus sentir le bout de mes doigts et de mes orteils.

Nageant vers la surface, je me déleste de mon manteau trop gorgé et de mes chaussures. La lumière irisée de la lune est si lointaine. Mes oreilles bourdonnent sous l’effet de la pression aqueuse, tellement désagréable, tandis que mes pauvres bras sont atrocement lourds. Des mouvements pénibles et si lents que je continue à couler. Des points noirs me narguent sur le champ périphérique de ma vision. Ce froid meurtrier me gèle le sang.

Non, je ne peux abandonner. Je me suis promise de vivre.

Mes muscles ankylosés par le froid ne me répondent plus. Le miroir argenté s’éloigne de plus en plus. Dans un ultime moment de survie, j’inspire, mais ce n’est pas de l’air qui rentre dans ma trachée. L’eau cristalline inonde mes poumons qui me brulent au contact du liquide. Ma vue s’obscurcit de plus en plus.

Un mouvement fugace retient brièvement mon attention vaseuse. Les pulsions de mon cœur s’estompent. Je coule vers le fond du lit de la rivière sans aucune résistance. Tiens, le remous de l’eau me berce doucement. Je ne me suis même pas rendu compte d’avoir quitté les torrents. Mes yeux se ferment tout doucement. La douce mélodie de la mort est si paisible dans cette eau glacée.

Ma mère va me tuer d’avoir gâché ma vie… Quelle étrange pensée pour quelqu’un qui se noie…

De l’air force le chemin de ma trachée. Je tousse pour cracher l’eau de mes poumons tandis que ma respiration n’est qu’un râle grotesque à mes oreilles. Il fait noir et glacial. Désorientée, je sens sous mes paumes la terre boueuse et des gravillons s’enfoncer dans ma peau. Je suis transie de froid. Mes dents claquent dans un concert de castagnettes impossible à arrêter.

— Doucement, petite sorcière, murmura une voix suave à mon oreille.

Son haleine chaude me fait frissonner. Une main tiède se pose dans mon dos et entreprend de me frictionner. Quelle bienfaitrice !

— Naïas, pourquoi tu as sauvé cette petite chose déplaisante ?

— Peut-être un étrange sentiment lointain d’identification. Mais Typha, tu peux continuer à barboter joyeusement dans les fonds des eaux. Je m’en occupe toute seule.

— Toujours aussi courtoise. De toute manière, elle est indigeste. J’ai tellement la dalle… réveillée pour rien. Tu me devras un casse-croûte en échange.

Un plouf se fait entendre, mais je n’ai toujours pas ouvert les yeux. Je peine à retrouver ma respiration. Suis-je bien en vie ? Surtout avec les paroles échangées qui m’interpellent, je suis encore incapable de faire la part de réalité ou de rêve.

— Qui êtes-vous ? croassé-je.

— Une âme errante qui était au bon endroit.

Sa voix est un délice à écouter. J’aimerais qu’elle ne s’arrête jamais de me murmurer.

Je me redresse en position assise, les fesses dans la boue. Ma bienfaitrice ramène mes mèches de cheveux mouillés dans le dos d’un geste maternel. Je n’arrive toujours pas à me résoudre à ouvrir les yeux. Une peur de briser le rêve merveilleux que me plonge la dame de sa voix douce comme une berceuse.

— Ils ne t’ont pas loupé. Quelle horrible sentence ce collier autour du cou d’une sorcière.

Je frémis. Cet effroyable cauchemar de ma captivité n’en est pas un. Mon estomac se tord et la nausée rentre dans la joyeuse partie de la cacophonie de mon corps. Ma respiration rauque s’accélère.

— Chut. Doucement, m’encourage la sublime voix.

J’ouvre les yeux. Une créature à la peau bleutée se dévoile devant mes rétines ébahies. Les traits doux et sensuels de son visage sont encadrés par une cascade de cheveux verts entrelacés d’algues qui doivent lui arriver jusqu’aux reins. Ses lèvres cobalts s’étirent en un léger sourire. Ses yeux olive pétillent de tendresse. J’ai une envie folle de lui sauter au cou et de pleurer de tout mon saoul, mais je me retiens.

— Qu’êtes-vous ? demandé-je, timidement.

— Une rusalka.

Son corps est recouvert d’une légère robe blanche dont ses courbes graciles transparaissent sous le tissu mouillé qui lui colle à la peau. Une créature merveilleuse à détailler d’un regard envieux.

Un long hurlement brise la bulle de contemplation dans laquelle je me suis engouffrée pour oublier mon quotidien.

— N’ai crainte, petite perle.

— Je ne veux pas y retourner. Je ne veux pas qu’ils me retrouvent, gémis-je tout en tremblant de peur.

Elle caresse de ses doigts tièdes la peau transie de froid de ma joue, tout en fredonnant une douce mélodie. Hypnotisée, les spasmes de mes membres s’estompent. Quelle étrange magie use-t-elle sur moi ?

— Oh ! Voici venir notre douce Hanaé. Pile à l’heure.

Dans les taillis décharnés, une masse blanche se mouve furtivement pour s’approcher de ce côté de la berge.

— Ma tendre amie, puis-je te confier à tes bons soins cette jeune sorcière perdue ?

Un silence dans lequel la rusalka ancre son regard à celui doré du loup.

— Oui, oui, je sais qu’elle empeste la meute de Cédrick, mais me semble-t-il qu’elle n’est pas son alliée. Quelle sorcière serait assez idiote de s’encombrer d’un collier en fer sorcier.

Une plainte lupine déchire les instants de silence dans ce dialogue étrange. Bien trop proche, elle m’arracha un trop long frisson.

— Le temps presse. Ils seront bientôt sur la berge voisine. Je ne peux outrepasser mon rôle, car mon peuple a passé un pacte leur interdisant de s’insinuer dans les affaires des lycanthropes.

— Pourtant, vous m’avez sauvé d’eux. Ne vous arrivera-t-il rien ?

— Non, petite perle. Je t’ai sauvé de la noyade, nuance.

Elle élargit son sourire qui dévoile une rangée de dents pointues dont l’émail blanc contraste avec le bleu foncé de ses lèvres. Malgré son teint atypique, et ses armes buccales, elle resplendit d’une auréole de magnificence. Une créature si merveilleuse et hypnotique.

— La louve Hanaé va prendre la relève, là où ma juridiction m’en empêche.

Je transis. Être confiée à un autre lycan ne me dit rien qui vaille.

— Elle fait partie d’une autre meute. Tous les loups-garous ne partagent pas les idéaux de Cédrick, me susurre la voix enchanteresse de la rusalka.

Je dois me résigner à mettre le sort de ma vie entre les pattes griffues d’une femme-loup sans connaitre ses ombres pensées qui défilent derrière ses yeux jaunes. J’en frisonne. Ai-je vraiment le choix ? Cela peut être moins aléatoire que de courir à l’aveuglette dans ce bois gelé, mais c’est retourné dans la gueule d’un autre grand méchant loup.

— Tu manques de temps, petite perle. Si tu as un minimum de confiance en ta sauveuse, suis Hanaé. Elle a juré de ne pas te faire de mal.

Les promesses peuvent vite être oubliées.

Je plonge mon regard dans les yeux dorés de la louve. Une douceur se diffuse dans mon organisme meurtri de froid. J’avoue que je suis tentée d’accord ma confiance à ce lycan à la couleur de la pureté.

— Elle aimerait que tu te caches dans les fourrées, m’indique la rusalka en pointant un monticule d’entrelacs de feuilles vertes. À aucun moment, tant qu’elle ne vient pas te chercher, tu ne bouges ou émets le moindre son.

J’opine du chef. J’enlace ma bienfaitrice en lui murmurant un merci à l’oreille avant de me faufiler sous les taillis. Un plouf me confirme que la gracile créature est retournée dans son royaume aquatique. Une pointe de tristesse s’enfonce dans ma poitrine. J’espère un jour revoir la rusalka.

Couchée contre la terre gelée, je perçois entre les feuilles des touffes du pelage neige de ma nouvelle gardienne sous les rayons de lune. Campée fièrement sur un rocher, face à l’autre rive, elle a la tête haute empreint d’un air altier.

Mon cœur a un raté quand un grognement profond jappe de l’autre côté de l’eau. Nullement impressionnée, Hanaé répond avec la même agressivité. Je serre des poings pour étouffer mes peurs. Pourvu que la louve ne me trahisse pas.

Annotations

Vous aimez lire Azurne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0