Ne méprisez pas le malheureux, vous pouvez le devenir*

3 minutes de lecture

Monsieur Job décroche à la deuxième sonnerie de téléphone. Au bout du fil, il entend :

— Bonjour, je suis le Directeur du Camping de la Prairie, je vous appelle pour votre facture du mois d’août 2015.

— Heu... oui, pardon. J'ai bien reçu vos rappels depuis plus de deux ans. Nous n'avons pas pu venir en août comme prévu.

— Vous connaissiez le clauses du contrat : toute réservation est due.

— Oui, j'ai réservé en avril mais suite à ça, j'ai eu quelques problèmes.

— Je suis désolé, c'est la procédure, elle suit son cours. Vous auriez du nous prévenir car votre bungalow réservé est demeuré vide et c'est une perte sèche. En plus, vous aviez choisi le plus beau donc... C'est fort dommageable que vous n'ayez pas appelé !

— J'ai complètement oublié la réservation... Ma femme devait accoucher en juin de notre premier enfant. Rendez-vous compte de cette bénédiction : un enfant après quinze années de mariage ! On n'y croyait plus à notre âge (elle quarante ans et moi quarante-cinq). Votre camping devait devenir notre havre pour profiter de notre bébé pendant mes vacances d'été et permettre à ma femme de se reposer de sa grossesse qui la fatiguait beaucoup.

— Et nous aurions été très heureux de vous recevoir.

— Quelques jours après mon appel de réservation, ma femme s'est plainte de violentes douleurs. On a dû l'hospitaliser pour accoucher en catastrophe. Un accouchement, long et difficile mais ne le sont-ils pas tous pour nous pauvres pères, simples spectateurs ? Vous êtes papa, Monsieur ?

— Oui, heu...

— Et les médecins ont accompli des prouesses pour sauver notre petit Hugo d'une mort quasi-certaine sans leur secours.

— Tant mieux, tant mieux.

— Oui, ils lui ont sauvé la vie mais son cerveau n'a pas été épargné. Il est dans le même état depuis tout ce temps, il ne réagit à rien. Un grand prématuré, ça laisse des séquelles irréversibles, paraît-il.

— Je comprends votre désarroi et vos vacances gâchées. Quel dommage que vous et votre épouse ayez oublié d'annuler votre réservation...

— Ma malheureuse femme...

— Elle doit supporter la situation de votre fils...

— Disons qu'elle combattait ses souffrances au ventre qui ne cessaient pas, même après l'accouchement.

— Aïe.

— Elles avaient atteint leur paroxysme quand les médecins s'aperçurent d'une anomalie de son utérus à l'origine d'une «magnifique » hémorragie, selon leur propre expression.

— Eux et leur jargon professionnel !

— Mais pour elle, ils ont été impuissant et la mort l'emporta.

... Silence...

— Je suis désolé, Monsieur Job, toutes mes condoléances... Je ne sais pas quoi dire...

— Alors, j'ai oublié d'annuler mais je tiens à payer ma dette ; comme disait mon père : « Qui paye ses dettes s'enrichit » Par contre, pourriez-vous m'accorder un délai supplémentaire pour la payer ?

— Bien sûr... On va s'arranger.

— Car j'ai eu des frais non prévus : la sépulture de ma femme, et surtout j'ai dû acheter une voiture sans permis pour aller visiter chaque semaine notre petit Hugo dans le centre où il est hospitalisé à une cinquantaine de kilomètres de chez moi. Impossible de déménager à cause de mon poste à l'usine : j'y suis depuis vingt ans, et sans qualification... L'hiver dernier, des amis m'ont emmené en voiture mais je n'y vais pas tous les week-ends de toute façon, je ne pense pas qu'il resente ma présence.

— Je m'engage à vous supprimer les intérêts qui courent depuis près de deux ans.

— Ho, je ne veux pas jouer de mon malheur, ce n'est pas mon style. Laissez-moi juste un peu de temps pour payer ma dette.

— Je vais voir ce que je peux faire avec mon conseil d'administration... Vous avez assez à faire pour affronter la vie, Monsieur...

— Vous êtes fort aimable.

Les deux hommes raccrochent. Monsieur Job se retourne, il sourit à une femme et dit :

— Chérie, la prochaine fois qu'on change d'avis pour nos vacances, on n'oublie pas d'annuler. Pas facile d'inventer des bobards pour faire pitié.

Sonnerie de téléphone, il décroche :

— Bonjour, Monsieur Job ? Service des urgences, votre fils a été victime d'un accident à l'école cet après-midi. Il faudrait que vous ou votre femme puisse venir, il est dans un état grave...

* Le titre : proverbe grec

Annotations

Vous aimez lire annec ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0