Chapitre 1

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Le paysage à la fenêtre défilait lentement, morne et gris. À bord du fiacre qui cahotait sur la route, l’unique passager regardait sans les voir les lignes discontinues des prés et des champs, agrémentées çà et là de bosquets et de maigres ruisseaux que traversaient de petites passerelles de bois. De temps en temps, une maisonnette isolée ou un hameau passait dans le lointain.

Dans la voiture, le jeune lord William Kingsbury passa une main délicate sur son visage, las d’un voyage qui durait depuis déjà plusieurs heures et qui ne semblait vouloir trouver de fin. Le jeune homme avait quitté son manoir du Kent très tôt dans la matinée et se rendait à Londres, non pour une visite de courtoisie ou pour régler une affaire, mais pour s’y installer. Définitivement. Son père, feu Lord Arthur Kingsbury, était décédé quelque temps plus tôt, à l’automne 1872. Il avait laissé à son fils un domaine de quelques centaines d’hectares, un nom à la réputation sans taches et un livre de compte criblé de dettes. Ce dernier legs exigeant que William se débarrassât de l’un des deux autres et le jeune lord n’ayant pas particulièrement à cœur d’abandonner son nom, c’était en toute logique que le domaine avait été vendu. Il restait désormais au jeune homme une somme suffisante pour vivre dans un certain confort pendant quelques années et un appartement londonien qu’il avait hérité de sa mère quelques mois après sa naissance.

La vie qu’il avait toujours cru pouvoir mener avait pris brusquement fin, emportée par le dernier souffle de son père et une série de très mauvais placements financiers. Les amis qu’il avait dans le Kent – quelques fils de bourgeois et de petits aristocrates de campagne – n’auraient que peu d’occasions de lui rendre visite. Quant à revenir dans la région pour les voir, il n’en était pas question pour le moment. Il lui avait aussi fallu faire ses adieux aux domestiques du manoir et cela lui avait presque semblé plus dur que tout le reste. Il eut une pensée en particulier pour madame Griggs, la cuisinière, qui avait fait une entorse à ses bonnes manières habituelles et avait étreint le jeune aristocrate de toutes ses forces devant la rangée des employés de maison réunis pour son départ. La pauvre femme, arrivée toute jeune chez les Kingsbury, avait d’abord été la nourrice du petit William avant de remplacer la vieille cuisinière devenue trop faible pour soulever les lourdes casseroles de cuivre. Madame Griggs avait toujours eu pour le jeune homme une affection toute maternelle et l’avait gâté toute son enfance de biscuits et de confitures. William avait joué avec ses enfants jusqu’à atteindre l’âge où il était plus convenable qu’il se tienne à distance respectueuse de la domesticité et se trouve des petits camarades de son rang. Il avait gardé pour elle une tendresse particulière et c’était les yeux rougis et les joues humides qu’il était finalement monté dans le fiacre.

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