Chapitre 2

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La voiture traversa plusieurs villages et William comprit que la capitale était proche ; au loin, le ciel s’assombrissait de fumées noires.

La campagne se fit rare et les bourgs plus serrés. Plusieurs véhicules passèrent en sens inverse. Le cocher dépassa un gamin qui menait un troupeau d’oies avec une baguette de noisetier. William le regarda devenir un petit point entouré de flocons blancs sur la route en arrière. Lorsqu’il se retourna, la campagne semblait avoir disparu avec le petit garçon et ses compagnes à plumes. Devant lui, les constructions s’étaient resserrées davantage, abritant industries et ouvriers qui vivaient là, en bordure de la ville. Le long de la route, des hommes et des femmes tiraient des charrettes à bras encombrées de pommes de terre, de sacs de farine, de tonneaux de bière ou de tout ce que la campagne toute proche pouvait fournir et que la ville avalait insatiablement.

Plus le fiacre avançait, plus le trafic ralentissait. Les cris d’hommes, d’animaux, les sifflements des machines à vapeur se faisaient de plus en plus intenses. William ne sut pas de façon précise à quel moment la voiture entra dans Londres. Il eut plutôt l’impression de se fondre dans la ville, petit à petit, et qu’elle se refermait autour de lui comme un piège grippé qui referme trop lentement ses mâchoires.

Bientôt, les bâtiments s’élevèrent plus haut, la route de terre battue se recouvrit de pavés et aux ouvriers industrieux vinrent s’ajouter un mélange coloré de vendeurs à la criée, d’hommes en habit de clerc, de mendiants et de mères de famille traînant des ribambelles d’enfants au nez encroûté.

William se rappelait de sa précédente visite à la capitale, avec son père. Il était âgé d’à peine quinze ans à l’époque et il brûlait d’excitation à l’idée de marcher dans les pas de ses auteurs préférés et, pourquoi pas, de se voir ouvrir la porte des plus secrets des salons littéraires. Son séjour avait été pour le moins décevant à cet égard, puisqu’il avait dû se contenter de suivre Sir Arthur dans des dîners d’affaires assommants et n’avait rencontré en guise d’artistes de génie qu’une poignée de cousins éloignés qui étudiaient l’architecture.

Cette idée de se faire une place – même en simple spectateur – parmi les écrivains qui se réunissaient à Londres ne l’avait pas quitté, même s’il l’approchait désormais de façon plus raisonnable. Il voulait profiter de ce changement que la vie lui imposait pour se consacrer à la littérature et pour rencontrer des personnes animées par la même passion que lui. Ses amis du Kent s’étaient toujours montrés assez limités sur la question artistique, préférant se soucier des affaires de leur village et occuper leur temps libre à chasser ou jouer au cricket.

Il regarda à nouveau les pauvres créatures qui demandaient la charité de l’autre côté de la rue : si se retrouver nez à nez avec des personnages dignes d’un roman de Dickens lui avait paru charmant pour quelques jours de visite, la perspective de devoir vivre à leurs côtés le saisit d’angoisse.

La voiture ralentit et s’arrêta presque. Une odeur de charbon et d’eau croupie envahit les narines de William. Des mouettes et des hommes vinrent ajouter leurs voix au brouhaha ambiant, sur fond de claquements métalliques et de battements sourds. William colla son visage à la vitre du fiacre et observa, fasciné, le fourmillement d’activité du port de Londres. Au-dessus des entrepôts, les mâts et les cheminées des bateaux formaient une forêt de bois et de fer. Le blanc des voiles et de la vapeur recouvrait presque le gris du ciel. Sur les quais, des hommes en bras de chemise soulevaient de lourdes charges, conduisaient des chevaux de trait, tiraient sur des cordages, le tout dans une sorte de désordre particulièrement bien chorégraphié.

Le véhicule avança avec lenteur à travers le dédale du port, longeant la Tamise jusqu’à aborder des territoires plus hospitaliers. Les avenues s’élargirent et se bordèrent de squares charmants où des enfants bien peignés jouaient sous le regard sévère de leurs nourrices. Les vendeurs à la criée laissèrent leur place à des boutiques raffinées d’où sortaient des groupes de femmes en robes élégantes, les bras de leurs domestiques chargés de paquets emballés avec soin. Au bord de la rivière, William aperçut la Tour de Londres, le Parlement et l’Abbaye de Westminster, à hauteur de laquelle le fiacre s’éloigna de la Tamise pour prendre vers l’ouest. Bientôt, la voiture s’arrêta devant un immeuble à la façade de stuc blanc ornée de colonnes et d’arcades. Devant la grande porte d’entrée se tenait une jeune domestique. William reconnut Betty, la nièce d’une lingère du manoir. C’est elle qui serait désormais son seul personnel de maison. Le jeune homme descendit du véhicule, épousseta son veston et remit un semblant d’ordre dans ses mèches auburn avant de les coiffer de son chapeau. Il salua la domestique et la suivit dans l’immeuble.

Elle installa le jeune aristocrate dans son nouveau domicile et lui fit faire le tour du propriétaire : deux chambres principales et leurs commodités et salles d’eau attenantes, un salon, une salle à manger et une bibliothèque qui devait aussi servir de bureau, voilà à quoi allait désormais se limiter l’univers de William. Non pas qu’il eut l’intention de passer le plus clair de son temps entre ces murs. Ayant été sollicité lors de l’enterrement de son père par d’innombrables connaissances qui avaient toutes un oncle, une cousine, un ami, un collègue, une grand-tante, ou un beau-frère à même de l’introduire dans la bonne société londonienne, il était déjà submergé d’invitations à se rendre à des soirées mondaines.

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