Chapitre 3 La rentrée

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Bien plus loin à Avara, dans une rue déserte et mal éclairée, les rats déambulaient sur les trottoirs, à la recherche de nourriture. Les bâtiments gris, tombés dans l’oubli depuis quelques années, regardaient silencieusement les rares passants. Les petites maisons habitées étaient alignées, identiques, carré et sans fenêtres. La rivière un peu plus loin séparait la ville en deux et poursuivait son chemin sur des kilomètres, traversant des zones sombres et une grande Cité.

A la fin de l'apogée, au moment de la descente, Avara n’avait pas été épargnée. La ville avait besoin d’alliés pour restaurer les bâtiments et reconstruire l’économie mais la Cité ne pouvait supporter cette charge supplémentaire. La compagnie du Faucon s’installa un beau jour et conclut un marché avec la ville dont tous ignoraient les termes. Avara restait une Seconde Zone, mais bénéficiait d’une Tour de Fortune alimentée par la Cité. La Compagnie du Faucon resta au sud de la rivière en laissant à l’autorité et au maire le soin de diriger la ville comme ils l’entendaient. La Cité d’Argent la plus proche était à une centaine de kilomètres, ce qui encourageait la contrebande et la montée des marchés clandestins. Il fut convenu à l’époque que la Compagnie du Faucon ne se mêlerait en aucun cas des affaires de la ville, et que celle-ci ne poserait aucune question sur le laboratoire érigé par la Compagnie.

À une intersection, on entendait des basses assourdissantes qui faisaient trembler les vitres des habitations environnantes. Les volets fermés, les maisons bouclées, le son pénétrait par les interstices. Les gens s’y étaient accoutumés, et portaient des bouchons à oreille en silicone toutes les nuits afin de pouvoir trouver le sommeil. Mais ils ne se plaignaient pas du bruit, au contraire, il était synonyme de vie, d’espoir. Tant qu'il y avait du bruit, il y avait des gens, des humains vivants.

Deux jeunes filles marchaient, une petite blonde balançait ses bras joyeusement en avançant vers le chahut qui émanait d’une boîte de nuit aux néons violets. Elles passèrent devant plusieurs commerces fermés. Les réverbères étaient déjà allumés depuis plusieurs heures, et diffusaient une lumière chaleureuse.

Avara était loin d’être une ville accueillante, aucun parterre de fleurs ne jonchait les trottoirs pour égayer ses rues tristes. La ville entière tentait de dissuader les habitants et les visiteurs de rester. Un homme en pyjama, posté à sa fenêtre, fusil en main, inspectait la rue. Il entendit des pas pressés et courut vers la porte pour vérifier qu’elle était bien verrouillée à double tour. Il jeta un regard suspicieux aux deux filles qui se promenaient d'un air nonchalant dans les rues macabres.

— Michaela, ce n'est pas une bonne idée de sortir en ce moment, on devrait rentrer, Alan ne va pas apprécier.

— Juria, tu te soucies beaucoup trop de ce que pense Alan. Ce soir, nous allons nous amuser, répondit-elle en détachant chaque syllabe.

Quelques personnes attendaient à l’entrée, où un vigile baraqué, d’un mètre quatre-vingt-dix, bloquait le passage, les bras croisés. Les gens entraient par petits groupes. Elles prirent place dans la file et avancèrent rapidement. Michaela détailla la tenue de Juria puis lança :

— Pourquoi ne daignes-tu pas porter autre chose ? Tes cheveux sont noirs, ton manteau est noir et tout ce qu’il y a en dessous aussi, je suppose.

Michaela souffla d’exaspération. Elle toisa le vigile, lui lança un regard mielleux et sans attendre l'autorisation, pénétra dans la boîte populaire de la ville, le Big Bang. C'était l'unique discothèque et elle était financée par la Compagnie du Faucon, la commune n’ayant pas le budget nécessaire. Michaela adorait y venir quand elles n’avaient pas de mission. Ces derniers temps cependant, les rues n’étaient pas très sûres et elles devaient souvent patrouiller en ville à la recherche de Vagabonds de plus en plus nombreux. Si on ne les tuait pas, le laboratoire se chargerait de les disséquer.

La musique était forte, les jeunes dansaient, le sol était déjà crasseux. Elles passèrent devant un miroir et Juria regarda son reflet avec indifférence. Michaela portait une jupe grise en soie trop courte, et un top jaune en voile délicat lui aussi trop court, au décolleté beaucoup trop profond. Le visage impassible, elle dévisagea cette jeunesse dont la déchéance s’exposait effrontément à ses yeux. Elle s’adossa à un mur. À son époque, les choses étaient différentes. Elle suivit des yeux Michaela qui la regardait avec désinvolture. Ce n’était pas la première fois qu’elle allait dans ce genre d’endroit. Michaela adorait tous ces lieux mal fréquentés qui puaient l’alcool, la fumée et la sueur. Juria se devait de l’accompagner où qu’elle aille, mais ces dernières semaines, les rues n’étaient plus très sûres, même pour les gens comme eux. Les sorties étaient réduites à leur strict minimum, et la discrétion était de mise.

Cela faisait plusieurs années maintenant qu’elles formaient une équipe au sein du clan. Elles étaient très efficaces, mais Michaela était incontrôlable, ce qui leur avait valu de nombreuses remontrances d'Alan.

— Eh ! Miss, c’est la première fois qu’on te voit ici, tu es bien mignonne, siffla une voix aguicheuse.

Le jeune homme était affreusement normal. Le regard foudroyant de la jeune fille suffit à le persuader d’aller voir ailleurs. Juria se demanda ce qu’elle aurait bien pu porter pour passer complètement inaperçue.

Michaela dansait au rythme de cette abominable musique. Elle était bien entourée, écrasée par des couples et des hommes qui l’approchaient de plus près, mais elle dansait comme si elle était seule sur la piste. Un grand brun tenta de poser sa main sur la poche arrière de sa jupe, il fut aussitôt éjecté. Il tenta alors une approche plus délicate et dansa en se gardant de la toucher. Juria observa ce jeu qui dura une dizaine de minutes. Il avait un sourire goguenard, imaginant une victoire facile. Il fit un signe de tête à ses amis qui le félicitèrent d’un regard.

Écœurant.

Ils se pavanaient parmi la foule.

C’était calme, ce soir. Il y avait beaucoup moins de jeunes que d’habitude, sûrement parce que la rentrée avait lieu le lendemain.

Michaela apprécia ce jeu ridicule et mit ses bras à son cou en s’approchant plus près.

Elle avait enfin choisi qui ridiculiser, elles pourraient bientôt partir, pensa Juria.

— Tu veux qu’on aille à l’extérieur, la chaleur m’étouffe.

Michaela recula en rejetant la proposition, mais l’homme la tint plus fermement.

— Tu ne vas quand même pas me laisser sans aucune récompense ?

— Laisse-la ! s’écria Juria en apparaissant soudainement devant le brun et en lui agrippant fermement le poignet. On allait partir.

— Juria, je ne crois pas que Monsieur veuille que l’on s’en aille. Je me vois dans l’obligation de lui laisser un souvenir avant de partir.

Michaela adressa un sourire au brun, qui le lui rendit.

— Je m’appelle Tristan, dit-il en attendant sa compensation.

Juria prit la main de Michaela et la tira pour la sortir de la foule, mais Tristan la poussa. Michaela, d’un air jouissif, serra son poing et l’enfonça dans l’estomac du jeune homme. Il tomba à genoux, le souffle coupé. Ses amis se postèrent devant le brun.

— Qu'est-ce qui te prend, tu es folle ? s’exclama Tristan.

— Allez viens, on s'en va, insista Juria.

— Ne crois pas que tu vas t’en aller comme ça !

Le gros bras retroussa ses manches comme si sa puissance allait augmenter. Juria lança un regard contrarié à Michaela qui jouissait visiblement de la situation. Elles étaient entourées de quatre hommes qui étaient bien décidés à montrer à la foule que ce n'était pas une fille qui les ridiculiserait. Tout le monde attendait l’altercation avec impatience, sans s’y opposer. Les gens s’avançaient même pour profiter du spectacle !

C’est pour cela que la guerre ne prendrait jamais fin entre les hommes et ceux qui étaient différents.

L’homme savoure chaque bataille qui nourrit le mal de son âme : La Mort dans l’âme - Tome I.

Juria arrêta là ses réflexions et reporta son attention sur les quatre hommes en manque d'adrénaline.

— Je t’ai dit qu’on allait s’amuser, ne fais pas la difficile.

Elle n’avait pas l’habitude de se battre parmi une foule en délire et eut soudain l’envie d’arracher la tête de tous ceux qui la regardaient comme un phénomène de foire. Devant les yeux flamboyants de ceux qui l'observaient, elle se retint.

Juria s’occupa avec délicatesse du jeune garçon, avide de montrer ses compétences de combat qu’elle évalua très vite comme médiocres. Elle lui donna un coup dans l’estomac et le mit à terre d’un simple balayage. Il tomba sur le sol humide, dans un reste de vomi. L’adversaire suivant fut mis en échec tout aussi facilement. Défier de vrais combattants était très stimulant et instructif ; c'était un challenge aussi délicieux que du vivame, un art ! Alors que combattre des ivrognes était simplement déshonorant ! Pourquoi donc Michaela cherchait-elle constamment à envenimer la situation lors des sorties à l'extérieur ? Elle n'avait rien contre le fait de s'opposer à un humain, chacun montrerait ses compétences dans un combat. Mais ce soir, cela n'avait rien d'un combat, ils n'échangeaient que des coups minables.

L’adversaire de Michaela n’avait rien de très glorieux non plus. Ses muscles jouaient en sa faveur, cependant il n’avait aucune chance. Michaela continuait de faire durer le plaisir, de jouer avec lui en évitant simplement les coups, devant les regards des spectateurs – car oui, tels des spectateurs, ils contemplaient de leurs yeux ébahis leurs compétences au combat. L'homme brandissait ses poings dans le vide. Toujours plus frustré, il asséna un coup brutal qui atterrit sur une table en brisant quelques verres. Michaela sortit une lame de sa manche qui étincela sous les rayons bleus du jeu de lumières. Juria lui lança un regard sévère qu’elle ignora.

— Vous deux ! Venez avec moi ! ordonna d'une voix grave un homme imposant en déboutonnant sa longue veste noire.

Sa longue chevelure blonde encadrait un visage blafard et un regard perçant. Il leur jeta un regard furieux et sortit de la piste. La foule se dispersa rapidement, les laissant passer. Michaela rangea son poignard, l’air contrarié, mais ses yeux reflétaient plus la peur que la colère ; on ne s’opposait pas impunément à Alan.

— Hé ! T'es qui, toi ? Tu ne vois pas que tu nous déranges ! Cette folle a bien besoin d'une correction.

Tenant sa main ensanglantée contre sa poitrine, il s'avança, le regard plein de haine. Élias le souleva par le col, ses cheveux presque blancs sous les néons.

— Elle ne t'a pas tranché la gorge, mais si tu veux mourir sous sa lame, elle se fera un plaisir de finir le boulot. Dehors ! ordonna-t-il en le relâchant.

L’homme rebroussa chemin, non sans un regard en arrière empli de colère.

Une fois sortis de la boîte de nuit, Élias leur donna leurs nouvelles instructions :

— J’ai passé la soirée à vous chercher, je n’aurais pas imaginé que vous enfreindriez délibérément les nouvelles règles du clan.

Ils traversèrent la route, évitant ainsi une bande de jeunes qui se rendaient probablement au Big Bang. Ils quittèrent la rue, passèrent devant des fourrés, puis traversèrent une flaque d’eau que la pluie avait formée pendant qu’elles tentaient vainement de s'amuser. Une fois loin de la ville et de son raffut, un silence pesant les enveloppa.

— Une invitée de marque arrive ce soir, vous vérifierez qu’elle est bien en sécurité. Elle emménage en ce moment même dans un appartement, avenue Robert John. Vous y passerez la nuit. Soyez discrètes. Me suis-je bien fait comprendre ?

Elles hochèrent la tête en guise de réponse et se retrouvèrent seules. Michaela ne perdit pas de temps et commença à se lamenter :

— Vraiment décevant… Je n’ai pas eu le temps d’achever cet abruti, et maintenant on va devoir passer la nuit dans un quartier miteux.

Elle shoota dans un caillou qui percuta l a jambe de Juria. Elle ne se retourna pas.

— Une invitée de marque, hein ! Je me demande qui cela peut bien être.

Juria n’intervint pas et prit le chemin de l’avenue Robert John.

Elle aurait pu y être en une fraction de seconde, mais Michaela ne tiendrait pas la distance. Elles devaient marcher.

— Elle est où, cette avenue ? demanda-t-elle, agacée.

— Pas très loin du lycée.

— J’ai faim, enchaîna-t-elle.

Juria sortit un sandwich de sa poche et le lui tendit.

Les lampadaires s’éteignirent, les plongeant dans le noir. Pour Michaela, la lumière des étoiles et de la lune ne suffisait pas à éclairer leur route. Juria se rapprocha d'elle pour la guider au bruit de ses pas.

Il y eut un mouvement au bout de la rue. Un garçon s’éloigna et tourna à droite d'un angle biscornu.

— Voilà ton repas, déclara-t-elle en montrant du doigt l’endroit où le garçon avait disparu. (Michaela soupira devant son silence.) Bien, comme tu veux.

Elle tendit alors les bras que Juria prit dans ses mains, laissant dégouliner le sang sur ses avant-bras. Plusieurs gouttes de sang se mélangèrent aux flaques d'eau nourries par une pluie fine et délicate qui les rafraîchissait. Un liquide argenté luisait sous ses mains, qu’elle lécha sans en perdre une goutte. Les iris de Michaela virèrent au gris quelques secondes avant de redevenir verts.

Un taxi bleu se gara précipitamment en plein milieu de l'avenue Robert John. Seule la lumière blanchâtre et vaporeuse de la lune éclairait la ville. L'immeuble était à l'image du quartier : inquiétant. L'avenue était déserte, les réverbères semblaient très anciens et s'obstinaient à rester éteints. L'ampoule de l’un d’eux grésilla plusieurs fois. On put voir un halo de lumière l'entourer, mais après une seconde, il disparut dans la nuit.

Elle sortit de la voiture, donna plusieurs billets au chauffeur, empoigna ses valises dans le coffre et s’avança d'un pas peu assuré vers l’immeuble.

— Vous êtes bien sûre de vouloir rester ici ? demanda le conducteur, le moteur en route, prêt à s'enfuir.

— Oui, je suis sûre de vouloir rester. Merci d'avoir fait le trajet jusqu'ici, ce n'était pas facile de trouver un chauffeur.

Il ajusta sa casquette sur ses oreilles tombantes et passa la tête par la portière.

— J'aurais aimé vous aider avec vos valises, mais je dois partir, j'ai une autre course, expliqua-t-il, le front plissé.

À peine sa phrase finie, il détala à vive allure.

Un craquement retentit. Emma se retourna, mais ne vit personne. Elle jeta un œil à l'environnement peu chaleureux qui l'entourait, mais ne vit que des maisons agglutinées le long du trottoir étroit. Les volets écaillés par les années étaient tous hermétiquement fermés. Elle leva les yeux vers son appartement au troisième étage et se décida à franchir le pas.

Elle déverrouilla la haute porte en bois et pénétra dans le hall en traînant ses deux grosses valises. Elle referma la porte derrière elle et réalisa qu'elle était seule dans une Seconde Zone !

Avec ses deux fardeaux et à l'aveuglette, elle grimpa les escaliers. Arrivée à ce qu'elle espérait être sa porte d'entrée, elle se cogna contre un mur mou. Soudain, une lumière orange se dispersa dans le hall, dévoilant un garçon d’une vingtaine d’années. Il recula, l'air surpris.

— Bonsoir, susurra-t-elle.

— Tu es la nouvelle locataire ? dit-il, le regard éteint. Très bien. Sache que toutes les frivolités entre colocataires ne sont pas ma tasse de thé. (La voix traînante, n'ayant visiblement aucune envie de lui parler, il s’efforça de continuer :) Je préfère que ce soit clair dès maintenant. D'accord ?

Il se gratta la tête et réfléchit un instant. Il fronça les sourcils, descendit les escaliers en grimaçant et claqua la porte. Emma n’avait pas compris ce qui venait de se passer, mais savait que son nouveau voisin était complètement cinglé.

Le numéro de l'appartement en cuivre tout rouillé 20 pendait lamentablement sur une plaque en fer clouée à sa porte. Elle déverrouilla le loquet avec ses nouvelles clefs, poussa la porte d'un coup de pied et s'engouffra dans le salon. Elle lâcha ses valises avec fracas dans l'entrée. Elle prit soin de refermer la porte à clef et se dirigea vers le canapé du salon. Les quelques lampadaires de la ruelle qui fonctionnaient encore envoyaient des jets de lumière sur les murs. Elle s’allongea sur le canapé, la tête sur un coussin. On pouvait voir de grands cercles bouger sur les murs. Les bruits des voitures s'estompèrent progressivement. Elle s'endormit, recroquevillée sur elle-même, ses courts cheveux cachant ses yeux. Seule sa respiration perturbait le silence de la nuit.

Le soleil rouge se leva au sommet de la montagne et transperça les fenêtres de ses rayons lumineux. Emma se tourna et gémit, troublée par les images qui la hantaient chaque nuit depuis quelques semaines.

Elle marchait, le cœur léger, dans une vieille bibliothèque qui se dessinait devant elle. Une odeur de renfermé lui titillait les narines, il n'y avait pas de fenêtres et l'air stagnait. Elle se demandait comment il pouvait y avoir encore de l'oxygène sans la moindre ouverture extérieure. Le bureau de l’accueil était encore inoccupé. Des centaines, voire des milliers de livres anciens ornaient les murs. Elle s'approcha d'une étagère, faisant grincer le parquet sous ses pieds et lut les cotes des livres. Tous relataient des faits historiques dont elle n'avait jamais entendu parler, ou des légendes sur des créatures mythiques qui avaient vécu des décennies avant elle. Elle s'enfonça entre les étagères faiblement éclairées et vit des petites tables de bois qui semblaient aussi anciennes que les livres. Elle aperçut un homme lisant ses notes à la table du fond, caché derrière une pile de livres. Un sentiment nostalgique l'envahit. Elle se concentra sur son visage, elle l'avait déjà vu. Elle se rappela soudain, quand un son qu’elle détestait tant lui agressa les oreilles.

Elle bondit du canapé et fit cesser le son strident qu'émettait son téléphone. Il était six heures et demie. Elle prit une serviette et des vêtements à la va-vite dans sa valise et se précipita dans la salle de bains pour savourer une douche chaude et réconfortante. Elle avait besoin d'évacuer le stress de ces dernières semaines. Le carrelage recouvrait tout son appartement et datait d'au moins une centaine d'années. La faïence murale était comme celle du sol fissurée par endroits, mais avait gardé sa brillance d'antan. Le robinet en Inox grinça sous ses doigts et après plusieurs tentatives, elle apprécia l'eau chaude sur sa peau. Elle se savonna et se délecta du doux parfum d’orange de son gel douche qui flottait maintenant dans toute la salle de bains. Un sourire éclaira son visage quand elle entendit sonner. Elle entreprit un séchage rapide, s'enroula dans une serviette et appuya sur le bouton de l'Interphone. Après s'être habillée, elle trouva Ailis sur le seuil, déjà réjouie par la journée qui débutait. Ses longs cheveux blonds dégringolaient jusqu'à ses reins.

— Je vois qu'arriver en retard te préoccupe toujours autant, dit-elle en souriant.

— Les cours ne débutent même pas ce matin ! répliqua-t-elle.

Tout à coup, son rêve lui revint et elle se figea. Quel était ce sentiment ? Elle avait l'impression qu'il y avait quelque chose de familier dans ce rêve.

— Tu m'écoutes ?

Elle s'était installée sur le canapé, les bras croisés.

— Quoi ? Tu disais quelque chose ?

— La bibliothèque ouvre dans une demi-heure, tu devrais te dépêcher. Les livres ont tous dû être retournés pour l'inventaire annuel. Même ceux des professeurs ! C'est le jour idéal pour faire un tour et réaliser quelques recherches, jubila-t-elle.

Emma s'empressa d'enfiler manteau et chaussures, prit son sac et sortit de l'immeuble, bousculée par Ailis décidément très pressée.

Le ventre vide.

Ailis alluma le moteur de sa petite voiture et tourna au coin de la rue. Les rares personnes qui respiraient le grand air marchaient d'un pas rapide en rasant les murs. Le campus était entouré de hauts murs blancs, à l'image d'une forteresse. Cette mesure de sécurité lui semblait quelque peu démesurée et excessive. Que pouvaient-ils redouter au point d'emprisonner les élèves derrière des murs infranchissables de trois mètres de hauteur ? D’après Ailis, le lycée et l'université avaient été construits en 2059 sur l’ancien terrain d’atterrissage d’une compagnie aérienne locale.

Un portail ouvert filtrait une masse de lycéens et d’étudiants qui entraient et sortaient sans plus de formalités. Les murs blancs ne semblaient avoir pour seule utilité que d'afficher clairement les frontières que s'autorisait le campus. Sa superficie était conséquente et il ne donnait pas l'impression d’appartenir à la ville, mais au contraire affichait une volonté propre et contrôlée d'affermir une autorité inexistante. Très peu de lois régissaient les Secondes Zones, mais celles-ci étaient appliquées par un service privé local chargé de la sécurité. Certains couraient, gênés par leur sac qui pendait à leur épaule, souriants. Un bois éclairé par le soleil offrait un panorama agréable et majestueux.

Elle se gara rapidement sur le parc de stationnement prévu pour les étudiants et en vit certains attroupés devant le portail. Le meneur de la troupe se présenta sous le nom de Martin. Il expliqua qu'il suivait des cours en physique et qu'ils exploreraient ensemble le campus. Emma l'entendit lancer des blagues douteuses et rigoler devant son auditoire de jeunes filles prépubères.

— On y va ?

Emma acquiesça et elles franchirent le portail tandis que Martin expliquait joyeusement la fois où il était malencontreusement entré dans les vestiaires des filles à la salle de sport.

Le plan du campus ne pouvait pas être plus compliqué. Pour aller d'une salle de cours à une autre, on pouvait marcher pendant dix minutes. Le bâtiment principal, identifiable grâce à la banderole verte « Faculté des sciences », était de grande envergure et d'une architecture sobre. Des vitres opaques et d’une qualité minimale recouvraient le bâtiment. À une époque lointaine, ce devait être un campus florissant et luxueux, mais aujourd'hui il n'était plus que l'ombre de lui-même. Il reflétait un souvenir oublié, l’Apogée ! Rien ne serait jamais rénové et les ravages du temps ne seraient jamais effacés. Les bâtiments très dispersés étaient séparés par de beaux jardins verts où les couleurs des fleurs égayaient l'arrière-cour. Un bâtiment en ruine se cachait, recroquevillé au pied de la muraille blanche. La peinture salie par le temps s'écaillait et des pans de mur étaient éventrés. Elle aperçut à l'intérieur des chaises renversées, une table en bois et une impressionnante épaisseur de poussière. Ailis traversa le jardin et passa la porte de la bibliothèque, le sourire aux lèvres. Une odeur de livres et de détergent les accueillit. Elles foulèrent le sol de velours et Ailis souffla de satisfaction.

— On se rejoint dans deux heures ? Je vais directement dans la salle des archives, je vais y rester un moment

— C'est bon, ne t'en fais pas, je vais visiter les lieux.

Elle grimpa les escaliers et disparut au premier étage.

Une jeune étudiante travaillait comme hôtesse d'accueil, passant son temps libre à griffonner sur un carnet. Elle jeta un regard à Emma qui détourna les yeux et s'enfonça dans diverses salles de livres et des couloirs décorés de tableaux peints par des étudiants. Comme elle s'y attendait, il n'y avait personne, tout était vide. Elle sortit de la zone de sciences et s'engagea plus loin, vers une section plus littéraire. Elle n'avait jamais été très douée dans les matières littéraires : la philosophie, les langues et même l'histoire lui paraissaient trop abstraites. Il n'y avait jamais une seule réponse figée, mais au contraire de multiples explications nuancées qui lui échappaient complètement. À la bibliothèque pourtant, elle ne trouvait pas tous ces livres d'étude hors d'atteinte, ils l'attiraient au contraire. Quand elle ouvrait des livres sur l'époque de l'Apogée ou des civilisations anciennes, des sensations uniques l'envahissaient : de l’excitation, mais aussi toute une panoplie d'odeurs qui la faisaient voyager très loin de la réalité actuelle. Au temps où la France était un pays de paix, de sciences, de richesse, mais surtout un pays d'avenir.

Elle traversa le couloir au parquet décoloré et aux murs de papier beige altérés par le temps et arriva encore dans une pièce vide. Elle sortit de la section de psychologie, d'art et de religion et prit un escalier en direction du premier étage qui débouchait sur un espace confiné. Elle se faufila entre les étagères et caressa les reliures des livres de mythologie, d'animaux disparus, de légendes, de rituels et secrets ancestraux qui défilaient devant ses yeux. L'atmosphère qui s'en dégageait la fit frissonner et elle s'éloigna vers les tables d'étude en lisant et examinant d'autres livres. Elle ne vit pas l'échelle devant elle et trébucha, tombant aux pieds d'un garçon. Elle manqua de se cogner la tête en se relevant et surprit un regard inquiet.

— Tu ne t'es pas fait mal ? demanda-t-il du haut de sa chaise.

— Non, ça va. Je m'appelle Emma, je suis nouvelle. Je me suis inscrite en première économie, dit-elle, heureuse de trouver enfin quelqu'un avec qui parler.

— James, terminale littérature, déclara-t-il en lui tendant la main.

— Je suis surprise de voir quelqu'un si tôt, les cours n'ont pas encore débuté. Je pensais être complètement seule.

— Je le pensais aussi, répondit-il en retournant à ses livres qui l'entouraient comme une barrière protectrice.

À travers la fenêtre, elle crut apercevoir un mouvement. À cette hauteur, elle voyait distinctement le bâtiment délabré. Elle s'attarda davantage sur la pièce sombre du rez-de-chaussée grâce à la lumière du soleil qui passait aisément à travers le trou béant du mur. Elle ne vit rien de plus que des antiquités.

— James ? Le bâtiment délabré, juste là, il est utilisé ? demanda-t-elle en pointant du doigt le toit d'une ancienne maison.

— Non, il est dans cet état depuis des décennies et l'école n'a ni les moyens de le rénover, ni ceux de le détruire.

Il était près de midi. Emma se prélassait sur l'herbe fraîche et profitait du beau soleil de septembre. Elle ouvrit les yeux sur le visage rayonnant d’Ailis.

— C'est formidable ! Regarde ! (Elle lui tendit un livre à la couverture marron très usée dont la reliure partait en morceaux.) Il a été écrit en 1980, tu imagines les trésors qu'on va pouvoir y découvrir ! Cette ville est encore plus mystérieuse que ce que j'avais imaginé, trouver un plan complet est presque impossible !

— Tu as eu l'autorisation de l'emprunter ?

Elle acquiesça, mordit dans son sandwich et se plongea dans sa nouvelle trouvaille.

Une jeune fille rousse vint vers elles en souriant. Aurore. Elle était présente lors de la visite en début de matinée. Elle rejeta ses longs cheveux dans son dos en sautillant comme une enfant.

— Le cours va commencer, vous ne venez pas ?

Aurore courut vers le bâtiment principal en riant. C'était bien la seule à trouver la situation amusante. Le hall était gigantesque, beaucoup plus grand que celui de son ancien lycée. Cette partie, leur expliqua Aurore, était commune aux lycéens et aux universitaires, permettant de tisser des liens avec les classes supérieures. Elles passèrent devant la cafétéria et constatèrent que l'état de plusieurs hautes tables dégoulinantes de café laissait à désirer. Elles gravirent une dizaine de marches et débouchèrent sur deux larges portes battantes en bois. Emma les poussa, sentant une excitation nouvelle l'habiter. Soudain, elle entrevoyait d'innombrables possibilités, cette école était pour elle une occasion unique de connaître des gens issus d'une Seconde Zone, de suivre des cours qu'on n'enseignait plus aujourd'hui. Mais ce qui lui donnait la chair de poule, c'était l’idée, incongrue et improbable, que sa mère ait peut-être elle aussi suivi des cours ici.

Personne !

— Cela devrait être ici, pourtant ! s’agaça Ailis en sortant une feuille pliée en quatre de la poche de son sac.

— Oui, Martin avait dit que la réunion se tiendrait dans l’amphithéâtre de Mina Jolie.

— Vous allez aussi à la réunion ? leur demanda un jeune garçon, le plan entre les mains, paraissant lassé de tourner en rond. J’ai fait le tour du bâtiment et je n’ai croisé personne.

— Venez, je sais où on doit aller.

Aurore, toujours enjouée, leur montra son téléphone. Ailis se rapprocha et lut l’écriture abrégée : « Décalé, réunion, amphi Éléonor. »

L’amphithéâtre était presque vide. Ils s’installèrent à une rangée du centre de façon à ne pas être trop devant, évitant ainsi de se voir attribuer l’étiquette d’élèves modèles snobinards, mais pas trop loin non plus pour ne pas être confondus avec les fauteurs de troubles. Un tableau noir d’au moins six mètres de long s’étendait le long du mur. Au niveau de l’estrade, un large bureau présidentiel était muni d’un écran d'ordinateur, d’une boîte de craies, et d’une baguette de roseau d’un mètre. Un micro se dressait au milieu de cette étendue de bois verni.

Un quart d’heure plus tard, il n'y avait toujours personne.

— On est en avance, finalement, sourit Aurore.

Des étudiants de première année, au vu de leur taille, arrivèrent soudain en masse.

Cinq minutes plus tard, un homme en costume apparut, muni d’un attaché-case en cuir marron. Sans un regard vers les élèves, il s’avança dignement au fond de l’amphithéâtre. Il tapota l’écran tactile intégré au bureau et aussitôt un écran blanc descendit du plafond. Une lumière bleue aveuglante fut projetée sur l’écran, dessinant le plan de l’université. Il tapota le micro sans délicatesse. Le bruit sourd réveilla ceux qui commençaient à piquer du nez. Il salua l’auditoire.

— Bien, excusez-moi pour le retard, quelques obligations de dernière minute. Je m’appelle Jonathan Chêne et je suis le responsable des terminales. Vous avez visité le campus ce matin, vous avez apprécié les lieux ?

Il leva les yeux vers les élèves sans vraiment les voir. Son regard réprimait l’envie et l’idée même de répondre. Il hocha la tête aussitôt sans attendre la moindre réponse.

— Parfait, car vous allez y rester au moins un an pour les lycéens, et trois pour les première année qui viennent de s’inscrire. La plupart d’entre vous viennent d’Avara et des zones alentour. Pour les autres, ne vous inquiétez pas si vous ne connaissez personne pour le moment. Le lycée est un lieu merveilleux pour faire de nouvelles rencontres.

— Il n’a jamais dû se marrer, ce mec, quand il était jeune, lança une fille aux yeux entourés de crayon noir.

Son look gothique était à la limite de l’horreur et aurait certainement pu faire office de déguisement pour Halloween.

— Ça devait être une tête d’ampoule. Franchement, vu ses airs d’intello, ça m’étonne qu’il soit encore en vie.

La brune rit aux éclats sans aucune retenue et répliqua :

— Ouais, il a eu du pot, si tu veux mon avis. S’il avait été dans mon ancien collège, son visage en aurait gardé quelques souvenirs.

— Pour ceux qui se le demanderaient, on ne peut accéder aux cursus universitaires d’Avara que par le biais de CE lycée. (Il avait haussé le ton et ses yeux lançaient des éclairs en direction des deux filles qui continuaient de glousser en ignorant son regard assassin.) Les raisons sont d’ordre académique et suffisamment barbantes pour vous endormir, je ne m’attarderai donc pas sur le sujet. (Il sortit un épais livre blanc et le leva vers l'auditoire.) Il est à la bibliothèque en trois exemplaires. Si vous souhaitez en savoir plus sur l’université, son origine, les différents responsables et d’autres sujets tout aussi utiles, je vous encourage à le lire.

Il arrêta là son monologue et scruta les rangs d’étudiants. Un silence pesant régnait. Ils étaient si peu nombreux que personne ne tentait de parler à son voisin afin d’éviter de se faire surprendre. Même les deux bavardes étaient maintenant calmes.

— Des questions ?

Il tourna vivement la tête vers le fond où les battants de la porte venaient de s’ouvrir sur plusieurs individus bien vêtus. Ils descendirent les marches et s’arrêtèrent devant le bureau. Ils se serrèrent la main et échangèrent quelques mots. L'homme aux cheveux châtains tapota l’épaule de monsieur Chêne, qui grimaça d'autant devant ces familiarités.

— Bien, vos professeurs vont vous être présentés. Si vous réussissez l’ensemble des examens, vous aurez la chance de poursuivre à l’université et d’élargir vos horizons.

L’homme châtain se plaça devant le micro et afficha un sourire chaleureux.

— C’est un plaisir de découvrir autant de nouveaux élèves cette année. Je suis le professeur Strauss et je vous enseignerai l’économie, qui saura vous intéresser, je l’espère. Si vous comprenez comment le monde tourne aujourd’hui, vous pourrez devenir des rois. Une femme lui succéda.

— Je suis Liliane Petit, professeur d’anglais. Si certains d’entre vous souhaitent accéder aux Cités d’Argent, sachez que l’anglais doit être une priorité. Pour les autres, mon cours est obligatoire, dit-elle en écrasant ses cheveux sur son crâne.

Elle laissa sa place. Les présentations étaient très brèves.

— Bonjour, et bienvenus parmi nous. La première année n’est jamais facile, surtout pour ceux qui viennent d’ailleurs. Avara est très singulière mais on s’aide les uns les autres. Liliane a raison, il vous faut parler anglais pour aller plus loin et viser l’excellence. Mais vous pouvez aussi ouvrir votre esprit à tout ce que cette école peut vous offrir. Le programme est fait pour que vous réussissiez le concours d’entrée des Cités, seulement si vous travaillez dur, bien sûr. Je tenterai de vous faciliter l’accès aux mathématiques, une matière qui peut être très amusante.

Elle devait à peine avoir trente-cinq ans, pourtant ses cheveux étaient d’un blanc étincelant.

Les autres professeurs donnaient des cours aux autres années et ne pouvaient se présenter pour le moment.

La nuit finit par tomber et la lune vint remplacer le soleil.

— Finalement, cette ville n’est pas si effrayante.

Emma avait parlé à voix haute, mais personne ne risquait de l’entendre puisque personne ne se promenait. Elle s’aperçut qu’elle marchait sur un sol rocailleux, elle avait quitté le centre-ville. Elle descendit la rue, le vent s'était levé et la température avait brutalement chuté. Les mains dans les poches, elle traversa la place du centre-ville. Il n'y avait ni magasins, ni bars ni restaurants ouverts. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin quand soudain le sol se déroba sous ses pieds. Elle fit une chute spectaculaire et s’écroula dans un endroit sombre. Elle entendit soudain des pas derrière elle, et quelqu’un cria :

— Qui es-tu ?

— Quoi ?

Elle essaya de se relever, mais un bâton appuyé contre son dos l’en dissuada. La lumière se diffusa soudain quand une porte s’ouvrit. Elle vit plusieurs fusils qui la mettaient en joue. Inquiète et perdue, entourée de murs rocheux qui l'empêchaient de fuir, elle sentit l'air humide et frais sur son visage.

Un homme arriva à son tour et hurla contre le reste de la bande :

— Qui a oublié de refermer l’entrée ?

— Moi. Je croyais que Tim l’avait f...

— Tu croyais ? Non, mais je rêve ! Je vais devoir le répéter combien de fois, hein ! L’entrée doit toujours être refermée. Dégage, Rob, je ne veux plus te voir ! Deux fois, c’est trop !

L’intéressé partit la tête baissée, comme un enfant pris en faute. Il fit un signe de tête aux autres qui suivirent aussitôt le garçon tandis que le chef se séchait le front.

— Tu m’as fait peur, jeune fille !

— C’est plutôt vous qui m’avez fait peur, rétorqua-t-elle en montrant les bâtons aux pointes tranchantes que tenaient fermement ses assaillants, qui sortaient du couloir.

— Ah, désolé, simple précaution. Tu n’es jamais venue à la gare, pas vrai ?

— La gare ?

— Je m’appelle Ben, et je fais en sorte que la gare ne soit pas découverte. Normalement, ce passage n’est pas utilisé par les visiteurs. Je t’emmène à l’entrée principale.

Ils traversèrent un couloir et encore un autre. Soudain, un bruit atroce retentit. Emma plaqua ses mains contre ses oreilles en attendant que le vacarme cesse, tandis que Ben riait.

Elle avait les yeux rivés sur un espace aéré où des personnes attendaient en file indienne de pouvoir monter dans d'étranges wagons. Très peu de trains de l'Apogée fonctionnaient et c'est fascinée qu’elle observait des wagons glisser sur des rails de fer sur un fond atroce de grincements et d'étincelles. Les wagons partaient en rafales, et restaient peu de temps à quai. Un couple tendit son ticket de voyage à l'homme en uniforme bleu et s'empressa de s'attacher à la chaise bancale avant de s’agripper fermement aux barres de fer protectrices. Le couple s'enfuit sous les cris, les étincelles et un nuage de poussière.

— Au début, on pensait ajouter des haut-parleurs à l’arrivée qui diraient : « Nous espérons que vous avez fait un agréable voyage en notre compagnie », fit-il d’une voix enjouée. Mais ce n’était pas très crédible.

Elle acquiesça en souriant et continua la visite.

— Pourquoi vous cachez cette « gare » ? Il y a plein de gens ici, non ?

Ben fronça les sourcils, poussa un portail de sécurité et monta une échelle.

— Tu n’es pas du tout d’ici, toi, déclara-t-il, suspicieux.

— Je viens de Ferost.

Son visage s’éclaira, rassuré.

— Tu n’es donc pas une espionne. En réalité, le sous‑sol est le centre d’une vie de contrebande et de serial killers. Les filles qui s'y aventurent se font enlever et d’horribles choses leur arrivent, avoua-t-il. Eh, je blague, c’est ce qu’on raconte en ville, ajouta-t-il au bout d’un moment devant la mine déconfite d’Emma.

Un garçon en tenue de travail brandissait un fusil et la regarda, désolé. Il s’adressa à Ben :

— On a eu un problème pendant le voyage, un wagon a dérapé et les passagers sont coincés entre la quatre et la cinq.

Ben émit un grognement de mécontentement.

— Raccompagne-la, Tom, tu veux bien ?

— Tu es sûr ? Si elle parle, on est tous morts.

— Tu es la fille de Ciara Ferre, n'est-ce pas ? Vous vous ressemblez comme deux gouttes d'eau.

Emma regarda autour d’elle, silencieuse. Elle n’avait pas entendu prononcer le nom de sa mère depuis très longtemps.

— Elle venait très souvent. Mais je ne l'ai pas vue depuis des années.

Tom s'éloigna du quai et la conduisit vers un dédale de couloirs étroits creusés à même la terre et la roche.

— Voici la bouche d’égout des visiteurs, elle atterrit derrière l’épicerie, une rue parallèle au commissariat. Il y a le Bar sans nom, tu connais ?

Emma lui dit que non et grimpa l’échelle le plus vite possible. En haut, des arbustes l’entouraient, dissimulant la bouche d’égout. Des voix retentirent, provenant d’un groupe de jeunes qui traversaient le trottoir d’en face, près d'un bar. Ils prirent soin de vérifier qu’il n’y avait personne et traversèrent la route dans sa direction. Derrière elle, il n’y avait qu’un grand muret de vingt mètres de long. Ils contournèrent les arbustes et tombèrent nez à nez avec elle. Ils parurent étonnés de la voir, mais l'ignorèrent à son passage. L’un d’eux commença à descendre l'échelle avec aisance, très vite suivi des autres qui évitaient de parler à voix haute et vérifiaient chacun leur tour que la rue était déserte. Le dernier à disparaître dans la bouche d'égout ne manqua pas de froncer les sourcils en la regardant avec intérêt. Sans un mot, elle se précipita vers son appartement.

Arrivée enfin chez elle, le flux d’adrénaline diminua et elle se remit de toutes ses émotions. Elle rangea ses vêtements dans l'armoire de sa chambre et se prépara quelque chose à manger dans la cuisine. Elle savait que par rapport aux gens qu'elle côtoyait, c'était un grand appartement, mais ça restait un endroit misérable. Elle avait peu de vaisselle et son frigidaire était vide. Elle sortit une tomate et du fromage qu'elle coupa dans une assiette. Elle prit un morceau de pain et mangea sur le canapé.

Sans l'aide de son père qui lui envoyait de l'argent tous les mois, elle serait peut-être dans un endroit encore plus miteux, pensa-t-elle.

Trop fatiguée pour défaire ses valises, elle se changea et s'allongea dans son lit, en repensant à Ben et à sa mère.

Comme très souvent, elle fut projetée au beau milieu d’un rêve étrange.

Une fois de plus, elle était enfermée dans une bibliothèque, toujours la même, celle de Ferost ; il y régnait la même odeur de moisissure. On n’y voyait pas très bien, la seule lumière provenait des ampoules qui n’éclairaient que faiblement la pièce. Elle avança rapidement parmi les étagères poussiéreuses qu’elle connaissait bien, puis s’arrêta brusquement. Un miroir lui faisait face. La jeune fille souriait devant son reflet. Elle avait dix ans, probablement, elle portait une robe verte à froufrous, c’était sans doute la mode à l’époque.

Soudain, quelqu'un cria son nom.

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