Chapitre 4 Rencontre

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Ce matin-là, Emma se leva plus tôt pour profiter un peu des dernières semaines de soleil. Elle vérifia que son vélo était toujours attaché dans la cour, avant de se diriger vers le centre-ville. Les maisons étaient silencieuses et paraissaient inhabitées. On aurait dit qu'une atmosphère pesante recouvrait la ville. Les habitants qui croisaient son chemin lui lançaient un regard inquisiteur et semblaient être sur le qui-vive. Peut-être la prenaient-ils pour une espionne d'une Cité. On n’appréciait pas les étrangers dans les villages.

Elle s'arrêta devant une boutique à la devanture violette. Elle approcha son visage des vitres opaques et aperçut des bustes vêtus de jolies robes en mousseline. La pancarte indiquait une ouverture à dix heures. Il était près de six heures trente, mais la porte n’était pas verrouillée et elle franchit le seuil, déclenchant le tintement de la cloche. Des chapeaux empilés manquaient de s'écrouler sur les étagères. Des articles en laine et en soie étaient suspendus à des patères et crochets dans toute la pièce. Des tee-shirts filés, jeans troués roses, robes noires à jupon et d'autres habits tombaient du plafond au-dessus de sa tête. De toute évidence, l'universalité de la mode était un sujet discutable. Ses yeux se régalaient de tant d'excentricité. Elle fit tourner un arbre à bijoux qui scintillaient sous la lumière. Elle n'en avait jamais vu d'aussi beaux à Ferost. La fabrication de bijoux était révolue depuis très longtemps déjà, dans les Secondes Zones. La ville subvenait déjà très difficilement aux besoins primaires ! Elle s'attarda sur une montre à gousset à motif floral qui avait attiré son regard.

— Vous avez besoin d'aide, mademoiselle ?

Emma sursauta, surprise.

La femme portait des vêtements tout aussi inhabituels que ceux qui étaient proposés dans la boutique. Sa coiffure brune parsemée de mèches bleues se mariait très bien avec ses ongles aiguisés au vernis rouge. Emma se dirigea vers la sortie, mais fut bloquée par la vendeuse.

— Merci, mais j'ai bientôt cours.

— Ne partez pas ! Vous avez quelque chose pour moi, déclara-t-elle.

Emma regarda autour d'elle.

— Vous devez me confondre avec une autre. Je suis seulement entrée pour visiter.

Déboussolée, elle la contourna d'un pas rapide, sortit des rayons des vêtements et ouvrit la porte, qui fut aussitôt refermée d'un geste sec.

— Je vous assure, mademoiselle, vous avez quelque chose que vous désirez me remettre.

Ses yeux bleus brillants, bien trop, semblait-il, la transperçaient. Sans vraiment s'en rendre compte, elle descendit la fermeture Éclair de son sac et en sortit une photo qu’elle gardait constamment avec elle. Une vieille photo que son père lui avait donnée il y avait longtemps, où sa mère était jeune et pleine de vie.

Elle fit un signe de la main et l’envoûtement prit fin.

— Tu as une odeur spéciale. Non, ce n'est pas ça. Peut-être… Non, non, c'est sûr que non. Comme c'est étrange. Je suis curieuse, tu es quoi au juste ?

— Je ne comprends pas la question.

— Il est évident que tu n'es pas une sorcière, ni une magicienne, ni un Voleur d'âme. Mais je ne vois pas ce que tu peux être, alors. (Elle la regarda d'un air suspicieux, son visage se tordit.) À bientôt.

Les semaines passèrent à une vitesse incroyable. Les cours devenaient de plus en plus compliqués. Elle travaillait plus longtemps et avec plus d'ardeur. Elle passait son temps entre le lycée et son appartement. Elle n'avait même pas eu le loisir de revoir son étrange voisin depuis son emménagement. Vivre à côté d'un inconnu lui semblait inconvenant, désagréable et presque effrayant. Elle imaginait déjà les sombres secrets que pouvaient renfermer ses placards. Parfois, avant de descendre les escaliers, elle hésitait à frapper mais se détournait toujours et s’en allait.

Une soirée fut planifiée, pour la plus grande joie de tous. Ailis était enchantée de pouvoir enfin sortir et s’amuser. Après ses multiples tentatives d’extirper Emma de sa tanière, elle commençait à croire qu'elle resterait enfermée jusqu'à la fin de l'année. Mais après plusieurs heures à réviser le même cours sans aucun progrès, Emma avait fini par accepter. Les principaux organisateurs de la soirée étaient Jim, un grand brun avec beaucoup de classe et Émilie, une petite brune aux cheveux courts. Ils sortaient ensemble depuis longtemps et avaient la courtoisie de ne pas se bécoter devant tout le monde. Certains couples ne se privaient pas pour se pavaner sans penser que peut-être, les baisers langoureux et gluants devenaient gênants pour les autres. Aurore s’investissait tout autant qu’Ailis dans les préparatifs mais espérait secrètement que la Classe spéciale serait présente.

Éthane s’imaginait superviser les préparatifs, mais avait été devancé par Aurore qui prenait plaisir à distribuer des invitations à qui en voulait. Maria avait alors insisté pour que la Classe spéciale ne soit pas invitée. C'était peine perdue, sachant le culte qu'Aurore vouait aux étudiants si spéciaux. Ce jour-là, Emma l'avait vue plus en colère que jamais. La Classe spéciale passait justement par là quand elle leur avait barré le chemin et les avait priés de ne pas venir. Insistant sur le fait qu’il était impensable de se tenir aux côtés de vermines. Le représentant de la Classe spéciale n'avait pas objecté et avait abandonné les deux filles à une querelle épouvantable. Aurore était outrée, désemparée, et effrayée que la Classe spéciale la considère désormais comme une ennemie.

Éthane profita d’un moment où Emma essayait de déchiffrer l’écriture de madame Legui pour l’appeler par-dessus l’épaule d'Ailis :

— Eh, Emma ! Tu y vas avec quelqu'un à la soirée ?

— Non, pas vraiment. Tu devrais demander à une fille que tu apprécies de t'accompagner !

Qu’est-ce que la prof a bien pu écrire ? se demanda-t-elle, tandis qu'il la regardait avec des yeux ronds. La phrase était incompréhensible et n’avait de surcroît aucun rapport avec les matériaux. « La folie grossit de plus en plus ». Peu probable. « La poulie cassante de plus en plus ». Encore moins. En fait, ç’aurait pu être n’importe quoi. Ses paupières tremblaient de fatigue à force de relire la même phrase incompréhensible. Les stylos glissaient sur les cahiers, dessinant des figures abstraites, imprégnant le papier de mots qui se suivaient n’ayant pas plus de sens que le baragouinage d’un enfant de trois ans. L’éponge surfa soudain sur le tableau, lui rendant sa couleur d’origine. Elle lâcha son stylo, désespérée.

Elle jeta un œil à la copie de James qui avait une écriture fine et impeccable. Elle recopia rapidement les derniers mots qui lui manquaient : « La sphère s’accroît de plus en plus. » Elle était bien loin de la vérité, pensa-t-elle.

La sonnerie de la fin du cours de matériaux retentit et mit un terme à cette conversation gênante qu’Éthane s’apprêtait à reprendre. Il devenait de plus en plus pressant, et elle ne savait pas du tout comment se sortir de là. Elle se servit un café au distributeur et s’assit sur un canapé. Éthane discutait avec Aurore tout en jetant des regards vers elle. Elle fit semblant de se passionner pour les affiches qui recouvraient les murs. Il y avait les cinq Cités en photo. Elles étaient différentes mais possédaient certaines similitudes comme la grande coupole en verre, les routes suspendues et les véhicules volants. Les affiches n’étaient pas récentes et annonçaient une visite guidée dans l’une des Cités. Emma poussa son sac et le trouva plus léger qu’à l’ordinaire.

— J'ai oublié mes notes d'histoire chez moi, je vais les récupérer. J'ai une heure avant le cours de mathématiques de madame Camosa.

Elle descendit jusqu'au deuxième étage et s'arrêta en entendant des voix peu amicales. Elle s'appuya contre la rambarde de l'escalier et passa légèrement la tête à travers la porte ouverte. Un groupe d’élèves discutait vivement. Un garçon blond regardait ses chaussures, les dents serrées, tandis qu'un autre souriait.

— Vous avez encore un problème ? demanda un garçon au visage hautain.

— C’est vous, notre problème ! répondit la voix d’une fille.

— Qu’est-ce qu’il y a, cette fois-ci ? Ma coupe de cheveux ? Je suis allé chez le meilleur coiffeur de la ville hier. Tu ne dois pas connaître, il se trouve de l’Autre Côté. (La fille retint son souffle, effrayée.) Il est très doué, ajouta-t-il avec un sourire narquois en caressant ses cheveux châtains. Ah mais non, j’oubliais, c’est peut-être à cause de ceci ? dit-il en agitant une carte sous le nez de la fille qui serrait les poings.

— On devrait y aller, Maria, conseilla le garçon à côté d’elle.

— Je sais très bien ce que vous êtes !

Les membres du groupe repartirent en jetant des regards assassins derrière eux.

— Quelle bande de tarés !

Emma reconnut un des garçons qui était en troisième année de lycée.

— Emma, c’est ça ?

Le garçon fourra dans sa poche la carte qu’il avait agitée sous le nez de Maria. Emma sortit de sa cachette, gênée d'avoir été prise sur le fait.

— Tu ne vas pas en cours ?

Après que Valentin eut été élu délégué des terminales et des premières, il avait mémorisé les noms de tous les élèves, pour être plus efficace dans son rôle. Il participait aux cours de matériaux avec Emma. Le reste du temps, il assistait aux leçons des classes supérieures. Il ne semblait pas être inscrit dans une classe particulière, ce qui donnait une raison de plus à Maria de le détester.

— Si, j’ai juste quelque chose à faire et je reviens.

Emma traversa le couloir en évitant de croiser leurs regards.

Elle marchait aussi vite que possible. Normalement, elle serait de retour à l'heure, mais il ne fallait pas perdre de temps. Elle regrettait de ne pas avoir pris son vélo le matin, marcher lui faisait perdre un temps fou.

Plus elle s'éloignait de l'école et moins il y avait de gens. Le calme l'emporta sur le brouhaha, ce qui lui fit du bien, si on oubliait que ce calme soudain ne la tranquillisait pas du tout. Elle entendit hoqueter derrière elle et se retourna, mais ne vit personne. Elle accéléra le pas. Quand elle vit son immeuble, elle se précipita dans la cage d'escalier et monta les marches à vive allure avant de fermer la porte à double tour.

Plaquée contre la porte, elle reprit sa respiration et se calma. Seule dans son appartement, elle se mit à rire de la situation grotesque et rassembla les affaires qui jonchaient la table basse où elle révisait, puis repartit. Elle ne se sentait pas tranquille à l'idée de refaire le chemin en sens inverse.

Les étudiants se jaugeaient, surtout les filles. L’une d’elles, adossée au mur en face, fixait les chaussures d’Emma. Elle dut sentir son regard et leva les yeux.

— Jolies chaussures, déclara-t-elle, peu honteuse d’avoir été surprise en train de la détailler.

Emma la remercia poliment et observa les élèves avec qui elle partagerait les cours toute l’année. Certains groupes s’étaient déjà formés et parlaient joyeusement de ce qu’ils feraient le soir même. Éthane, entouré de filles, discutait, un large sourire aux lèvres, tandis qu'Ailis lui lançait un regard plein de reproches. Les professeurs n’étaient pas très ponctuels, ce qui laissait une chance à Ailis d’arriver à l’heure.

Déjà cinq minutes de retard.

Une femme aux courts cheveux blancs arriva. Les garçons qui discutaient allègrement se turent aussitôt. Elle devait avoir une trentaine d’années. Emma n’avait jamais vu de femme aussi belle.

— Bonjour tout le monde. (Madame Camosa passa sa carte devant un bloc magnétique et la porte s'ouvrit.) Bien, c’est notre premier cours. Je vous invite à consulter votre livre pour découvrir le programme de cette année. On va commencer par le premier chapitre, puis le deuxième, etc. Ma spécialité est la modélisation mathématique, sujet très intéressant, mais qu’on n’enseignera pas cette année malheureusement. Cependant, si vous souhaitez jouer avec plus que des additions, on peut s’arranger.

— En plus d'être intelligente, elle est belle. La classe !

Éthane vida son sac à une vitesse supersonique. Droit comme un I, il ne lâchait pas madame Camosa des yeux et buvait ses paroles. Il ne manquait pas de poser des questions et de répondre même quand il n’avait aucune idée de la réponse.

Le cours se termina sur une même note d’incompréhension.

— Deux heures de mathématiques le matin, ça met en appétit, déclara Éthane, la tête encore dans les nuages.

— C’est une question de point de vue, dit Ailis d’un ton cinglant. Éthane, tu comptes rêvasser encore longtemps ?

— Je ne rêvasse pas. Je suis très attentif, au contraire, et je respecte beaucoup son travail. Madame Camosa a eu un début d'année difficile et n'a pu démarrer ses cours que maintenant, raconta-t-il d'un air compatissant. On a beaucoup de retard, et lui montrer ma sympathie et ma motivation ne pourra être que bénéfique lors des examens. Crois-moi, insista-t-il devant le regard dubitatif d'Ailis.

Ses amis déjeunaient à la cafétéria, ce qui laissait à Emma l'occasion de se promener dans le campus. Le soleil s’élevait joyeusement au milieu d’un ciel sans nuages. Les rayons plus rouges que jaunes filtraient à travers les feuilles et parsemaient de points lumineux l'étendue d'herbe. Quatre étudiants ayant une carte V passèrent près d'elle en lui souriant. Elle passa devant le bâtiment désaffecté. La fenêtre de l’étage était brisée, et elle crut remarquer quelque chose. Elle cligna les yeux pour vérifier la présence d'un intrus, mais ne vit personne. Elle ouvrit avec difficulté la vieille porte solidement encastrée dans l'encadrement et atterrit dans ce qui ressemblait à un salon. Plusieurs meubles rongés par les mites semblaient sur le point de s'écrouler. Un buffet datant de l'Apogée contenait des tas de papiers tombant en miettes et de la vieille vaisselle poussiéreuse. Elle monta les escaliers grinçants et arrivée en haut, s'arrêta brusquement. Elle se sentait épiée.

— Enchantée ! s'exclama une voix doucereuse. Je m'appelle Mélissa. (La femme tourna autour d’elle, un sourire aux lèvres.) Ça fait bien longtemps que je n’ai pas parlé à quelqu’un. D'humain, je veux dire.

— Vous êtes un fantôme, lâcha-t-elle, déçue.

Elle avait commencé à espérer qu'il n'y en avait pas ici.

— Depuis combien de temps êtes-vous là ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Longtemps. J’ai attendu que tu viennes me trouver quand j'étais vivante, mais je suis morte prématurément. Alors je viens à toi.

Ce fantôme avait l’air amical, bien que confus, semblait-il.

— Il existe un objet précieux. Un objet qui m'appartenait. J'aimerais que tu le retrouves.

— Vous êtes la femme qui a utilisé ce garçon pour me parler. Désolée, mais je ne vous aiderai pas.

Le fantôme, contrarié, recula et tournoya jusqu'à une fenêtre.

— Tu es de ceux qui peuvent voir et communiquer avec les fantômes, tu possèdes un grand pouvoir, jeune fille.

Son visage d’un blanc lumineux l’observait attentivement.

— Non, je n’ai aucun pouvoir, la contredit-elle.

— Pourquoi es-tu venue dans cet endroit lugubre, alors que tu aurais pu déjeuner avec tes amis et profiter du soleil ?

Elle considéra son silence comme une réponse et acquiesça calmement.

— Tu vas parcourir un chemin tortueux, Emma. Que tu le veuilles ou non. Avara n'est que le début d'une grande aventure pour toi.

— De quoi parlez-vous ?

Le fantôme voleta jusqu’à elle.

— Retrouve le parchemin que je possédais, c'est l’un des dix parchemins du Grand Secret. Il ne doit surtout pas tomber entre de mauvaises mains !

Le cours d’histoire était tout aussi peu intéressant que les précédents. Le professeur Charles Jackson était tellement soporifique qu'Emma luttait contre l’envie de s'endormir. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle renonça à chercher le cheminement de cette voix monotone et se contenta de recopier ce qu'il écrivait. Son esprit eut donc tout le loisir de se balader dans des contrées lointaines.

James, toujours fidèle à lui-même, sérieux, rabattait derrière son oreille une mèche qui lui tombait devant le visage tout en écoutant le prof attentivement. Charles Jackson ne faisait que lire le livre et s’écartait du sujet pour discuter de thèmes hors programme. Elle ne manquerait donc rien d’important. Les filles assises au premier rang faisaient semblant d'écouter pour mieux le regarder. Bien que son cours soit dénué d’intérêt, les filles lui trouvaient quelque chose d’extrêmement attirant. Elle vit Éthane lui lancer un clin d'œil et répondit par un sourire. Cette année promettait d'être longue, vraiment très longue. Elle détourna le regard et vit Maria attacher ses boucles noires qui semblaient la gêner et sortir un cahier où elle griffonna des symboles qu'elle n'avait jamais vus. Elle déchira un morceau qu'elle plia en deux et le tendit à Jean-Baptiste, son petit ami.

Le brouhaha commençait à s'étendre comme une épidémie dans l'amphithéâtre et tout le monde se précipita vers la sortie. La fin du cours était enfin arrivée.

En fin d’après-midi, ils se rejoignirent pour réviser le contrôle de mathématiques. Le nombre d'étudiants à la bibliothèque avait augmenté inexorablement depuis que la date des contrôles avait été dévoilée. Ailis se montrait très efficace dans ses révisions et semblait retenir l'impossible, mais ce qui étonnait le reste de la troupe était les capacités intellectuelles surprenantes d’Éthane.

— Je dois le prendre comment, j'ai l'air si stupide ? s’enquit-il, l'air à moitié vexé.

— Non, mais tu es si distrait en cours. En fait, on aurait pu jurer que si tu avais été absent, ça aurait été pareil, expliqua Jim.

— Tu ne dois pas avoir besoin de beaucoup de concentration, dit James en levant le nez de son cahier pour la première fois depuis plus d'une heure.

— C'est une de mes capacités, sans doute : peu d'efforts, mais un résultat surprenant, répondit-il en riant, l'air triomphant.

— Tu es peut-être un peu trop sûr de toi. Si tu crois que le peu d'efforts que tu fournis va suffire indéfiniment, tu te trompes, répliqua-t-il en retournant à ses cahiers.

Éthane se releva brusquement et sa chaise chancela. Il passa à côté de James qui l’ignora et se précipita vers Aurore. Il s'assit à côté d'elle et lui susurra à l’oreille, suffisamment fort pour que tout le monde l’entende :

— Si tu veux des cours du soir, c'est quand tu veux, ma belle. Mon génie me permet d'être libre en soirée, alors profites-en. (Il ajouta, encore plus bas :)  Pour toi, mes services sont gratuits.

Emma sourit – elle était habituée au comportement d’Éthane – mais Aurore se mit à rougir. Ailis maîtrisa sa colère en serrant les dents et cassa par mégarde son crayon.

— Quel imbécile, chuchota-t-elle.

Emma et Ailis partirent plus tôt et traversèrent le campus.

— Tu es toujours d’accord pour aller à la soirée étudiante ? demanda Ailis.

— Bien sûr.

— Je n'ai jamais été à ce genre de fête, alors j'ai mis de côté plusieurs tenues dans une boutique de vêtements. Tu voudrais m’aider à en choisir une ?

— Tu peux compter sur moi. En parlant de la soirée, en général on se fait accompagner.

— Ah oui ? On peut s’y rendre ensemble.

— En fait, je pensais à Éthane.

— Je vois. Tu n’as pas besoin de ma permission. J’ignorais… Je ne savais pas que vous deux… que…

— Ailis.

— Quelque chose a dû m’échapper. Je suis constamment dans mes livres à chercher une solution pour comprendre…

— Ailis, je parlais de toi. Je n’ai pas l’intention d’y aller avec Éthane.

Ailis s’arrêta et ses traits se détendirent.

— Tu veux y aller avec lui. Ces dernières semaines, tu le regardes différemment. Ailis s’assit sur un banc.

— Ce n’est pas possible.

Emma vit clairement son amie s'empourprer. Elle ne comprenait pas la raison de son entêtement.

Emma montra sa carte d’étudiante à l’accueil et entra dans la bibliothèque. Elle passa devant le couloir de communication où se trouvaient une télévision et des magazines. Elle prit le journal qui était resté sur le canapé et lut les gros titres :

Un artiste de renom expose à la Cité d’Argent

La Compagnie du Faucon trafique contre les Cités

Les aides financières jugées trop basses

Les gens désertent Avara de nouveau

Elle s'arrêta sur cette dernière partie. Il n'y avait que quelques lignes :

La police a tenu une conférence de presse sur l’affaire classée concernant d’étranges disparitions. L'inspecteur Watanabe est actuellement chargé de l'enquête pour la ville d’Avara : « Nous avons identifié des similitudes avec l’affaire dont j’ai eu la charge l’année dernière. Nous avons donc décidé de rouvrir l’enquête. Mon équipe et moi-même faisons de notre mieux pour trouver les coupables. Pour l'instant, nous pensons que c'est l'œuvre de plusieurs personnes, peut-être quatre. Nous demandons à la population d’Avara qui est la plus concernée de bien vouloir éviter de sortir la nuit et d'informer la police si elle remarque des choses suspectes. Nous espérons boucler cette affaire au plus vite. »

Elle jeta le journal et monta le son de la télévision. Ils devaient être en train de rediffuser la conférence de presse. Elle zappa et tomba sur la chaîne recherchée. L'inspecteur Watanabe venait de finir son discours, le brouhaha envahit très vite la salle et les questions des journalistes présents fusèrent :

— Inspecteur, avez-vous des hypothèses concernant le lieu où se trouveraient les corps ?

— On ne parle pour l’instant d’aucun corps. Nous pensons que les responsables ont transporté les victimes hors de la ville, rien ne laisse penser qu'il leur soit arrivé malheur, répondit-il, agacé. Nous devons rester optimistes.

— Pourquoi déclarez-vous que c'est l'œuvre de quatre personnes alors que d'après vos dires, vous n'avez trouvé aucun indice valable pendant un an et demi ? demanda un jeune journaliste qui jubilait en attendant la réponse hésitante d’un inspecteur qu’il voulait mettre mal à l'aise.

Ce qui ne se produisit pas.

— Nous disposons de spécialistes dans cette affaire qui nous permettent d'avancer du mieux que nous le pouvons. Les questions sont maintenant terminées.

Emma sortit de la bibliothèque et rejoignit ses amis à la cafétéria, le cœur battant à tout rompre. Comment n'avait-elle pas su ce qui se tramait dans cette ville ? Ailis avait fait maintes recherches, elle devait forcément savoir pour les disparitions. Son esprit ne mit pas longtemps à comprendre le rôle de la gare dans tout ça. Tous ces gens qui désertaient utilisaient les wagons peu stables pour quitter la zone ! C'était un moyen clandestin de fuir sans avoir besoin de carte de passage. Elle pensa à tous ces émigrants. Où iraient-ils, comment feraient-ils au-delà de la frontière sans carte ? S'ils étaient découverts dans une Zone Première, ils seraient jetés dans une Zone Sombre sans la moindre explication ! La discussion animée de ses amis la ramena à la réalité.

— Vous avez prévu de faire quelque chose cet après-midi ? Je vais me rendre en ville. Il y a un magasin très amusant.

Jim et Émilie resteraient en tête-à-tête à la cafétéria. Éthane, quant à lui, grimaça à l’idée de flâner dans les magasins pendant des heures et disparut à pas feutrés.

Aurore et Emma montèrent dans la voiture d'Ailis et filèrent vers le centre-ville. Des habitations toutes plus décrépies les unes que les autres défilaient derrière la vitre. Le petit bois s’éloignait, et elle vit au loin un immense pont qui surplombait une rivière.

— Où mène ce pont ?

— De l’Autre Côté. Ce n'est pas très fréquentable depuis que la Compagnie du Faucon s'est installée, répondit Aurore.

La plupart des gens dans la rue étaient des étudiants. Des pancartes de fermeture s’étalaient sur de nombreuses façades. Seule une boutique, Luminescence, était épargnée. Elles pénétrèrent dans ce lieu étroit, découvrant de grands rideaux tombant le long des murs et de l’encens qui diffusait une vapeur odorante. D'étranges objets s’agglutinaient sur les hautes étagères. Un homme au visage rabougri avec des petits yeux gris les fixait, immobile derrière le comptoir.

— La dernière fois, j’ai vu une pierre qui émettait de la lumière la nuit. L’intensité de la lumière variait, la pierre était comme vivante. C'est incroyable tout ce qu'on peut trouver ici. La plupart des objets viennent des Cités d'Argent. Une chance pour nous ! Je viens ici quand j’ai un cadeau à offrir, expliqua-t-elle en touchant tous les objets avec envie.

Il y avait des crayons multicolores tout mous dont la mine se courbait sur le papier. Impossible d’écrire avec ça, se dit-elle. Il y avait de beaux carnets colorés, bleu-vert, bordeaux à reliure dorée. Des étagères proposaient une panoplie de livres, dont certains lui paraissaient familiers. Ils portaient des titres étranges comme Bacoufa et Éléonor. Elle trouva un livre sur 2012 qui détaillait l'année décisive qui avait mis un terme à la Grande Apogée. Certains nommaient cette année-là la « Descente ». Le vieil homme les épiait toujours en plissant ses petits yeux et en hérissant sa barbe grise. Ailis avait les bras pleins d’objets bizarres. « Des ar-te-facts », avait-elle insisté. Emma ne pouvait s'empêcher de regarder la porte noire. Elle était fermée à clef. Son encadrement scintillait de bleu, ce que personne ne semblait apercevoir. Elle colla son nez contre la serrure, mais tout était noir. Soudain, une grosse main s’abattit sur la porte.

— C’est interdit au public ! rugit le vendeur.

Elles sortirent enfin du champ de vision de l’homme et respirèrent le doux air de la fin de l’été.

— Tu as vraiment besoin de tout ça ?

Emma regarda le sac en papier que portait Ailis qui pouvait se déchirer d’un moment à l’autre.

— C’est notre première après-midi shopping de l’année, alors j’inaugure ça. Je t’ai pris quelque chose, d’ailleurs, ça va beaucoup te plaire.

Aurore repartit chez elle tandis qu'elles cherchaient une épicerie. Emma avait besoin de remplir son réfrigérateur. À chaque virage, elle tanguait et s'accrochait comme elle le pouvait et à chaque décélération et freinage, elle sentait la ceinture lui déchirer la poitrine.

— Je vais bientôt la déposer au garage. Je ne peux plus la laisser dans cet état. J'ai l’impression qu'elle va finir en miettes à chaque virage.

Emma acquiesça.

Elles firent le tour du magasin en remplissant un sac. Ailis avait déjà ce qu’il lui fallait – elle commandait toujours tout à l’hôtel – mais elle voulait accompagner Emma. En sortant de la caisse, elles s'arrêtèrent devant un mur où une dizaine de photos étaient accrochées. Sur chacune figurait le nom d’une personne qui avait disparu. Il y avait des personnes âgées, mais aussi des jeunes de leur âge. Des enfants en très bas âge avaient également disparu ! Parmi les photos, l’une datait du mois d’août. Toutes les autres montraient des gens disparus depuis plus d'un an.

— Ce n’est pas très rassurant.

— En effet, surtout pour une petite ville.

Elle n'avait pas l'habitude d'un quartier aussi lugubre, et la sécurité était loin de celle qu’octroyait une résidence.

Ailis raccompagna Emma chez elle et repartit avec une voiture gémissant de douleur.

Emma rangea les produits alimentaires en imaginant Ailis perdue dans un hôtel luxueux. Depuis qu'elles s'étaient rencontrées au lycée, elle était persuadée que sa famille était spéciale. Elle s’imaginait des parents influents et riches. Tout en elle respirait la petite fille élevée dans la bourgeoisie, de la blondeur de ses cheveux soyeux à ses manières délicates. Ailis détestait ce genre d'allusions et faisait son possible pour éviter ce genre de réflexions qui la vexaient. Elle répétait à chaque fois qu'il n'en était rien, mais des petites choses comme la Carte orange qu'elle possédait affirmaient le contraire. Elle avait accès à toutes les zones, et elle avait une voiture, un luxe que tous se refusaient ! Sa famille était un sujet mystérieux qu'elle prenait soin d'éviter. Elle lui avait tout de même avoué qu’Éthane était son cousin et qu’ils vivaient ensemble. Quant au reste, c'était un mystère, jusqu'à son apparition sous la neige cette nuit où elles s'étaient rencontrées. Elle sourit, et une douce joie envahit son cœur au souvenir de cette soirée.

La pendule indiquait dix-neuf heures. Emma sortit en hâte en espérant ne pas être trop en retard. Elle descendit rapidement les escaliers, poussa la porte et découvrit sur le seuil un homme aux cheveux lisses d'un blond éclatant. Sa longue veste noire évoquait les hommes de haut rang des Cités d'Argent. Ceux qui s'occupaient d'affaires « politiques ». Elle le contourna et poursuivit son chemin. Il avait quelque chose d'effrayant. Un bourgeois corrompu, peut-être, expulsé de la Cité. Soudain, elle entendit un bruissement devant elle, mais personne ne se montra ; ce devait être un chat caché dans les fourrés. Emma s’aperçut que l'homme la suivait. Que lui voulait-il, au juste ? Il marchait derrière elle, ses yeux dardant son dos. Il lui proposa gentiment de l'accompagner jusqu'à sa destination, en l’occurrence devant le portail de l'université. Ses traits étaient crispés, de toute évidence, il exigeait qu'elle accepte sa compagnie. Il devait avoir trente-cinq ans et ne semblait pas ravi de se trouver là.

— Je n'ai pas besoin de vous pour trouver mon chemin, mais merci.

Elle se détourna, mais il lui agrippa le bras et lui siffla à l'oreille :

— Les rues ne sont pas sûres, mademoiselle, ce serait stupide de refuser une proposition aussi bienveillante.

Il la regardait durement et entrouvrit les lèvres. Sa bouche fit plusieurs mouvements indistincts. Il lui lâcha le bras et souffla enfin :

— J'ai à vous parler. (Il lui fit signe d’avancer et poursuivit :) Est-ce que Zack est avec vous, ici, à Avara ?

— Je ne sais pas de qui vous parlez.

Il se rembrunit et continua d'avancer, l'air songeur.

Elle évita de marcher trop vite pour ne pas éveiller ses instincts de chasseur. On n’était jamais trop prudent. Elle eut donc le loisir de le détailler. Il marchait devant elle tout en laissant une distance d'au moins trois mètres. Vraiment étrange pour un kidnappeur. Elle ne l'avait pas remarqué, mais il était très imposant, il avait de larges épaules. C’était sûrement normal pour son âge. Ses cheveux blonds flottaient sur son dos, ainsi que sa longue veste en cuir noir. À son grand étonnement, il marchait assez vite et arriva enfin à destination. Il commençait déjà à s’en aller quand Emma l'interpella :

— Attendez ! Qui êtes-vous ? Et qui est ce Zack que vous cherchez ?

Il se retourna vers elle et un sourire effleura ses lèvres. Sitôt sa question posée, elle aurait souhaité l’effacer, mais c'était trop tard. Chaque mot que l'on dit ne peut être repris. Une flamme brûlait dans ses yeux, elle devinait qu’il s'amusait beaucoup.

— Personne. Je reviendrai quand tu seras mieux disposée.

À ces mots, elle tressaillit. Il dut probablement s'en apercevoir, car il ajouta aussitôt :

— Et il serait sage que tu sois docile. Vous autres, les humains, aimez bien les scènes mélodramatiques avant de finalement faire ce qu'on vous demande.

Il se détourna en s’éloignant, laissant vibrer derrière lui des mots incompréhensibles, une menace à peine déguisée.

Emma et Ailis retrouvèrent Aurore, Éthane et James qui les attendaient devant les murs de l'enceinte. Le petit groupe prit la route ancienne, pavée, qui allait vers le centre-ville. Éthane avait convenu avec James qu'il serait leur guide.

— J'ai entendu parler d'une boîte de nuit, le Big Bang. Ce serait génial d’y aller un soir.

— Oui, mais quand le programme s’allégera, répondit Ailis. Et puis, on a déjà une soirée de prévue !

Éthane avait pris l’habitude de l’emmener à ses soirées, pensant qu’un garçon avec une fille était plus séduisant. Ailis semblait très attristée du comportement volage d’Éthane.

Emma aperçut James regarder ses pieds tout en leur racontant des anecdotes sur Avara. Ils passèrent les magasins très vite et atterrirent au bout de la rue, où ils bifurquèrent à droite.

— James, ça fait longtemps que tu vis ici ?

Il regardait droit devant lui et répondit de sa voix presque éteinte et grave :

— J'ai toujours habité ici.

Il se tourna vers elle. Son visage éclairé par le soleil lui donnait un air plus fragile, on aurait dit que son masque s'était fissuré face aux rayons brûlants.

— Pourquoi tu me demandes ça ? ajouta-t-il, surpris.

— Eh bien, je me demandais pourquoi personne ne parle jamais de l'Autre Côté.

— Personne ne sait vraiment ce qu’il se passe après le pont. Il faut un laissez-passer pour traverser, répondit-il, l'air ailleurs.

Ils traversèrent une route qui menait à de petits appartements et des terrains abandonnés. Il n’y avait plus rien à voir de ce côté-là. Ils retournèrent au centre pavé, passant par le Centre de Sécurité que leur montra James. Derrière, Emma reconnut la rue des profondeurs de laquelle elle avait émergé. La gare devait se trouver juste sous ses pieds ! James les mena devant une vieille porte en bois craquelée. Le Bar sans nom !

La chaleur les submergea. Il faisait sombre, la lumière diffusée par la vingtaine de lampes éclairait faiblement, créant une atmosphère étouffante. Les quelques personnes présentes les dévisagèrent à leur entrée. Il n'y avait pas d'autres jeunes. Les gens qui venaient ici devaient être des habitués. Si Emma avait été seule, elle n'aurait jamais mis les pieds dans un endroit pareil.

— C'est la première fois que je viens dans un bar aussi calme.

Le barman, âgé d'environ vingt-cinq ans, vint vers eux muni d’un bloc-notes. Il avait des cheveux châtain clair qui lui tombaient devant les yeux. La lumière des lampes disposées autour des tables éclairait son visage dans la pénombre, dévoilant son sourire. Il les mena à une table libre.

— Bonjour, je m'appelle Fred, dit-il. Vous êtes nouveaux dans le coin ? demanda-t-il en débarrassant la table des miettes.

— Oui, on est lycéens, répondit Ailis.

— Si vous avez des questions, je serai très heureux de vous aider, ça fait longtemps que je n'ai pas vu de têtes joyeuses. (Il s’approcha d’eux et se courba, puis reprit en baissant d’un ton :). Ce n’est pas tout à fait exact, en fait, il y a parfois de nouvelles têtes. Vous voyez l’homme au comptoir là-bas ?

L’individu en question était entouré de verres vides. Il vida un shot qu'il posa à côté des autres. D’un air macabre, il fixait son verre maintenant vide.

— C’est la première fois qu’il vient, celui-là. Il s’est disputé avec sa femme, d’après ce qu’il m’a dit, crut bon d'expliquer le serveur. Venir ici est sa vengeance.

— Comment ça ? demanda Aurore.

— Sa femme pense qu'il a un second boulot, si vous voyez ce que je veux dire.

— Pourtant, vous êtes installés près d'une université, de nombreux étudiants doivent passer leurs soirées ici, réagit Éthane.

James paraissait enfin s'intéresser à ce qui l’entourait et leva la tête.

— Oh non, les gens préfèrent rester chez eux, personne n'a vraiment envie d'aller vagabonder. Après plusieurs mois sans aucun incident, on commençait à se dire qu’on pouvait enfin passer à autre chose. Mais les criminels semblent avoir repris du service. (Il respira un bon coup et les regarda dans les yeux tour à tour avant de reprendre :) Il faut comprendre qu'aucun des disparus n'a refait surface jusqu'ici. Et maintenant que ça recommence, ce sera peut-être pire que la dernière fois. Voilà pourquoi on ne voit pas de nouveaux visages par ici.

Le silence avait gagné la table. L'atmosphère était lourde, dérangeante, et la tension qui avait disparu refit surface tout à coup. Emma fut prise d'un vertige. Cet homme habillé en noir qui l'avait suivie était vraiment suspect, quand elle y repensait. Que faisait-il là, pourquoi l'attendait-il ? Elle devait être paranoïaque, personne n'aurait pu savoir qu'elle sortirait à ce moment précis. Elle devait se calmer et arrêter d'y penser, tout simplement.

— Mais bon, le Centre de Sécurité fait son possible. Je vous amène à boire, les amis ?

Éthane tapa du poing sur la table, faisant sortir les autres de leur torpeur.

Le barman prit la commande puis alla s’occuper d’une autre table.

Emma les abandonna et passa aux toilettes. Le sol était crasseux et l’odeur acide. L’eau du robinet était gelée. Elle se rinça le visage devant le miroir fissuré. Le teint presque blafard, elle plongea dans les reflets du miroir. Ses yeux s’enflammaient. Tout était soudain en feu. L'eau qui coulait dans l'évier était maintenant chaude. Une femme criait. Elle se colla au miroir et se protégea de la chaleur des flammes. Des étagères tombaient. Ses mains brûlèrent sous l'eau chaude. Elle sortit de sa torpeur et vit que ses doigts étaient rouges. Une voix au creux de son oreille la fit sursauter :

— Hum… Cet endroit est vraiment dégoûtant, heureusement que je suis déjà morte.

Le fantôme voleta et inspecta tous les recoins, la mine déconfite.

— Je pensais que les fantômes ne se déplaçaient pas et qu'ils restaient là où… heu... où ils mouraient, dit Emma.

Le fantôme quitta cette puanteur. Elle le suivit dans le couloir, puis repassa près du bar, contourna la salle par l’arrière et monta un petit escalier. Elle vérifia que personne ne l’avait vue et continua jusqu’au balcon. Le fantôme avait disparu.

— Où es-tu ?

Emma regardait depuis le palier ses amis rire en contrebas. Il y avait plusieurs chambres d'hôtel. Elle se rapprocha de la première porte à sa gauche. Celle-ci s’ouvrit à la volée. Un homme encapuchonné lui jeta un regard surpris et partit précipitamment. La chambre d'en face était silencieuse. La porte s’ouvrit, l'invitant à entrer. Emma la referma derrière elle. Ce n’était pas très grand. Elle remarqua la table de chevet dont elle tira les tiroirs. Rien. Elle ne savait pas ce qu'elle devait chercher ici.

Elle s’assit sur le lit en observant le vieux papier-peint moisi.

— Je suis désolée, mais il n’y a rien ici.

Elle se redressa et tira la poignée pour sortir, mais elle refusa de bouger. Elle força un peu plus, la tourna dans tous les sens, mais la porte resta obstinément fermée.

— Il y a quelqu’un ? C’est bloqué ! s’écria-t‑elle.

Elle tambourina à la porte et fut soudain projetée en arrière contre la moquette. Elle se releva, paniquée. Il se passait quelque chose d’anormal. Accroupie face à la table de chevet, un torrent d’eau lui éclaboussa le visage. Elle hoqueta et courut vers la porte, toujours verrouillée.

— Non ! Mais ouvre-toi !

Elle tira la poignée de toutes ses forces tandis que l’eau montait, remplissant progressivement la chambre. Elle sentit l’eau glacée lui griffer les mollets, puis les cuisses. Elle sortit son téléphone de sa poche et vit le témoin de réseau barré. Ce n’était pas possible ! Elle faisait un cauchemar. L’eau lui arriva très vite jusqu’au cou, et elle se mit à nager dans cette chambre lugubre qui s’appliquait à la tuer ! Il n’y avait aucune fenêtre, ni aucune autre sortie. Elle allait mourir sans savoir ce qu’elle cherchait. Elle n’aurait jamais imaginé finir comme ça.

Elle se sentit suffoquer, l’eau froide pénétra dans ses poumons. Elle toussa, recrachant l'eau glacée. Elle nagea à l'aveuglette jusqu'à la porte et tira une nouvelle fois dessus de toutes ses forces. Ses poumons la brûlaient, elle aurait aimé pleurer et crier. Des images de Ferost défilèrent devant ses yeux tandis qu'elle s'acharnait sur la poignée. En voyant l'image de sa famille, elle se sentit désemparée. Juste avant de sombrer dans l'inconscience, elle pensa à sa mère.

La porte s'ouvrit et mit fin à l'enchantement macabre. Emma tomba sur le sol et toussa bruyamment. Il n’y avait plus d’eau dans la chambre et aucune trace de ce qui venait de se passer. Un homme au visage inquiet l'aida à se relever. Son cœur s’emballa quand elle le reconnut. Il lui souriait timidement en la fixant. Mal à l'aise, elle referma la porte de la chambre qu'elle venait de forcer et se retourna vers le corridor. Vide.

Elle rejoignit ses amis sans comprendre grâce à quel stratagème ses vêtements avaient séché. Elle resta en dehors de la conversation, l’air absent, obnubilée par le sourire plein d'espoir qu'elle avait vu sur le visage du jeune homme brun. Il avait, en un regard, balayé toutes ses peurs. Tout à coup, le fantôme et sa quête lui semblèrent complètement stupides.

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