Chapitre 2 Ferost

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Emma s'étira sous le léger drap de coton blanc qui recouvrait son corps menu. Elle sortit de son lit et glissa ses pieds dans ses pantoufles de fourrure blanche, puis ouvrit les volets. Une lumière aveuglante agressa ses pupilles. Elle cligna des yeux plusieurs fois en grimaçant, avant de s'accoutumer à la lumière du soleil. Le temps était encore splendide aujourd’hui. Elle admira le ciel clair, profita de la brise légère et revigorante. Une heureuse journée se profilait à l'horizon. Elle promena son regard dans la rue et salua les promeneurs. Les pelouses étaient coupées court, les parterres de fleurs étaient splendides et l’odeur des jonquilles, tulipes et roses venait chatouiller ses narines.

Plus loin, à la sortie du lotissement, elle aperçu un garçon qui errait, les cheveux mouillés, une veste de femme rouge tachée de boue serrée contre son torse. Il sentit son regard peser sur lui et apparut comme par magie devant sa fenêtre. Il patienta, les yeux dans le vague. Des larmes ruisselaient sur ses joues.

Il n'y avait rien de pire qu'un fantôme ignorant qu'il était mort. Ignorant que sa vie était terminée, et qu'il n'y avait plus rien pour lui ici-bas.

Le fantôme du garçon toujours immobile la regardait, hagard, les yeux vitreux. Il avait peur. Son tee-shirt et son pantalon dégoulinaient d'une pluie ancienne. Des entailles rouge vif striaient ses coudes.

De nombreux fantômes erraient sur Terre sans jamais trouver de porte de sortie, d'autres devenaient fous de haine. D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, il y en avait toujours eu à Ferost.

Le jeune garçon tourna son regard vers la pelouse verdoyante, attiré par le rire d’un enfant. Un pigeon blanc alla se poser sur un grand chêne vieux d’un millier d’années et le garçon s’éclipsa sans crier gare.

Elle respira de soulagement et tourna les yeux vers son horloge nichée derrière le cadre d'une peinture d'art contemporain. Onze heures ! Ses amis arriveraient bientôt et elle n’était même pas habillée ! Elle ouvrit son armoire et sortit un haut cintré et un pantalon léger en lin blanc, coupé droit mais qui mettait en valeur sa taille fine.

— Emma ! pesta Ailis.

— J'arrive, marmonna-t-elle.

Tous les préparatifs avaient été faits la veille. Pas besoin de s'affoler !

Après une douche tiède et avoir séché ses cheveux, elle se regarda dans le miroir. Ses cheveux châtains se bagarraient pour prendre le plus de place possible et se hérissaient au-dessus de sa tête. Elle les attacha sans prendre la peine de les coiffer, sachant que c'était peine perdue, et s'attarda sur le maquillage. Les paupières dorées, ses yeux gris entourés de crayon noir, ses joues poudrées maintenant roses ; elle était fin prête. En sortant, elle se prit les pieds dans un carton et évita une chute. Elle descendit les escaliers et découvrit un salon animé par son amie. Des documents avaient été oubliés sur la table basse. Des photographies, plusieurs cartes du pays et d'Avara. Plusieurs dictionnaires de langues anciennes formaient une pile bancale et prête à s’écrouler à tout moment. Elle était impatiente d'être au lendemain et de découvrir cette ville qui fascinait tant Ailis.

La baie vitrée était grande ouverte, provoquant un courant d’air dans la maison. Ailis s’activait. Un plateau à la main, elle transportait une dizaine d'assiettes en carton, des verres en plastique, des fourchettes et des couteaux qu’elle posa sur la table de jardin avec délicatesse et minutie. Elle attacha avec une barrette ses longs cheveux blonds qui lui tombaient devant les yeux, puis s’élança dans la cuisine comme si on préparait une réception pour une centaine de convives.

Emma avait rencontré Ailis l'année précédente. Les cours avaient débuté depuis plusieurs mois quand elle était arrivée. Ailis s’était montrée très encline à nouer des liens avec les autres, mais créer des relations dans un esprit de camaraderie était un talent qu'elle n'avait pas. Un jour, Emma l'avait trouvée seule, sous la neige, jouant aux cartes. Elle avait cru apercevoir quelques larmes mais elle s’était retournée en souriant. Après cela, Emma ne l’avait plus jamais laissée seule. Ailis avait redoublé d'efforts pour se rendre populaire et se faire accepter par les habitants.

— Bien dormi ? demanda Ailis, l'air inquiet.

— Oui, vu les circonstances. Et toi, tu n’as pas eu trop chaud ?

Ailis eut l’air surprise :

— La fenêtre est restée ouverte toute la nuit, répondit-elle, en versant un peu de jus d’orange dans les verres pour qu’ils ne s’envolent pas.

— Tu as marmonné dans ton sommeil, tu as probablement fait un cauchemar, rajouta-t-elle.

— J'ai encore fait ce rêve, répondit-elle en lui montrant son mollet qui arborait un hématome.

Elle ne se souvenait pas des détails, mais elle se réveillait toujours avec des bleus aux mollets.

Ailis se pinça les lèvres, inquiète. Ces derniers mois, elles étaient devenues si proches qu’Ailis dormait très souvent chez Emma. Ailis était réveillée presque toutes les nuits par les cauchemars d’Emma.

Depuis maintenant plusieurs semaines, elle se voyait dans une ancienne bibliothèque avec cet homme qui venait la hanter presque toutes les nuits. Cependant, la veille au soir, quelque chose avait changé. Elle n'avait pas seulement été effrayée, mais terrifiée. La terreur qui l'avait submergée cette nuit-là s'immisça dans ses veines et lui glaça le sang.

Ses amis arrivèrent à pied en tenue d'été. Ailis, en bonne hôtesse, accueillit les invités avec un air jovial. Elle héla Emma qui tentait avec sa grand-mère d’animer un feu avec les branches qui traînaient dans l’abri de jardin depuis des mois. Elle jeta une énième allumette dans le charbon noir et salua tout le monde. Elle les mena à la table où de la boisson les attendait pour se désaltérer sous cette chaleur étouffante.

L'esprit ailleurs, elle s'attarda sur les enfants qui faisaient du vélo. Monsieur Pie passait la tondeuse, il lui fit un signe de la main et Emma répondit. Elle se tourna vers ses voisins de droite qui partaient déjeuner chez leur fille, à une heure d’ici. Des gens charmants, sa grand-mère et Madame Harpie s’entendaient à merveille. On pouvait toujours lui demander du pain quand il en manquait. Parfois, elle ramenait des petits gâteaux, nouvelle expérience de la semaine.

En face de chez elle, le jardin était impeccable, et la maison était vide, comme toujours.

— Matt ne reviendra pas vivre ici, déclara Jessie.

Jessie s’était dirigée vers la littérature et elles ne se voyaient que rarement depuis la fin du collège.

— Je sais, cela fait deux ans maintenant, mais j’espère toujours le voir réapparaître.

Jessie était une bonne amie, qui avait une famille simple qui souhaitait lui offrir un avenir loin de la manipulation et de la corruption qui gangrenaient les cinq Cités.

Matt était différent, et c'est pour cette raison qu'il avait fui. Une Première Zone, comme Ferost, ne lui suffisait pas. Il était fasciné par les Cités d'Argent, centre économique, scientifique et militaire du pays. Matt avait participé à des dizaines de concours pour enfin être sélectionné. Seuls les meilleurs – l’élite – pouvaient prétendre étudier et travailler aux Cités. Son esprit vif lui ouvrait des perspectives que personne ne pouvait imaginer à Ferost.

Les flammes jaunes et chaudes jaillirent du barbecue et sa grand-mère sourit en mettant ses mains sur ses hanches en signe de victoire. Éthane lui tapota l'épaule gentiment tandis que Tim s'empressait de rapporter la viande épicée prête à être grillée.

Avait-elle raison de quitter la ville ? Ferost n'était pas si mal, la ville était sécurisée, il y avait des écoles de formation qui leur offriraient un avenir certain. Il y avait de l'électricité, de l'eau et un commissariat qui avait fait ses preuves. Pouvait-on en dire autant d'Avara ? Une Seconde Zone !

— Hé, c’est prêt !

Éthane, le cousin d’Ailis, servit des pilons de poulet grillés et des frites dans les assiettes en carton qu’on lui tendait.

Emma s’assit sur le banc blanc, son assiette sur les genoux, et regarda les flammes. Autrefois, elle se perdait dans ses pensées devant la cheminée où les branches se consumaient dans une odeur de fumée. Elle et Matt allaient parfois ramasser du bois à côté du cimetière, dans la forêt. Tous les hivers, depuis l’école primaire jusqu’au collège, ils rapportaient de beaux troncs secs. Mais au lycée, ils se voyaient moins souvent. Les choses avaient changé. Elle avait changé.

— C’est bon, articula Éthane, la bouche pleine. (Il s’assit près d’elle, un morceau de viande à la main.) Pourquoi ne restes-tu pas avec nous ?

Emma regardait Jessie et Tim, riant, se révélant les derniers potins du jour. Elle ne se sentait jamais très à l’aise dans ces moments où tout était trop parfait. Comme si on s’apprêtait à lui dire : « Poisson d’avril ! », et que ce mirage allait disparaître et laisser place à une réalité plus triste. Éthane lui lança un regard compréhensif.

— Tu hésites à partir ? Ailis t’a un peu forcé la main, j’imagine…

Il s’attaqua aux frites qu’il lui restait dans l’assiette, comme si cela résolvait tous les problèmes. Ses cheveux bruns coupés court lui donnaient un air sérieux qu'il ne gardait jamais plus d'une minute. Son front large et ses yeux bleus et vifs donnaient un aspect intrigant et mystérieux à ses airs de charmeur. Il lécha la mayonnaise sur ses lèvres charnues en lui souriant.

— Je sais que je suis irrésistible, mais j'ignorais que je te faisais fantasmer à ce point.

— Ne sois pas ridicule, je me demandais... Pourquoi est-ce que tu viens avec nous à Avara ? lâcha-t-elle.

Il suivait Ailis partout où elle allait, un peu comme un garde du corps, ce qu'elle avait toujours trouvé étrange.

— On est proches, tous les deux. Je suis là où elle est, c’est tout.

— Tu sais pourquoi elle tient tellement à s’installer à Avara ? enchaîna Emma. Depuis quelques semaines, elle fait une fixation sur cette ville. Elle effectue des recherches sur l'école, le laboratoire de la Compagnie du Faucon. Je ne sais même pas ce que c’est ! Elle veut savoir comment était la ville avant 2012. Que s’est-il passé dans l'ancienne époque qui l'intéresse tant ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

Ailis discutait avec sa grand-mère, dont elle était devenue proche, quand Éthane ajouta :

— Je ne sais pas si elle te l’a dit, mais avant qu’on s’installe dans cette ville, on se trouvait à des centaines de kilomètres d’ici. Voire des milliers ! On a vécu une épopée incroyable où se mêlaient excitation et frayeur. On a traversé des Secondes Zones, et même des Terres Sombres. Je dois dire qu'on a vécu l'enfer. Pas de vêtements propres, fit-il, désabusé. On avait à peine de quoi manger ! Ailis m’a emmené à la campagne, c’était l’hiver à l’époque et la neige recouvrait tout, du sol jusqu'aux toits des maisons. La neige était poudreuse, pas celle qui…

— Tu peux arrêter de divaguer et te la jouer mélodramatique, je suis sérieuse, le coupa-t-elle.

L'air vaincu, Éthane baissa les bras, qu’il avait tendus vers un auditoire inexistant, et poursuivit son histoire :

— Comme à son habitude, elle ne m’a pas dit pourquoi on se rendait là-bas. Le village était désert, on aurait dit qu’il était inhabité. On l’a parcouru dans le froid glacial pendant des heures. Des hommes étranges sont sortis de nulle part. Ils nous ont demandé de quitter ce village si on ne voulait pas avoir d’ennuis. Bien évidemment, Ailis était décidée à continuer. On a entendu un homme rire sous sa capuche. On a pressé le pas et on a frappé à la porte d’une petite maison. Mais seul un vent violent nous a répondu. Cela n’avait rien d’étonnant, il n’y avait aucun signe de vie dans ce village et je n’avais qu’une envie, faire demi-tour. La porte n'était pas verrouillée et ce qu’on a vu n’avait rien de réjouissant.

— Tenez, dit Tim en leur tendant un verre vide avant d’y verser du jus d’orange.

Il repartit, guilleret, vers le barbecue.

— Qu’est-ce qui s’est passé, ensuite ? s’enquit Emma, ignorant le regard implorant du fantôme qui avait malheureusement réapparu, cette fois-ci mécontent.

Il se retourna et jeta un regard assassin, déclenchant une rafale violente. Ceux qui se servaient au buffet reculèrent, surpris, en voyant les objets s'animer et virevolter autour d'eux. Ailis n'avait rien raté de la scène. Elle se prit la tête dans les mains en voyant l’expression ahurie de ses amis.

— Waouh ! Impressionnant ! C'est bizarre, il n’y a même pas une seconde, il n'y avait pas la moindre brise, s'étonna Jessie.

— Tu sais ce qu'on dit, c'est le calme avant la tempête, déclara fièrement Tim.

— Oui, peut-être, répondit-elle, peu convaincue, en ramassant des assiettes et des morceaux de viande.

Emma écoutait attentivement Éthane tandis qu'elle ramassait les déchets qui traînaient à leurs pieds.

— La maison qu'on a découverte était sens dessus dessous. La femme qu'on devait rencontrer ce jour-là était indisposée.

— Qui était cette femme ?

— Je n’en sais rien, mais elle s’intéresse de près à la magie, tu sais, Ailis.

Emma acquiesça. Ailis aimait beaucoup tirer les cartes, pourtant ce n’était jamais révélateur.

— Ailis, reprit-il, a remarqué qu’elle était souvent présente sur les forums qu’elle visitait, elle a alors décidé de la rencontrer pour qu'elle puisse répondre à ses questions.

— Et qu’est-ce qu’elle lui voulait ? insista-t-elle.

— Aucune idée, répondit-il en haussant les épaules. Il y a des choses qui ne se disent pas sur Internet. (Il déglutit puis reprit en gardant un œil vigilant sur sa cousine :) Ce que je veux dire, c’est qu’Avara est sa nouvelle quête du moment.

— Que cherche-t-elle à Avara ?

— Je ne sais pas, Emma, mais tu n’es pas obligée de la suivre.

C'est à dix-huit heures, quand il ne restait plus personne, qu’Ailis décida d'intervenir à propos de « l’événement » :

— Il y avait un fantôme, n’est-ce pas ? Comment peux-tu agir ainsi ? vociféra-t-elle.

— Quelle importance, il est mort ! Ils le sont tous !

— Mais toi, tu peux les aider. Très peu de personnes ont la chance de pouvoir interagir avec eux.

Emma rangea les chaises du jardin sous le porche, ramassa les assiettes et les emporta. Ailis la suivit dans la cuisine, dans le salon, dans le jardin en lui bloquant le passage.

— Une fois à Avara, il n’y aura plus de fantômes, alors n’en parlons plus, s’il te plaît.

— Je pensais que tu l'avais compris, expliqua-t-elle, déçue. Tu es l'une des nôtres. Tu es une ma-gi-cienne ! articula-t-elle, comme si ce mot était d'origine extraterrestre.

— L’air commence à se rafraîchir, on devrait terminer de ranger, déclara-t-elle, mettant fin au débat.

Les derniers rayons de soleil disparaissaient à la lisière de la forêt. Le jeune garçon attendait. Emma vaincu ferma la fenêtre de la chambre et descendit, accompagnée d’Ailis aider ce garçon. Elles s'éloignèrent des rues éclairées, guidées par le garçon qui, par moments, surgissait autour d'elles. La forêt les engloutissait dans les ténèbres. Le garçon resta planté devant la porte d’une cabane, implorant. De plus près, il semblait frigorifié et aussi pâle que sa transparence le laissait paraître. Elle poussa la porte dans un grincement terrifiant, dévoilant le même jeune garçon allongé, dans une pièce rustique, misérable et affligeante de pauvreté. Le fantôme du garçon se matérialisa à côté du corps allongé, dans un petit lit recouvert d'un drap usé et sale. Il déclara, en grimaçant de douleur, la main serrant sa gorge :

— L'air me brûle les poumons à chaque respiration. J'ai l'impression que ma tête va exploser. Faites quelque chose !

Les fantômes ne sont pas supposés ressentir des choses, pensa Emma.

— Que fais-tu à Avara ? Tu n'es pas d'ici.

— Je viens de Grez-Soul, avoua-t-il.

Ailis retint un gémissement de stupeur. C'était une Zone sombre tout près d'ici ! Un endroit où la terre rêche blessait la plante des pieds, où les toits pour se protéger des intempéries étaient artisanaux et rustiques, où la nature blessée n'offrait plus que des fruits ternes et amers. Les Zones sombres n'avaient jamais été aussi désœuvrées et sauvages qu'en 2073. Depuis la Descente en 2012, ce n’était que misère et violence. Devenues des prisons, les criminels de la pire espèce régnaient sur ces terres sans lois ni retenue. Elle avait entendu dire que de nombreuses monstruosités avaient envahi ces zones et dévoraient tout ce qui était vivant.

— Et tes parents, où sont-ils ?

— Ma mère est tombée en tentant de traverser la frontière. Le grillage s'est coincé dans sa robe, elle s’est cogné la tête au sol, expliqua-t-il en serrant la veste rouge. J'ai essayé de la réveiller, mais elle ne bouge plus.

Il avait à peine huit ans.

— Il faut que tu la rejoignes maintenant. Elle est sûrement en train de te chercher. Si tu te concentres, tu peux la retrouver.

— Elle est déjà partie, déclara-t-il. Elle ne m'a pas attendu. Tu n'as pas besoin de m'aider, ajouta-t-il, le regard soudain froid et sérieux, avant qu'elle ne puisse répliquer. Mais, moi, je peux t'aider. J'ai un message pour toi venant du monde des esprits.

Ailis plissa les yeux. Il était avéré que personne ne pouvait revenir du monde des esprits !

— Je veux dire, des esprits sur Terre, ajouta-t-il devant son incompréhension. Une femme viendra bientôt pour te confier une tâche.

Derrière les paroles de l'enfant, l'écho de celles d'une femme résonnait, dans l'espoir d'être entendue.

— Emma, il est vivant ! Son pouls est faible, mais il est vivant. Il doit souffrir de déshydratation et de malnutrition, mais il est en vie.

La porte s'ouvrit à la volée sur Éthane, essoufflé et les cheveux en bataille.

— Les militaires ont débarqué, on doit se tirer vite fait.

Ils se cachèrent derrière un buisson sauvage. Le ronronnement d’un moteur cessa et des hommes déboulèrent, armés jusqu'aux dents. Ils arboraient les couleurs du symbole de la garde : le noir et le vert. Un faucon aux ailes dorées dépliées enfonçait ses griffes dans la terre noire et son bec noir piquait un ciel d’Éden vert. Les faucons qui décoraient les manches de leurs uniformes impliquaient un pouvoir quasi total dans presque tout le territoire. Ils étaient absents seulement des cinq Cités d'Argent. Leur présence était prohibée et ils le respectaient. Pour l'instant...

— Embarquez-le, ordonna un haut gradé en empoignant un pistolet à impulsion électrique.

Un exécuteur sortit de la cabane, l'enfant dans les bras, l'air impassible. Dans leur métier, la récupération de déserteurs était la routine. La Compagnie du Faucon s'épargnait toutes sortes de politesses ou de civilités.

— C'est probablement le gosse de la femme qui gisait au sud de la frontière.

— Demain, vous irez renforcer la barrière, je ne veux pas d'autre infiltration.

— Bien, chef, déclara un soldat corpulent, la main sur la gâchette, visant autour de lui, prêt à tirer au moindre mouvement.

Emma retint son souffle quand ils passèrent près d'eux et ne respira qu'une fois le camion reparti. Elle devinait très bien ce qu’ils feraient de lui. Il retournerait à Grez-Soul, une cage dont désormais jamais il ne pourrait sortir.

Après le dîner, Emma et ses amis allèrent à un karaoké. Leur dernière soirée à Ferost. Emma détestait chanter en public, mais c’était un rituel qu’elle se devait d’accomplir. La plupart des gens qui venaient là étaient des adolescents de seize ans et des adultes sortant de la fac. Mais ses amis avaient tellement insisté qu’elle avait fini par accepter, comme d’habitude. À peine eurent-ils pris place à une table qu'on vint prendre leur commande : six cocktails sans alcool. D’abord, autour de cette table, il n'y avait aucun majeur et ensuite, on était dans une Première Zone. Emma admira un instant la fille qui chantait d'une voix sublime ; lui succéder après avoir été témoin de ses prouesses serait humiliant. La fille remercia, avec élégance et en s’empourprant, le public qui l'applaudissait. Elle avait même un fan-club ! Elle adressa à l’assistance un signe de la main avant de quitter la scène et Emma se présenta au micro sur la petite estrade.

Comme le lui avaient conseillé ses amis, elle ne les quittait pas des yeux. C’était pour eux qu’elle était là ce soir.

Le D.J. lança la musique. Emma connaissait les paroles à la perfection. La première fois qu’elle avait entendu la chanson, c’était dans un rêve. On avait chanté dans sa tête et joué avec toute son âme. Sa voix s’éleva dans la salle, et les chuchotements cessèrent.

Je donnerai mon cœur, je donnerai mon âme

Pour que ce ne soit pas toi

Ton destin est scellé

Tu dois vivre avant qu'il ne soit achevé.

La musique se mêlait avec volupté à sa voix. Des notes de piano entraînantes, aiguës, faisant grincer les cœurs et ouvrant les âmes. Le sol vibrait à l'écoute de la mélodie et elle se demanda si quelqu'un dans cette salle pouvait aussi ressentir cette sensation magique et fulgurante – comme si de la lave brûlait ses entrailles.

C'était une sensation étourdissante. Parfois, elle avait l'étrange impression que la chanson était en concordance parfaite avec son âme. Elle la comprenait au-delà des paroles et de la musique. Elle avait la sensation de connaître les sombres secrets du compositeur, de comprendre ce qui l'avait poussé à écrire cette chanson.

On aurait pu croire que c'était une chanson d'amour. Mais c'était plutôt comme une vérité qui l'ébranlait, comme si sa bien-aimée lui avait demandé d’accomplir quelque chose qu'il refusait de tout son être. Malgré sa promesse, il n’avait pu s'y résoudre, la tentation était trop forte. Il ne cherchait pas la rédemption de sa trahison, mais l'espoir de revivre le passé.

Elle balaya la salle de ses yeux gris. Le barman parlait à un groupe de jeunes, hilares. Certains discutaient en lui jetant un regard intrigué. D’autres buvaient et ne lui prêtaient aucune attention.

Je l'empêcherai,

Pour ton amour

Je reviendrai

Pour ton amour.

Emma serra le micro plus fort et regarda ses amis qui lui souriaient. Tim siffla joyeusement et Éthane lui envoya un baiser. Partir loin de ses amis serait difficile.

Je vis depuis tellement longtemps

D'une épée de fer

J'ai vu des royaumes à travers les âges

S'élever puis s'écrouler.

Ses yeux s’arrêtèrent sur un homme. Un homme qu’elle avait déjà vu. Il était seul, un verre à la main. Il avait les mêmes yeux bleus étincelants. Ses cheveux bruns bouclés lui tombaient sur les épaules. Sa voix se fit plus timide. Elle ne pouvait détourner son regard de son visage fin et envoûtant.

Perdu de nouveau dans les abîmes

Tu attends pour la dernière fois

Souillée par la haine et le sang

Je vivrai de nouveau

Sans toi.

Elle crut un instant qu’il la regardait et ne s’aperçut pas qu’Éthane avait bondi sur la scène.

Il colla ses lèvres au micro et poussa un cri se voulant mélodieux.

Les rires de nos cœurs

Nous transportent dans d’autres horizons

Avara, Avara, contrée lointaine où le haut débit n’existe pas !

Ses amis explosèrent de rire, en tapant du poing pour l’acclamer et l’inciter à continuer.

Je l'empêcherai,

Pour ton amour

Je reviendrai

Pour ton amour.

Emma enchaîna en chantant l'espoir d'un homme amoureux :

J'ai tout vu, Zack,

Plus de larmes, je serai là, jusqu’à la fin.

Emma remercia le public qui n’avait pas cessé de lui crier d’arrêter ce massacre vocal et retrouva ses amis.

— Bravo, Emma. Tu vois, ce n’était pas si terrible que ça.

— Merci, Tim. J’envisage une carrière de chanteuse, plaisanta-t-elle.

— Tu seras fabuleuse.

Ils rirent en l’imaginant sur scène avec un public qui l’acclamerait, de beaux garçons lui envoyant des bouquets de fleurs. Éthane, toujours sur scène, se déhanchait, acclamé par des filles séduites par son charme et probablement aussi par son corps mince et élancé. Son regard enjôleur, son torse musclé que dévoilait une chemise bleue ne laissaient personne indifférent. Son succès était légitime, mais il profitait trop de son pouvoir de séducteur pour attraper les filles dans ses filets, ce qui s'accompagnait parfois des regards noirs des garçons célibataires. De la main, il demanda au D.J. de changer de musique.

— Place au feu brûlant du rock, les amis ! cria-t-il dans le micro en faisant un clin d’œil aux filles qui se pressaient de le rejoindre comme des groupies.

Emma se retourna pour voir si l’homme était toujours là, mais il avait disparu, encore. En balayant du regard la foule qui se levait et dansait joyeusement, elle vit le jeune garçon qu'elle avait rencontré ce matin-là. Mais il était différent, cette fois.

Il était mort.

Un homme vêtu d'une longue veste noire avait les yeux rivés sur les étoiles. Il tendait les bras au milieu du ciel noir tandis que le vent fouettait inlassablement son visage sans aucune délicatesse. Des maisons s’étendaient, presque toutes identiques, des lampadaires diffusaient une faible lumière blanche sur les trottoirs. Il souriait malgré lui. Le moment qu’il avait tant attendu était arrivé. La toiture était lisse, mais il longea la jointure du toit, avec légèreté, à la manière d'un chat de gouttière. Il n’y avait plus personne dehors à cette heure avancée de la nuit, tout le monde dormait à poings fermés. C’est à ce moment-là, où personne ne pouvait le voir, qu’il venait sur ce toit et observait la ville de Ferost. Plusieurs fenêtres étaient ouvertes, rafraîchissant les demeures, mais les exposant aussi aux dangers de la nuit. Un homme apparut derrière lui. Il ne réagit pas et resta accroupi sur le toit, scrutant la rue déserte, heureux mais inquiet à la fois.

— Bonsoir, Zack. Je n’ai pas pu me libérer plus tôt. Alan est au courant pour la fille, fit savoir son ami, inquiet. Il sait qu'elle déménage dans trois jours et espère que tu seras au rendez-vous.

— Ne t'inquiète pas, tout se passe comme prévu.

— Elle pourrait être blessée, et même gravement, tu le connais ! J'ai l'impression qu'il croit que ton dévouement pour elle est étroitement lié aux parchemins. Ta surveillance acharnée lui fait penser qu'elle en possède un. Et à mon avis, il est prêt à tout pour le vérifier.

À l'époque où Zack faisait encore partie du clan d'Alan, ils avaient découvert un parchemin sous la grotte. C'était un cadeau tombé du ciel pour le chef du clan. Il donnait aux Convertis le pouvoir de marcher sous le soleil aussi librement que les humains. Depuis, Alan s'était donné comme mission de rechercher d'autres parchemins semblables.

— Je ne la surveille pas, riposta-t-il. Je veille sur elle, ajouta-t-il maladroitement.

— Et c'est moi qui ai mis ce parchemin sur sa route. Il l'a probablement déchiffré maintenant et il sait qu'elle ne lui est d'aucune utilité jusqu'à ses dix-sept ans. Je ne l'ai pas laissée sans protection, comme tu peux le voir.

Nate ignorait tout du plan de Zack mais il pensait que c'était une très mauvaise idée. L'éveiller à Avara, une ville truffée de Convertis, semblait suicidaire.

— J'ai trouvé un moyen de l'éveiller en toute sécurité et tout redeviendra comme avant, espéra-t-il, émerveillé à l'idée de retrouver l'amour de sa vie.

— Qu’est-ce que tu as là ? demanda Nate, le tirant de ses pensées.

— Son journal, répondit-il, l’air ailleurs. Après toutes ces années passées avec les humains, elle a dû beaucoup changer.

— Zack, ne penses-tu pas que tu puisses te tromper ? Ce n’est peut-être pas elle. (Il attendit une approbation qui ne vint pas.) Et même si tu as raison, ce n’est plus la même, elle n’est pas celle que tu as connue autrefois, rajouta-t-il.

L’homme aux longs cheveux noirs s’avoua vaincu, comme toutes les fois où il essayait de faire en sorte que son ami se ressaisisse.

Du toit de cette maison déserte, ils pouvaient voir distinctement une jeune fille dormir profondément dans son lit. Il se sentait impuissant.

— C’est un heureux hasard qu’elle décide de partir à Avara au moment exact où tu as besoin qu'elle y aille, déclara le visiteur d’un ton inquisiteur.

— Pas vraiment. J'ai dû mettre certaines cartes dans des mains que je jugeais être les bonnes. Cette ville est beaucoup trop calme, elle ne pourra pas s'éveiller ici.

La raison pour laquelle Emma avait accepté la proposition abracadabrante d'Ailis d'aller à Avara était une photo. Une photo de sa mère, Ciara Ferre qui était à Avara. Elle semblait heureuse avec Dagan Collin, qui l'enserrait chaleureusement dans une étreinte protectrice.

Il contempla Emma dormant dans son lit et des souvenirs refluèrent. Étant petite, elle conservait dans une boîte tout ce qu’elle aurait aimé lui dire. Pendant longtemps, elle l'avait rangée sous son lit en espérant que sa mère viendrait l'emporter dans la nuit. Mais la boîte était restée telle quelle et gisait à présent sous la poussière dans son armoire. Elle était morte en couches, et malgré ce que lui avait raconté son père, Ciara lui était étrangère et mystérieuse. On lui répétait sans cesse qu'elle avait été heureuse, qu'elle désirait ardemment vivre ici avec Dagan, son père. Mais Zack savait pertinemment que ce serait insuffisant et en avait tiré profit. Dagan avait comme convenu remis la photo froissée à sa fille, au verso de laquelle était dessiné d'une fine pointe à l'encre noire : « Avara 2055 ».

— Elle sera en danger, commenta l’homme. Tu ne pourras pas la protéger comme tu le fais ici. Elle sera seule, insista-t-il.

— Elle s'en sortira, n’oublie pas qui elle est, répondit-il, agacé.

— Tu es aveuglé. Elle ne sait rien, elle a tout oublié, comment veux-tu qu’elle se défende ? Elle ne sait même pas qui tu es.

Zack lui lança un regard plein de reproches.

— On ne peut vivre sans notre passé, c’est pour elle que je fais ça.

— Je ne crois pas à toute cette histoire de réincarnation ou d'un quelconque pouvoir mystique qu'elle posséderait. Mais si c’est vrai, tes motivations sont loin d’être désintéressées. Tu veux plutôt qu’elle se souvienne de toi. Elle pourrait ne pas te pardonner, son passé n’a rien de très joyeux d’après ce que tu m’as dit. (Son interlocuteur ne rétorqua rien.) Garde à l’esprit tout de même qu’une fois à Avara, il n’y aura pas de retour possible pour elle.

— Je le sais bien, ça ! rugit-il. (L’air déboussolé, il se prit la tête dans les mains.) Je suis désolé, Nate, tu fais tant pour moi, reprit-il calmement.

— Que t'arrive-t-il ? Tu n'es plus maître de toi-même, ces derniers temps. Tu penses que...

— Je ne sais pas, peut-être, coupa-t-il tristement. C'est aussi pour cette raison que je dois le faire. J'ai besoin d'elle, elle me tient en vie, tu comprends. Sans elle, j'ignore combien de temps il me reste.

Depuis la nuit fatidique à Avara, Nate était son soutien le plus fiable dans sa quête et son seul ami. Alan et lui avaient un passé commun qui était empli de haine et de sang. Une rancœur pareille ne pouvait être oubliée. Alan l'avait déclaré comme traître et pesait sur lui une menace de mort s'il revenait un jour sur son territoire. Nate s'imaginait avec raison que sa haine pourrait retomber sur Emma.

— Il y a du mouvement, déclara Nate en pointant du doigt la Tour de Fortune. C'est une escouade de la Compagnie du Faucon. Pourquoi viennent-ils ici ? C'est une Première Zone !

— Il y a une Zone Sombre derrière la forêt, Grez-Soul. Des gens ont dû tenter de saboter la Tour.

Dans chaque Première Zone, une Tour de Fortune gérée par la Cité d'Argent la plus proche fournissait l'électricité nécessaire à la survie des habitants et leur permettait d'avoir un minimum de confort. À l'exception de ces zones sous tutelle des cinq Cités d'Argent, les résidents des Secondes Zones et des Zones Sombres vivaient en autarcie avec les seules ressources qu'ils possédaient.

— On devrait partir, ils vont nous remarquer.

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