Les Clarisses - 5

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Pour tous, l’histoire de Daniel fut officiellement celle d’un voyageur attaqué dans le bois avec son enfant par des maraudeurs. Si les sœurs ne furent guère dupes de cette explication, elles s’y rangèrent sans peine, dans leur habitude de discrétion et d’obéissance.

Daniel resta alité de longues semaines ; cette inertie lui fut fort pénible. Prisonnier d’un corps souffrant et forcé à l’immobilité, son esprit tournait comme un oiseau en cage, ressassait ses souvenirs les plus douloureux, refaisait encore et encore la pelote du passé pour en chercher la clef, chercher le moment où tout aurait pu être différent… S’il n’avait pas trahi Vivian, s’il avait été encore à ses côtés, aurait-il pu le sauver ? Empêcher Jehanne de tomber dans l’abîme ? Peut-être que son ancien écuyer n’aurait jamais rejoint les Templiers et rien de tout cela ne se serait produit. Peut-être… Son imagination, dont sa conscience affaiblie avait lâché la bride, s’exagérait sa responsabilité jusqu’à l’absurde, la culpabilité le mordait encore et encore comme un oiseau de proie. Le deuil et le remord sont bons compagnons : les morts ne sont plus là pour rassurer les vivants sur lesquels retombe tout le fardeau. Daniel s’inquiétait chaque fois qu’Amelina disparaissait à sa vue : pourtant les sœurs l’avaient bien convaincu qu’il n’était pas bon pour une enfant de rester enfermée dans une pièce avec un homme malade, et la prenait souvent pour l’emmener dans le jardin, dans le cloître, ou aux offices. Daniel se figurait toujours qu’on allait les trahir et qu’on ne la lui ramènerait pas. Sa méfiance avait atteint son paroxysme dans son esprit délirant, malgré les soins qu’on lui prodiguait.

Enfin, au bout de quelques semaines, il put se lever. Mais ses muscles avaient fondu, le moindre exercice le fatiguait à l’extrême ; simplement marcher lui demandait des efforts prodigieux. Il s’en irritait, habitué à ce que son corps lui obéisse. Un petit évènement vint éclairer sa convalescence : il découvrit que l’abbaye possédait une bibliothèque plus importante encore que celle du chapelain d’Autremont. Celle-ci était justement une des fiertés de mère Régine : leur bibliothèque était aussi riche que celles des monastères les plus studieux, et elle aimait penser que ses filles pourraient en remontrer à bien des théologiens de la capitale. Bien entendu, jamais elle n’exprimait cette vanité à voix haute, sachant bien ce que les hommes de foi pensaient parfois des femmes lettrées. Elle fut flattée autant que surprise de l’intérêt de son hôte, dont elle ne s’imaginait pas qu’il sût lire et moins encore le latin. Néanmoins, les livres de théologie n’étaient pas ceux qui intéressaient le chevalier : elle le vit parcourir davantage les manuscrits traitant de médecine, de cosmologie, et même de géométrie.

– A la fin, êtes-vous clerc ou chevalier ?

– Chevalier, j’en ai peur.

Sous prétexte de le garder à l’œil, elle était venue interrompre l’une de ses lectures. Il était debout devant le pupitre : il avait installé Amelina sur un tabouret pour qu’elle puisse contempler les enluminures, et elle en semblait ravie, effleurant du doigt les motifs aux couleurs brillantes. Le chevalier paraissait ne pas y penser, mais il gardait un bras autour d’elle pour l’empêcher de tomber de son perchoir. En voyant cela, l’abbesse fut étreinte d’une étrange tristesse poignante comme un regret.

– Que lui lisez-vous là ?

– Rien, elle ne s’intéresse qu’aux images pour l’instant. Il s’agit de Causae et curae.

Mère Régine hocha la tête.

– Une œuvre remarquable, mais difficile à mettre en pratique.

L’homme sourit.

– J’ai vu que vous possédiez l’Histoire des Croisades de Guillaume de Tyr. Je connais cette œuvre… mais je ne l’avais jamais vue en compagnie de celle d’un chroniqueur arabe.

L’abbesse ne cilla pas.

– Ibn al-Athîr, le Kamel-Altevarykh. Eh bien, l’avez-vous lu, chevalier ?

– Je ne connais pas l’arabe. Mais n’est-ce pas une lecture bien impie pour des sœurs ?

– Nous ne faisons pas que prier. Nous sommes les seigneurs de nos terres et que nous le voulions ou non, nous mêlons nos voix à celles des puissants de ce monde. Il est bon de comprendre les fils qui font agir les hommes. Dans son œuvre, Ib al-Athîr souligne les exactions commises par les croisés pour attiser la haine contre les chrétiens. Il justifie la défaite des musulmans et la perte de Jérusalem par la discordance entre les princes arabes, et il invite à l’union afin de poursuivre le jihad. Il fallut près de cent ans, mais Jérusalem fut finalement reprise par nos ennemis. Cette histoire s’est répétée à peu de choses près à toutes les Croisades.

Elle marqua une pause. Amelina tournait les pages sans leur prêter la moindre attention, mais Daniel l’écoutait attentivement.

– Nos adversaires étaient divisés et affaiblis, et victoire ou défaite, la guerre que nous avons portée contre eux les a rendus plus forts, plus unis et plus déterminés contre nous. Le conflit appelle le conflit. La vengeance engendre la violence qui elle-même appelle la vengeance.

Mère Régine épia soigneusement les réactions de son interlocuteur : il fronça légèrement les sourcils. Comprenait-il que ces mots ne lui étaient pas adressés par hasard ?

– Ce type de discours ne doit pas vous attirer que des alliés, mère abbesse, dit-il enfin.

– Vous êtes homme de guerre, chevalier, mais vous êtes manifestement éduqué au-delà des enseignements militaires. Êtes-vous allé à l’université ?

– J’aurais aimé.

– Pourquoi non ? Vous êtes l’aîné de votre famille ?

Il eut un rire bref, qui la piqua.

– Vous savez, reprit l’abbesse d’une voix lente, je suis une lointaine cousine des Autremont. Autrefois j’ai même été invitée au baptême du jeune Vivian.

Le regard du chevalier se détourna. Ses lèvres s’étaient crispées imperceptiblement.

– Ensuite les Autremont m’ont tout à fait oubliée, je crois, quoique je sois de leurs voisins. J’ai mis du temps à me rappeler pourquoi votre visage m’était familier. Vous ressemblez à sire Henri d’une façon étonnante, du temps de sa jeunesse.

Elle attendit. Le chevalier ne broncha pas.

– Hé bien ?

– Que voulez-vous que je vous dise que vous ne sachiez pas déjà ?

– Chevalier, je devine qu’il ne vous plaît guère d’aborder ce sujet, mais il a son importance. Si vous êtes du sang de Henri, ce n’est pas seulement Amelina que Victor recherche, mais vous également.

– Vous le saviez. Il a envoyé des émissaires.

– Oui, mais je n’en savais pas la raison réelle. Quelles sont vos intentions ?

– Que voulez-vous dire ?

– Ne faites pas semblant de ne pas me comprendre. Un homme adulte a bien plus de pouvoir qu’une enfant. Vous pourriez rallier à votre cause la moitié de ce que le duché compte d’hommes sachant se battre et mettre le pays à feu et à sang.

Il ne répondit pas tout de suite, mais ses joues rougirent et ses yeux étincelèrent. D’une manière ou d’une autre elle avait excité sa colère ; mais Amelina les interrompit.

– Dan’.

– Oui, Amelina.

– Je veux p… pipi.

Il la prit dans ses bras.

– Permettez. Nous continuerons cette conversation plus tard.

– Une sœur peut le faire, dit vivement l’abbesse.

– Et moi aussi. Elles ne sont pas toujours là.

Contrariée et impuissante, l’abbesse le regarda s’éloigner. Elle comptait avoir sa réponse d’une manière ou d’une autre.

***

A sa surprise, ce fut Daniel qui vint spontanément la rejoindre dans le petit cabinet où elle œuvrait aux tâches administratives de l’abbaye.

– Sire Daniel.

– Mère Régine. Puis-je récupérer mes affaires à présent ? Amelina et moi n’allons pas abuser plus longtemps de votre hospitalité.

Elle ne put pas dissimuler son ébahissement, mais se reprit vite.

– Je vous ai froissé, ou inquiété. Mais vous ne pouvez pas partir maintenant. Vous n’êtes pas remis. Vous vous épuiseriez au bout d’une heure. Avez-vous seulement une monture ?

– J’irai à pied. Je serai moins repérable.

– Vous savez bien que c’est une folie. Messire, quoique j’ai pu vous dire, je ne vais pas vous trahir. Je me suis déjà trop engagée en vous cachant pour revenir maintenant sur l’aide que je vous ai promise. Seulement, j’ai besoin de connaître vos intentions, car elles peuvent avoir une importance pour l’abbaye qui vous a servi de refuge.

– Nous ne nous comprenons pas. Vous êtes d’une noble famille, vous aussi, vous êtes habituée à raisonner de cette manière, en termes de politique, de guerre de territoire, de revanche de l’honneur ou que sais-je. Je suis un bâtard. Je n’ai que faire de qui dirige ou ne dirige point telle ou telle terre ; j’ai dû lutter pour ne pas être écrasé au milieu de ces luttes absurdes entre nobles. Je ne demanderais qu’à vivre en paix, Amelina est bien trop jeune pour souhaiter autre chose que grandir sereinement ; mais qu’importe ce que nous voulons, nous sommes poursuivis à cause de notre naissance. Jehanne est morte, Vivian est mort, et mort entre mes bras ; qu’importe tout le reste ? Pour moi tout était fini avec lui, jusqu’à ce qu’Amelina me tombe entre les bras, abandonnée par une femme qui la trouvait trop gênante. Que me demandez-vous mes intentions ? Je n’ai d’autre intention que d’amener Amelina où j’espère qu’elle pourra vivre en sécurité, et ensuite disparaître quelque part où personne ne me demandera de compte sur mon origine.

Il s’était échauffé en parlant, jamais l’abbesse ne l’avait entendu s’exprimer d’une manière si passionnée. Elle crut saisir, l’espace d’un instant, comment une nature douce en apparence avait pu enfanter tant de rage que trois hommes y aient perdu la vie. Au bout d’un instant, Daniel se reprit, son visage recomposa cette expression neutre, teintée d’une vague méfiance, qu’elle lui avait presque toujours vu. Excepté en présence d’Amelina.

– Allez-vous me rendre mon épée à présent ?

– Je vous ai mal jugé, répondit l’abbesse avec douceur. C’est moi qui vous en conjure à présent : restez. Je m’en voudrais de vous laisser courir les routes dans cet état. Je vous jure sur les Evangiles que vous n’avez rien à craindre de moi ni de personne dans cette abbaye.

Il ne répondit rien d’abord. Puis il dit :

– Je partirai avant la Saint-Antoine.

– C’est certainement plus raisonnable. Permettez-moi d’ici là de garder votre épée dissimulée. Elle vous trahit trop bien.

Il hésita, puis fit un signe d’assentiment.

– Je ne suis pas un ingrat, dit-il d’un ton radouci. J’ai du bien et je n’ai guère besoin que de ce qui peut m’amener jusqu’à Beljour. Vous serez remerciée pour vos soins comme il se doit. J’ai aussi promis de l’argent aux enfants qui m’ont conduit ici, mais je ne les ai pas revus… curieusement.

– Je transmettrai aux enfants ce que vous voulez leur donner. Quant au reste, Dieu vous en saura gré autant que moi.

Il sourit.

– Je crois davantage à la bonté des hommes… et des femmes, qu’à celle de Dieu.

– Vraiment ? Croyez-vous donc que le Seigneur soit pour rien dans le fait que vous ayez survécu et trouvé refuge ici ? Allons, disparaissez avant que je ne regrette d’avoir accueilli un mécréant.

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