Les Clarisses - 6

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Le temps s’adoucissait et de même la vie à l’abbaye. Les sœurs étaient davantage au jardin ou au cloître.

Daniel, en revanche, n’avait jamais trouvé la vie si peu quiète depuis qu’il avait une enfant à s’occuper. Elle avait besoin d’aide pour tout, pour manger, pour faire ses besoins, et même lorsqu’elle jouait seule il ne relâchait jamais complètement sa surveillance. Il fallait qu’il sache constamment où elle se trouvait, et une partie de son esprit restait en alerte à son sujet. Sans qu’il s’en rendît compte, ces soins et cette vigilance permanente l’épuisaient et il finissait sa journée plus harassé qu’après une journée d’entraînement. La nuit encore, son esprit inquiet façonnait des rêves récurrents où il se réveillait et Amelina avait disparu. Mais il y avait un certain émerveillement à la voir grandir en dépit de tout. Elle parlait peu, peut-être parce que son bégaiement la gênait. Elle se faisait comprendre par gestes, quand elle le pouvait. Il avait constaté qu’elle avait peur du noir et des espaces restreints : il soupçonnait qu’elle n’avait plus guère besoin d’aide pour aller aux latrines, mais elle avait besoin d’une présence pour la rassurer. Daniel se demandait souvent les effets que pouvaient avoir les épreuves sur une âme si jeune, et quelle part de sa personnalité étaient dues à ce qu’elle avait traversé. Car même si elle ne comprenait pas les enjeux qui tournaient autour de sa vie, elle ressentait l’inquiétude des adultes, connaissait le sentiment de danger. Il y avait une certaine douceur à être celui qui pouvait la rassurer et l’apaiser ; quand elle s’endormait contre lui le soir, il sentait son cœur s’émouvoir de tendresse. Il s’en défendait pourtant, conscient qu’il faudrait un jour se séparer d’elle et que mieux vaudrait ne point trop s’y attacher. Ce en quoi Daniel était d’ailleurs bien naïf. Pour elle il avait déjà tué, elle était le dernier être qui éloignait encore du complet désespoir ce chevalier qui n’avait guère appris à vivre pour lui-même. Il sentait obscurément que la vie de l’enfant assurait une sorte de continuité de celle des morts qu’il pleurait, et son deuil en était un peu adouci. Elle était l’objet constant de ses soins et de ses soucis. Comment, avec tout cela, pouvait-il espérer en rester éloigné ? En vérité, sans qu’il le sût, son âme était déjà enferrée dans un amour irrationnel pour la fillette, dont il se fut aperçu s’il avait seulement tenté d’imaginer sa vie sans elle, une fois rendue à sa famille. Mais il n’y pensait pas, oubliant même qu’il y aurait un après. Il se prenait à la vie monotone et tranquille de l’abbaye, au calme particulier du cloître, à la paix studieuse de la bibliothèque, il rêvait parfois à cette vie qu’il aurait pu mener s’il avait été moine. Il se mêlait peu aux bonnes sœurs, dont il ne voulait pas troubler les pieuses habitudes. Mais la présence, aussi discrète soit-elle, d’un homme et d’une enfant parmi ces femmes qui avaient fait vœu de célibat ne pouvait pas manquer de raviver certains regrets. Aussi l’abbesse, quoiqu’elle en eût, avait-elle hâte de les voir partir.

Vers la fin mars, il se mit à pleuvoir à torrents. Amelina et Daniel furent brusquement réveillés une nuit par le fracas du tonnerre.

– Dan’ !

– Tout va bien, petit oiseau. N’aie pas peur. Ce n’est que l’orage.

Blottie contre Daniel, Amelina écarquilla les yeux. Les roulements au-dessus de sa tête la terrifiaient. Pourtant Daniel n’avait pas peur, c’était donc qu’il n’y avait pas de danger, estimait-elle avec une confiance absolue.

Mais peu après que Daniel eut prononcé ces mots rassurants, un bruit encore plus épouvantable se fit entendre, comme celui d’un éboulement tout proche. Même Daniel s’en alarma, et la frayeur de la petite redoubla. C’était un grondement violent qui n’en finissait pas de se répercuter comme en écho, coupé d’éclats tonitruants qui les faisaient sursauter. Enfin le fracas s’arrêta, et un calme relatif s’installa, entrecoupé des lointains appels du tonnerre et du martèlement de la pluie.

– Ne bouge pas, Amelina, je vais voir.

– Non ! couina-t-elle en le retenant par les vêtements.

L’idée de se retrouver seule la paniquait. Il céda, la prit dans ses bras et les enveloppa tout deux dans sa grande cape brune.

Le toit de l’église abbatiale s’était effondré au niveau du chœur. L’humidité s’était infiltrée dans la charpente et avait fini par faire éclater le bois. Un trou béant s’ouvrait au niveau des restes du chœur, sous un enchevêtrement d’éboulis et de poutres brisées, amoncelés sur les restes de l’autel. La fin de l’orage éclairait la scène de fugitifs éclats. La pluie battait encore avec violence et trempait le pavé autour du désastre. Les sœurs étaient réunies là, en chemise et bonnet de nuit, et des murmures affolés parcouraient les silhouettes frissonnantes. Lorsque Daniel parut avec Amelina dans les bras, les murmures s’éteignirent à mesure que les regards se reportaient sur eux. Des deux côtés, on sentit soudain toute l’étrangeté de la situation, à les voir surgir au milieu de toutes ces femmes en bonnet de nuit. Il y eut plus d’un esprit pour se demander si un lien n’existait pas entre cette situation impie et la colère du ciel sur leur église.

Mère Régine arriva peu après, pour constater l’ampleur des dégâts et l’ébranlement moral qui en résultait. Il fut décidé que les offices seraient célébrés dans la crypte. Après quoi, rapidement, les sœurs se dispersèrent. Daniel s’éclipsa en premier. Pour la première fois, il venait de sentir chez ces sœurs qui l’avaient accueilli, une certaine hostilité, non dénuée d’envie. Il avait été trop souvent en butte à ce genre de sentiment.

***

Rapidement, apparurent dans l’abbaye une équipe de maçons chargés des réparations. Le bruit de leur labeur et de leurs injections tympanisaient les pauvres sœurs habituées à la quiétude.

Un beau jour, une pierre se détacha du chantier et blessa un apprenti. Daniel eut la surprise de voir arriver le jeune homme tout sanglant avec une des sœurs dans l’infirmerie. La pierre avait frôlé son cuir chevelu et lui avait brisé le bras, et il était fort pâle. Sœur Coline lui fit signe de vider les lieux, et il s’exécuta, Amelina dans son sillage. Ils déambulèrent un moment dans le cloître, désert pour le moment ; au loin résonnaient les sons du chantier. Daniel admira un moment l’harmonie dégagée par les grandes arcades et la symétrie parfaite du petit jardin, au centre duquel se trouvait le puits. Le faîte desdites arcades était çà et là décoré de monstres, de figures grimaçantes ou comiques qu’il se plut à désigner à Amelina. Pour qu’elle puisse mieux voir, il la jucha sur ses épaules, et pour la première fois la douleur dans son ventre se manifesta à peine sous cet effort. Ils pourraient bientôt reprendre la route. La petite s’accrochait aux courtes boucles, fraîchement repoussées, de sa monture. Comme si leurs pensées se rejoignaient, elle demanda :

– Est-ce qu’on va r… rester ici ?

– Non, on va aller chez tes oncles. Dans la famille de ta maman.

– Pourquoi ?

– C’est ta maison, là-bas.

Amelina réfléchir un instant. Le concept de « maison » était flou pour elle : elle avait déjà presque oublié la demeure où elle était née, et elle sentait que ce n’était pas l’endroit où Daniel la menait. Depuis qu’elle avait quitté Autremont elle avait tant de fois changé de lieu que la vie nomade lui paraissait désormais normale. Comment un endroit qu’elle ne connaissait pas pouvait-il être sa maison ?

– C’est quoi, un… un oncle ? interrogea-t-elle finalement.

Daniel la posa sur le parapet, pour reposer ses épaules, et s’assit auprès d’elle.

– C’est le frère de ton père ou de ta mère. Moi aussi, dit-il après une hésitation, je suis ton oncle.

– Alors pourquoi on va là… là-bas ?

– Heu… parce que moi, je n’ai pas de maison.

Il se sentit un peu stupide. Finalement, cela se résumait presque à cela. S’il avait pu la cacher à Mourjevoic, l’aurait-il fait ? Il sentit poindre un regret et écarta vivement cette pensée de lui.

– Il y avait une femme avec un tissu b… blanc sur la tête.

– Lucie ?

– C’était ma mère ?

– Oh, non. Ta mère… ta mère, c’est celle qui t’a donné cette médaille, dit-il en soulevant le petit cercle de métal à son cou pour l’élever à ses yeux. Tu t’en souviens ?

Amelina fronça les sourcils. Elle se souvenait vaguement d’une étreinte, d’un parfum d’ambre et de violette qui se dégageait de longs cheveux marron. Pour elle, c’était déjà une autre vie qui s’abîmait dans sa mémoire.

– Elle s’appelait Jehanne, ajouta Daniel sans qu’elle ne lui demande rien.

L’imparfait de la phrase n’interpella pas la petite. La mort était un concept encore abstrait pour elle. Elle n’en avait guère connu que l’immobilité d’un oiseau sur le sol, elle s’était amusée à écraser quelques insectes ; mais elle n’imaginait pas même que cette fixité soudaine pouvait s’appliquer à des êtres humains. Si elle avait une mère, elle l’attendait « à la maison » : cela allait de soi.

Elle s’aperçut soudain que Daniel avait de l’eau sur les joues, comme elle quand elle se blessait. Il la regardait drôlement.

– Tu as mal ?

– Non.

Il secoua la tête comme s’il émergeait d’un rêve et s’essuya rapidement le visage.

– Viens. On va aller à la bibliothèque.

– On va voir les images ?

– Oui.

– Tu m’apprendras les signes ?

– La lecture ? Si tu veux. Mais c’est difficile. Et puis il faut aussi apprendre le latin, pour lire ces livres-là.

– Alors tu me liras, déclara-t-elle avec une autorité qui le fit sourire.

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