La futaine et la soie - 0

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– Vous m’aviez promis que Vivian serait passé à la corde ! Et que je serai duc !

– Messire Victor, si vous remémorez mes paroles exactes, je n’ai point dit cela.

Pour recevoir Victor en sa demeure de Combelierre, le bailli du roi l’avait, comme à sa visite précédente, invité dans son cabinet de travail et renvoyé ses clercs. L’endroit était moins fastueux que la salle d’audience, mais dénotait tout de même une certaine recherche de luxe ou de démonstration de pouvoir. Sur les poutres du plafond figuraient des figures monstrueuses ou mythologiques, peintes de multiple couleurs, sur fond rouge. Les murs de pierre épaisse étaient tendus de velours et gardaient douillettement la chaleur émanant du petit âtre, surplombé des armes de la maison des Lahis. Le bailli avait plié sa grande silhouette sur une escabelle devant celui-ci, et ressemblait à quelque gerfaut vigilant prêt à se déployer. Ses petits yeux enfoncés sous les sourcils broussailleux toisaient Victor assis à ses côtés, moitié complicité, moitié condescendance.

– J’ai dit que, dans l’éventualité où Vivian serait condamné, par votre loyauté à la couronne et par votre ascendance qui a autrefois occupé le trône ducal, vous seriez un bon candidat pour devenir l’époux de notre duchesse. Je n’ai pas certifié que Vivian mourrait, ni que vous deviendriez effectivement son successeur. Et maintenant que dame Jehanne a fait une chute fatale… Cependant, vous restez le plus proche parent mâle, puisqu’il paraît qu’Amelina a disparu avec elle. Mais il est peu probable que j’obtienne l’approbation d’une sentence si sévère envers notre jeune duc.

Serge de Lahis souriait. Victor lui plaisait car il était malléable à merci. Les baillis royaux avaient toujours eu maille avec les Autremont, qui refusaient de perdre leurs privilèges de hauts seigneurs au profit du pouvoir royal : ils continuaient à exercer eux-mêmes la haute justice, à mener des guerres privées, prétendaient ignorer l’existence des impôts royaux…

Serge avait des ambitions personnelles, mais aussi une haute idée de sa fonction. Le pouvoir du roi devait s’étendre, et cela serait bien plus facile avec une tête faible comme Victor, s’il parvenait à le rendre entièrement à sa merci, qu’avec cette lignée butée dont Vivian était issue.

Victor rougit de colère, comprenant qu’il avait été joué. Mais quelque chose dans l’attitude du bailli lui faisait comprendre que tout n’était peut-être pas perdu.

– Que risque-t-il alors ?

– De la part du pape, l’excommunication et l’interdit, mais je doute que le pape en arrive là alors qu’il semble soutenir l’ordre du Temple. De la part de la justice royale, la dépossession de son fief – c’est sans doute là la partie qui vous intéresse – et l’exil. Ou peut-être une simple soumission publique lui sera-t-elle exigée.

Victor gronda intérieurement. La dépossession du fief ne pouvait le satisfaire, quand bien même celui-ci lui reviendrait : tant que Vivian était vivant, il était peu probable que le duché et les vassaux se soumettent à Victor. Un sentiment plus viscéral exacerbait son désir de voir périr son rival.

– Ce n’est pas suffisant. Je le veux mort !

– C’est sans doute une bien grande vilenie que de protéger les ennemis de la Couronne, mais s’il en montre repentir, on ne saurait faire mourir un homme pour cela… d’autant que son père est mort en héros à la bataille de Mons-en-Pévèle, en se battant aux côtés du roi. Cela vaut bien un peu de miséricorde.

Victor réfléchit à toute allure. « On ne saurait faire mourir un homme pour cela… » Mais il était des fautes pour lesquelles des hommes étaient promis au bûcher.

– Certains Templiers ont déjà été condamnés, n’est-ce pas ?

Le bailli secoua négativement la tête.

– Non point, quoique nombre d’entre eux ont déjà avoué leurs crimes. Notre roi eût voulu expédier l’affaire en trois mois, mais il n’est pas si facile d’abattre un ordre protégé par le pape, et les procédures et enquêtes s’éternisent.

– Mais un seul homme, cela peut aller bien plus vite.

– Certes oui, mais il ne me semble pas que sire Vivian soit accusé des mêmes crimes que les Templiers.

– Il a été contaminé par leur hérésie, j’en suis persuadé.

– « Persuadé » ? Je ne demande qu’à vous croire, mon ami, mais cela ne constitue pas une preuve. Pour prouver une telle assertion, l’enquête peut être longue.

– L’enquête n’est pas nécessaire s’il y a aveu…

Le bailli coula un regard à Victor en haussant les sourcils.

– L’aveu est probatio plenissima. Mais rappelez-vous qu’un aveu ne vaut rien sous la torture : il doit être renouvelé le lendemain.

– J’y veillerai.

– Même avec cette preuve, l’affaire prendra du temps.

Cette fois, il parut évident à Victor que le bailli cherchait à lui faire comprendre quelque chose. Le temps, Victor en manquait, et Serge le savait très bien. Les amis de Vivian finiraient par se regrouper pour le soutenir, obtenir peut-être sa grâce, voire son pardon. Les Autremont et les Tourmaille, la famille d’Isabeau, bénéficiaient de puissants appuis, et Victor était encore bien petit. Il avait besoin d’abattre son rival le plus rapidement possible… et le bailli lui faisait entendre qu’il était en son pouvoir de faire traîner la procédure, ou au contraire de l’accélérer.

– Oui, reprit Serge, il est bien regrettable pour vous que dame Jehanne soit morte alors que vous avez déjà perdu une épouse… Je pourrais vous aider dans ce prédicament… il se trouve que ma fille Elaine a atteint l’âge de se marier. Je lui cherche un beau parti, voyez-vous.

Voici enfin le prix, se dit Victor. Il veut que sa fille soit duchesse. Il s’efforça d’imiter le sourire affable de son interlocuteur.

– Un duc serait-il un assez beau parti ?

– Ma foi, cela pourrait convenir… Si vous êtes duc, bien entendu.

Le cœur de Victor lui battit comme un oiseau en cage. Quoiqu’il soit parvenu à faire croire à sa mort, il ignorait le sort d’Amelina. Elle pouvait à tout moment réapparaître et réclamer son héritage. Mais le bailli ne devait rien en savoir… Il affecta plus de confiance qu’il n’en éprouvait :

– Il ne tient qu’à vous que je le sois bientôt.

– Je n’ai pas tous les pouvoirs, mais je ferai de mon mieux pour un futur gendre.

***

Vivian baignait dans un demi-sommeil lorsque le son trop reconnaissable de la clef fouraillant la serrure lui parvint. Il s’éveilla en sursaut. Éclairée par une torche, la figure honnie de son persécuteur apparut de nouveau, la discrète silhouette d’un clerc derrière lui. Vivian ne put réprimer un mouvement de terreur. Ses pieds meurtris glissèrent contre le sol pierreux et son dos heurta la muraille. Il y demeura assis, tandis que le visage de Victor s’abaissait jusqu’à lui.

– Mon bon cousin, n’ayez pas tant de crainte : je ne viens que vous prier de confirmer vos dires d’hier.

Le clerc qui l’accompagnait était un tout jeune homme, au visage parsemé de taches de rousseur et aux mains fines, presque féminines. Il était clair qu’il se serait souhaité à mille lieues de là. Ses mains tremblaient un peu lorsqu’il prit le procès verbal pour le soumettre à la lumière de la torche et le lire à voix haute, énumérant les fautes que Vivian était supposé avoir reconnues la veille.

– Vous avez avoué avoir accueilli et protégé trois membres de l’ordre du Temple en fuite, en toute connaissance de ce qu’ils étaient recherchés par la police royale. Vous avez avoué avoir prêté l’oreille à leur hérésie et vous y être converti. Vous avez avoué avoir, comme eux, renié le Christ et craché sur la croix…

Vivian ne prenait même pas la peine d’écouter, l’esprit encore faible et confus. Bien sûr, un homme soumis à la torture était prêt à avouer tout ce qu’on voulait pourvu que ses souffrances s’arrêtent. C’était la raison pour laquelle la justice exigeait renouvellement de l’aveu le lendemain : mais qui était assez brave pour oser revenir sur ses paroles et risquer encore la reprise des tourments ? Pas lui sans doute, à peine assez vaillant pour maintenir son corps brisé contre la muraille. Il n’avait plus même assez de volonté pour soutenir le regard de celui qui le haïssait d’une manière qui dépassait son entendement.

De nouveau, il reconnut tout ce qu’on voulait, pourvu qu’on le laissât en paix dans sa cellule. Le clerc acheva d’annoter le procès verbal sur ses genoux. Puis, sur une injonction de Victor, il s’éclipsa avec une hâte visible. Vivian réprima l’impulsion de le rappeler, pour ne pas le laisser seul avec son ennemi, mais un restant de fierté retint le cri vain sur ses lèvres.

– Cela est bel et bon, mon cousin. Mais ne croyez pas que vous êtes tout à fait quitte des tourments…

– Que veux-tu encore ? N’ai-je pas avoué tout ce que tu voulais ?

– Point tout à fait, point tout à fait. Il y a une question à laquelle tu ne m’as pas encore clairement répondu. Où est Amelina ?

Vivian serra les dents.

– Je l’ignore, Victor, je te l’ai déjà dit.

– Allons, Vivian, tu ne voudrais pas que je rappelle ce bourreau qui a déjà tant œuvré hier. Quand vous êtes-vous séparés d’elle ?

– Il y a plusieurs jours.

Il y eut le claquement sec d’un coup et un soupir de douleur.

– Cesse de mentir. Jamais vous ne l’auriez abandonnée tant que vous nous croyiez loin de vous.

– Peu avant que… vous ne nous rattrapiez. Nous l’avons laissée à sa nourrice Lucie, pendant que nous vous attirions à nous…

– Où les avez-vous laissées ? Parle ou…

– Dans une petite chapelle qui était sur la route… j’ignore son nom. C’est la vérité, Victor. J’ignore où Lucie a pu ensuite emmener… Amelina.

Il lui était plus douloureux de dire tout cela que de prétendre avoir commis toutes ces fautes absurdes que le petit clerc avait énumérées. Mais déjà deux jours étaient passés depuis sa capture : il espérait que Lucie soit déjà loin avec sa fille.

Victor marqua un temps de réflexion qui parut infini à Vivian. Il se sentait vidé et eût tout donné rien que pour être à nouveau oublié des hommes au fond de son cachot. Mais que lui restait-il à donner ? Enfin Victor parla de nouveau :

– Comment reconnaître à coup sûr Amelina ? Vous espériez la retrouver plus tard, n’est-ce pas ? Mais les enfants grandissent vite. Comment auriez-vous été certains de reconnaître votre fille ?

Il faut mentir, il faut mentir, se dit Vivian. Mais son esprit épuisé était incapable de rien inventer. Il écouta avec terreur la vérité s’échapper de ses lèvres :

– Jehanne lui a donné sa médaille.

Victor visualisa aussitôt le bijou sur la poitrine de Jehanne, laissant apparaître tantôt une Vierge, tantôt l’épervier des Beljour. Il hocha la tête.

La résistance de Vivian se brisa d’un coup. Des sanglots irrépressibles lui déchirèrent la poitrine. Brûlant de honte, il leva les yeux et vit le sourire narquois de son ennemi. Il jouissait de ses larmes comme il avait joui de ses cris. Vivian proféra :

– As-tu eu tout ce que tu voulais maintenant, bête ?

Le sourire de Victor se tordit.

– Bête ? Qui de nous deux rampe à présent ? Tu n’es plus rien, Vivian. Dans quelques jours tu seras jugé, dans quelques semaines, tout au plus, tu seras mort. Je me demande quelle exécution sera choisie pour toi ? Le bûcher, la corde, la hache ? Tu as une préférence ?

Victor tourna les talons et la tête du prisonnier retomba sur sa poitrine. Bientôt l’obscurité se referma de nouveau sur lui et le bruit de ferraille scella son sort. Ses plaintes se poursuivirent sans rencontrer rien d’autre que la surdité des murs. Dans les ténèbres qui cherchaient à engloutir son esprit avant sa vie, il restait un rayon d’espoir mince comme une brindille, et aussi fragile. Vivian n’avait jamais oublié la prédiction de la prostituée rencontrée sur le retour de Mons-en-Pévèle.

Si elle n’avait pas menti, il allait bientôt revoir son frère.

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