La futaine et la soie - 1

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Ça faisait deux ans à présent, comptait Daniel. La petite Amelina, qu’il n’avait jamais vue, ne devait déjà plus être un bébé mais une petite fille, qui marche et qui parle. Il l’imaginait avec les yeux bleus des Autremont, mais avec les expressions de Jehanne, sa moue boudeuse et son front plissé quand elle était contrariée, sa manière de sourire largement, les narines dilatées, lorsqu’elle se sentait victorieuse. Peut-être avaient-ils déjà eu un autre enfant, Vivian et elle ? Mais probablement pas, il l’aurait su – malgré son isolement. A moins que Jehanne ne soit enceinte en ce moment et que la nouvelle ne soit pas connue…

Il se plaisait à ressasser ces images, douces et douloureuses, à titiller le vieux regret qui dormait en lui comme un dragon assoupi. Après deux ans, il le connaissait bien maintenant, il savait jusqu’où il pouvait aller sans qu’il ne se mette à gronder trop violemment. Il était comme l’enfant qui s’amuse à tirer sur sa croûte sans oser l’arracher complètement. La plupart du temps, il y pensait le moins possible, mais dans certains moments de faiblesse, qui le prenaient particulièrement au moment où la nuit tombait, il cédait à la tentation de jouer un peu avec le dragon. Après tout, il pouvait se le permettre, il avait presque complètement construit sa vie loin du château. Il avait même comblé la solitude de ses nuits, songea-t-il en observant la tache claire de la peau de Philippa entre les couvertures, à côté de lui. Il ne regrettait pas d’avoir cédé à ses caresses, même si leurs étreintes le laissaient toujours après coup dans un état de vague tristesse. Il lui semblait comprendre pourquoi son frère tenait tant à la présence d’une femme contre lui pendant son sommeil : la chaleur d’un corps ami avait quelque chose de rassurant, comme un pouvoir d’éloigner les démons.

***

Ce jour-là se leva dans une brume opaque mais annonciatrice de soleil. La journée s’annonçait belle. Daniel parcourut à cheval les labours et voyait avec satisfaction la terre dégorger son humidité. L’hiver avait été pluvieux jusqu’à faire déborder les rivières de leur lit, et il avait dû faire face à plusieurs inondations qui avaient noyé les champs. Il espérait que de telles intempéries ne surviendraient plus quand les paysans reprendraient leurs semis. Il alla comme toujours prendre son chemin préféré, celui qui passait au moulin qu’il avait fait construire. En passant, il salua les silhouettes qu’il rencontra, et elles répondirent d’un geste de la main. Les paysans de son domaine étaient cordiaux, mais Daniel n’aurait pas su dire s’il était un seigneur aimé. Dans certains visages il lisait une défiance familière : pour beaucoup il restait l’enfant d’une sorcière. Pour d’autres, peut-être, un bâtard élevé trop au-dessus de sa condition. Bien des vilains supportaient leur sort en se disant que Dieu avait mis chacun à sa place : que dire de ceux qui outrepassaient leur naissance ?

Philippa posa assez rudement le pichet de vin devant le visiteur. Il avait belle mine et courtoises manières, mais quelque chose chez lui éveillait sa méfiance. Elle avait trop vécu parmi des brigands pour ne pas reconnaître en lui une sorte de brutalité cachée derrière sa façade doucereuse.

C’était un messager, du moins il s’était présenté comme tel, d’un quelconque seigneur dont elle n’avait jamais entendu parler, mais qui refusait de délivrer son message en l’absence du maître des lieux. Le message dont il était porteur était destiné au seigneur de Mourjevoic seul, avait-il insisté. Mais qu’importe, il saurait attendre son retour, en si charmante compagnie…

Dans le fond, il n’était pas désagréable à Philippa d’être courtisée ainsi. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas connu d’autres hommes que ceux qui peuplaient la demeure. Il est vrai qu’elle ne s’en était pas plainte, puisqu’elle avait réussi à en amener le maître dans sa couche. Mais cet homme-ci était léger, gai et plaisant, tandis que Daniel gardait une sorte d’austérité ou de tristesse dont même les étreintes de Philippa ne le tiraient pas complètement. Elle s’était crue triomphante la première fois qu’il l’avait rejointe, mais peu à peu elle s’était sentie insatisfaite, car coucher avec un homme n’est pas le posséder ; et Daniel ne lui confiait rien de plus que son plaisir de quelques instants. Elle reporta son attention sur la figure mobile du visiteur, son menton anguleux, le pli dur de sa lèvre par-dessus son sourire, l’éclat prédateur dans son regard. Après tout, n’était-elle pas fille de brigand elle aussi ? Elle n’avait pas à avoir peur de lui, car elle saurait se défendre. La douce chatte n’était pas sans griffes. Et de toute façon, il n’y aurait pas grand mal à se laisser un peu conter fleurette le temps que Daniel revienne…

Tout du long, cependant, elle ne pouvait pas s’empêcher de comparer le messager et son amant. Il y avait décidément chez Daniel, songea-t-il, quelque chose qu’il n’y avait pas chez les autres hommes. Peut-être quelque chose de subtilement féminin, qui le rapprochait des femmes. Quelque chose qui évoquait leur propre sensualité et les laissait languides de leur propre corps autant que du sien…

Elle était si rêveusement en train de penser à lui que lorsqu’il entra, elle crut presque l’avoir invoqué telle une sorcière évoque un démon. Il était vêtu d’un manteau de fourrure et avait un peu de givre dans les cheveux : il secoua la tête comme un jeune chien pour s’en débarrasser. Il avait dû deviner qu’il avait un visiteur, peut-être avait-il aperçu le cheval dehors, car il ne manifesta nulle surprise à le voir, mais Philippa surprit chez lui une brève expression de méfiance semblable à la sienne. Cela ne l’empêcha pas de manifester toute la courtoisie requise.

-Soyez le bienvenu, voyageur, qui que vous soyez.

-Merci, messire. Je suis Guy de Mismille, hérault envoyé par le seigneur Victor de Galefeuille. J’ai un message important à vous transmettre, en privé.

Il coula un regard à Philippa qui s’en sentit aussitôt offensée. Elle était malvenue ? Elle espérait que Daniel prendrait sa défense, mais à son grand désappointement il la pria de sortir. Ces hommes et leur ingratitude, bougonna-t-elle intérieurement en passant dans la pièce voisine. Par esprit de revanche, elle laissa la porte entrouverte, de sorte qu’elle pouvait encore entendre quelques bribes de la conversation entre les deux hommes.

Dans la pièce se trouvait déjà Sara, qui préparait une décoction – cette femme-là est vraiment une sorcière, se dit Philippa avant de s’apercevoir que les herbes qu’elle broyait étaient des feuilles à tisane tout à fait ordinaires. Jacques aussi était assis dans un angle de l’âtre, et passait le temps en sculptant un morceau de bois. Bruno somnolait dans un siège près du feu. Personne ne fit de commentaire quand elle vint s’installer à l’angle laissé libre de la cheminée. Elle se mit à tisonner le feu, tâchant d’une oreille de percevoir les quelques paroles qui s’échappaient de la pièce voisine. Le hérault avait entamé une litanie qui paraissait très officielle et très ennuyeuse, quand soudain Daniel l’interrompit d’une voix furieuse.

-Tu mens ! cria-t-il si fort que tout le monde dans la cuisine sursauta.

-Messire, s’exclama le messager, vous savez ce qu’il en coûte de porter la main sur un hérault.

Il y eut un silence, pendant lequel Philippa imagina Daniel lâcher à contrecœur son interlocuteur. Puis la conversation reprit à voix plus basse. La curiosité de la jeune servante était plus aiguisée que jamais, et elle se rapprocha de la porte à pas de loups. Sara la regarda d’un œil critique mais personne n’osa lui faire reproche de son indiscrétion : l’attention de tous était portée à ce qui se passait dans la pièce voisine. Elle entendit Daniel, à plusieurs reprises, interrompre le messager avec des accents qui l’inquiétèrent : ils semblaient désespérés, et même proches du sanglot ; la conversation était de plus en plus confuse. La dernière phase du hérault sonna soudain claire :

-Mon maître attend donc que vous lui rendiez allégeance au lendemain de la pendaison.

Il y eut un silence. Le cœur de Philippa se mit à battre à toute allure, bien qu’elle ne comprît pas réellement ce que signifiaient ces mots. Il lui semblait sentir la colère et la détresse de Daniel comme un picotement le long de son échine. Par coïncidence, les bûches de l’âtre s’effondrèrent dans un craquement. La voix de Daniel claqua. Il avait perdu toute courtoisie.

-Tu as délivré ton message, va-t’en maintenant.

Si elle avait reçu un ordre donné sur ce ton-là, Philippa serait partie la queue entre les jambes ; mais le messager répondit avec une tranquille morgue :

-Comme il vous plaira, messire.

Il y eut le grincement de chaises déplacées, puis un silence. Philippa attendit le bruit de l’huis qui indiquerait que le visiteur était parti. Soudain, Daniel poussa un hurlement.

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