Dans la cathédrale - 1

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Le soleil brillait haut ce jour-là, quoique l’hiver eût encore de belles semaines devant lui ; ses rayons s’accrochaient aux mèches blondes du prisonnier et l’auréolaient de lumière.

Il était accroupi dans la carriole, les mains liées, mais l’air si hagard et si affaibli que cette précaution semblait inutile. Un seul signe indiquait encore un esprit alerte, c’était la manière dont ses yeux bleu clair parcouraient éperdument la foule, comme s’il cherchait quelqu’un. Une chemise d’un blanc sale le couvrait mal, trop grande pour sa maigreur ; le vent venait gonfler le tissu, qui avait un peu glissé de son épaule.

Ainsi le jeune duc Vivian d’Autremont était-il exhibé tout le long du chemin qui menait à la potence, à travers la foule compacte venue contempler sa déchéance. Mais à dire vrai, au fur et à mesure que la carriole avançait à travers la populace, les vociférations de la foule, ses cris d’excitations, les quolibets diminuaient spontanément dans un murmure. La jeunesse du condamné éclatait d’autant plus que sa faiblesse était évidente ; le soleil le nimbait comme un signe divin, son regard élargi était limpide. La foule s’émouvait petit à petit. Les soldats qui gardaient étroitement la carriole s’en inquiétèrent, car souvent pas le passé on avait vu la pitié de la foule se muer en mécontentement, et le mécontentement en émeute. Aussi se rapprochèrent-ils les uns des autres, brandissant haut leurs armes pour dissuader les badauds de s’approcher. Victor de Galefeuille, avec ses hommes, fermait la marche, et de plus en plus de visages, qui avaient vu préalablement la carriole, se fronçaient de désapprobation à son passage. Ainsi le cortège poursuivait-il lentement sa progression dans les rues étroites et sinueuses de Combelierre.

Une espèce d’encombrement, à un certain point, ralentit la cohorte. Elle passait à ce moment dans une rue s’étrécissant d’une telle manière que les soldats qui gardaient les flancs de la carriole se retrouvèrent collés au mur, puis durent se ranger en avant ou en arrière tant le passage devenait étroit. Le ralentissement était dû à des traîne-misères qui s’étaient placés devant la carriole comme par un fait exprès et tendaient les mains avec des supplications ; mais chaque fois que les soldats de tête tendaient de jouer de leur lance pour les disperser, les vagabonds se glissaient sous leur arme et se faufilaient comme des filets d’eau à travers des espaces mal comblés. Inexplicablement, les soldats se retrouvaient toujours devant ces mendiants qui se dérobaient à leur prise comme par enchantement, jusqu’à ce que leur marche fût complètement entravée ; la carriole, pour ne pas les écraser, dut s’arrêter.

Ce qui se produisit alors fut décrit par de très nombreux témoins comme si tout Combelierre avait assisté à la scène, les témoins au cours du temps semblèrent de plus en plus nombreux, et leur récit de plus en plus fantasmagorique. Mais en réalité, l’évènement fut fort court, et seuls purent réellement voir ce qui se passa ceux qui s’étaient postés depuis leur fenêtre de la rue Saint-Eloi où le cortège était bloqué.

Une porte s’ouvrit sur le mur latéral où se trouvait la carriole ; une silhouette en surgit, et prenant appui sur les roues et les essieux, bondit sur la plate-forme. C’était un homme encapuchonné, mais le prisonnier qui se retrouva soudain face à lui s’éclaira d’une telle radiance qu’on eût pu croire qu’il avait vu un ange. L’inconnu tira un couteau des plis de sa cotte et coupa les liens du jeune duc, puis tenta de le mettre sur ses pieds. Mais Vivian eut une peine visible à faire mouvoir ses jambes qui le soutenaient mal ; aussi l’inconnu le souleva-t-il à demi pour le soutenir et lui faire descendre la carriole par le même chemin d’où il était venu. En s’agrippant à son sauveur, Vivian fit glisser sa capuche, et apparurent un visage et une chevelure rousse que certains bien reconnurent, et des cris d’excitation s’élevèrent. La scène ne dura guère plus de quelques secondes, et les soldats bloqués en avant et en arrière de la carriole n’eurent pas le temps de réagir ; déjà les deux fugitifs avaient disparu par l’ouverture qui se referma aussitôt ; le mur semblait les avoir avalés.

***

Daniel entraîna Vivian dans un passage étroit entre les maisons, lui fit monter puis descendre des escaliers latéraux, traverser des couloirs, dans une course éperdue dont Vivian, à vrai dire, ne vit pas grand-chose, sa préoccupation principale étant de tâcher au mieux de suivre le rythme, malgré son corps brisé par les privations et les tortures. Daniel le soutenait et même le portait à demi, et Vivian croisait de temps en temps ses yeux plein d’inquiétude devant sa faiblesse ; mais ce visage même, qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps, lui insufflait de la force. Son frère était là, comme toujours et pour toujours, le Ciel n’était donc pas vide, et on ne lui avait pas menti.

Ils parvinrent enfin à une petite cour intérieure, entourés de mansardes aux fenêtres pour la plupart aveugles. Là patientaient deux chevaux tout harnachés ; Vivian se demanda s’il pourrait monter, mais se promit de s’accrocher de toutes ses forces quoique devrait endurer son corps. Curieusement, Daniel tourna la tête de tous côtés, comme s’il cherchait quelqu’un. Et il y aurait dû y avoir quelqu’un en effet, pour garder les chevaux – un jeune homme au visage taché de son et à la voix grêle. Mais tant pis, les chevaux étaient là, et devant eux une ruelle creusée sous les bâtisses et qui menait vers la liberté, et Daniel les croyait déjà sauvés ; il attrapa les rênes du premier cheval et se tourna vers Vivian pour l’aider à se hisser. Mais Vivian ne le regardait pas, il avait la tête tournée vers la ruelle salvatrice, d’où émergeait un bruit de plus en plus net, un grondement de pas et le cliquetis des armes ; et soudain surgirent de la ruelle deux, puis quatre arbalétriers, pointant vers eux leur arme au carreau engagé, suivi de trois sergents en armes. Vivian vit la panique se dessiner sur le visage de Daniel, et son regard se porter aussitôt par le chemin d’où ils étaient venus ; mais déjà les soldats les entouraient, et leur voie était coupée. Le fourreau de l’épée de Daniel était accroché à ses fontes ; avant qu’il ait pu l’atteindre, l’un des sergents cria :

-Ne bougez pas !

Les deux frères s’immobilisèrent. Curieusement, les assaillants se contentaient de les tenir en respect. Les arbalètes étaient pointées sur eux, mais nul ne tira ; les soldats semblaient attendre un ordre qui ne venait pas. La scène se figea. Les secondes s’égrenèrent, insupportablement longues ; puis un son de tranquille cavalcade se fit entendre dans la ruelle, et en sortit un cavalier, Victor de Galefeuille en personne. Jamais Vivian n’avait trouvés si abjects le pli de sa lèvre, qui réprimait un sourire victorieux, ni ses yeux décolorés qui brillaient d’une satisfaction cruelle. Mais il paraissait mal en point, lui aussi, comme quelqu’un qui se remet d’une longue maladie : son visage était creusé de cernes noirs, ses mains semblaient agitées d’un léger tremblement. Daniel émit un grondement comme le feulement d’un fauve. Il rappela brusquement à Vivian l’adolescent qui s’était jeté sur un chien enragé il y avait si longtemps de cela.

-Bien, sire de Mourjevoic, déclara-t-il, vous ne faites pas honneur à mon invitation, alors je viens à vous.

-A visage découvert cette fois, répliqua Daniel. Cela vous change.

Il ne regardait pas Victor ; ses yeux naviguaient autour d’eux comme s’il cherchait une issue, mais ils étaient bel et bien pris au piège. Derrière eux, le cheval broncha. Vivian sentait la présence chaude de l’animal dans son dos, son odeur lourde. Mais il avait mieux conscience de son frère à côté de lui, de la tension de son corps, de sa respiration nerveuse.

-Allons, Daniel, dit Victor, rendez-vous sans résistance et vous aurez la vie sauve, pour le moment. Votre cas sera jugé plus tard.

Cette fois, Daniel ne répondit rien, mais Vivian le vit serrer les poings jusqu’à ce que ses jointures deviennent blanches.

-J’aurais essayé, fit Victor avec un geste fataliste, comme s’il prenait ses soldats à témoin. Arbalétriers, tuez le rouquin.

Soudain Daniel eut toutes les pointes dardées sur lui ; les cordes vibrèrent ; dans le même temps Vivian se plaqua contre lui, Daniel sentit le brusque poids de son corps contre le sien, puis les impacts dans le dos de son frère aussi nettement que dans sa propre chair. Il dut ployer les genoux pour rattraper Vivian lorsqu’il s’effondra entre ses bras. Il était trop stupéfait pour comprendre, pour réagir. Vivian avait déjà fermé les yeux, son corps était lourd et amorphe entre ses bras, et les pennes des carreaux dépassaient des fentes que les pointes avaient creusées dans sa chair et d’où le sang commença à s’écouler.

Il y eut un moment de flottement parmi les soldats. Les arbalétriers avaient besoin d’une demi-minute pour engager un nouveau carreau dans leur arme. Victor poussa une exclamation de dépit : il tenait à voir Vivian mourir en public, sur la potence. Daniel l’entendit, depuis les abîmes où il était plongé, agenouillé, Vivian entre les bras ; il releva la tête. Les soldats témoins de la scène se souviendraient longtemps du regard qu’il lança à Victor ; jamais dans les yeux d’un homme on avait vu tant de haine et de douleur mélangés, et autre chose aussi, comme une flamme infernale qui aurait soudain jailli d’une braise. Ils se fichèrent dans ceux de son ennemi, qui eut un mouvement de recul, puis soudain poussa un cri en portant la main à son visage. Son cheval hennit puis se cabra ; Victor tendit sa main libre en avant comme pour chercher les rênes, mais perdit l’équilibre, bascula et s’affaissa lourdement dans la poussière. Au lieu de se relever, il roula sur lui-même, couvrant ses yeux des deux mains, parcouru de spasmes et poussant des geignements. Les soldats se regardèrent avec incertitude ; plusieurs reculèrent avec crainte devant Daniel, tant l’incident paraissait provoqué par la fureur de son regard. Il y eut quelques secondes dont il aurait pu profiter sans doute pour tenter de s’enfuir ; mais il était lui-même trop abasourdi de la chute de Victor, dont il comprenait moins que les soldats l’origine. Le feu dans son regard s’était éteint, et il n’était qu’un homme déboussolé entouré d’ennemis. L’un des hommes d’armes reprit courage, et s’élança vers lui, l’épée levée. A ce moment, fusa de nulle part une flèche qui se ficha dans le flanc du soldat ; il poussa un hurlement et tomba à genoux. Toutes les têtes se tournèrent vers une des rares fenêtres non comblées d’où semblait provenir la flèche : Daniel distingua nettement une silhouette apparaître à travers l’ouverture et une pointe métallique se profiler de nouveau.

-Attention ! cria l’un des soldats, et ses comparses n’eurent que le temps de se jeter à terre pour éviter le projectile qui se planta dans le sol.

L’un d’eux cependant resta debout, l’un des deux des arbalétriers qui avaient eu le temps de préparer à nouveau leur arme, et pointa la fenêtre ; le carreau traversa l’espace avec une vitesse stupéfiante, et trouva sa cible. Ils entendirent un cri aigu de femme, et la silhouette disparut brusquement.

Vivian eut un tressaillement, ses paupières s’entrouvrirent. Daniel réagit enfin ; profitant de la confusion, il se releva, posa son pied dans l’étrier du cheval, et avec la vigueur surhumaine de ceux qui n’ont pas le temps de se poser des questions sur l’étendue de leur force, se hissa sur la monture en soulevant Vivian dans le même temps. Le second arbalétrier leva son arme, mais il fut moins vif que son camarade ; Daniel fit cabrer son cheval qui bouscula le soldat, et le carreau partit en lui éraflant l’épaule. Les soldats désordonnés laissaient le champ libre : sous l’impulsion de son cavalier, le cheval bondit en avant. En un instant il s’engouffra à travers la ruelle, son galop résonnant comme tonnerre sous la voûte.

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