Dans la cathédrale - 2

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Daniel poursuivit sa course éperdue à travers la ville, tenant Vivian contre lui. Les badauds étaient rares dans cette partie de la ville, presque tout le monde s’étant pressé sur le chemin de la carriole du prisonnier et sur la place où il devait être pendu ; néanmoins son passage fut remarqué, et ceux qui le croisèrent garderaient longtemps en mémoire l’image du chevalier à l’expression farouche, et du duc inanimé sur le coursier qui les emportait.

Sa course emmena Daniel à l’arrière de la cathédrale Sainte-Anne. Il descendit de sa monture et fit glisser Vivian entre ses bras ; puis, le portant comme il pouvait, il se précipita vers la petite porte qui lui faisait face et l’ouvrit d’un violent coup d’épaule. Il se retrouva dans la sacristie, nez à nez avec le prêtre qui le regarda avec ébahissement.

-Pardon d’entrer ainsi, mon père, mais je requiers votre aide. Je demande asile et soin pour mon frère… pour Vivian d’Autremont.

Le prêtre considéra le jeune homme exténué qui lui faisait face, le corps et les vêtements couverts d’une poussière mêlée de sang, son corps tendu à l’extrême et son regard désespéré ; dans ces bras ce corps sans vie, un visage et des cheveux blonds qu’il reconnaissait bien. Il était l’archiprêtre de la cathédrale, celui qui avait marié Vivian et Jehanne.

-Mon fils, dit-il, celui que vous me demandez de soigner a déjà rejoint notre Seigneur.

Daniel resta quelques instants hébété, comme si les paroles du prêtre n’avaient aucun sens. Puis il baissa les yeux sur son frère. Dans le fond, il le savait, il avait senti la pulsation du cœur contre le sien s’arrêter ; mais il avait refusé de l’admettre. Les yeux de Vivian étaient mi-clos, son visage était détendu. Une brusque faiblesse envahit Daniel ; il tomba à genoux. Il voulut déposer Vivian pour l’allonger, mais il craignit d’enfoncer davantage les pointes dans son corps, et cette idée lui était intolérable. Alors il laissa le corps de son frère reposer à demi sur lui. Il le fit pivoter, et de sa main gauche, arracha les carreaux, un à un. Etrangement, le sang s’arrêta très vite de couler.

Le prêtre se pencha pour murmurer quelques mots, fit le signe de croix, puis lui ferma tout à fait les paupières. Ainsi Vivian semblait comme un enfant plongé dans un sommeil confiant.

-Alors, il faut l’inhumer ici, murmura Daniel.

Il songeait à la tombe de son père, le duc Henri, et de tous les Autremont enterrés dans la crypte de la chapelle du château ; mais cette demeure ne pouvait plus être celle de Vivian. Il se sentait écrasé par un poids énorme comme s’il était l’un de ces morts sous un gisant de pierre ; mais la douleur refusait d’exploser encore, et l’étouffait sans lui laisser le soulagement des larmes.

Ils avaient déposé Vivian dans la crypte, parmi les tombes des anciens évêques, sur une paillasse sur le sol ; un flambeau avait été déposé au-dessus de lui, et la flamme faisait naître des ombres mouvantes sur son visage qui donnait presque l’illusion de la vie. Mais il était immobile, si immobile que bientôt sa contemplation devint insupportable à Daniel. Il finit par se détourner, non sans honte, et jaillit hors de la crypte ; il se retrouva nez à nez avec une bourgeoise qui poussa une exclamation et fit le signe de croix. Il lui échappa, se cacha dans les ombres du chœur ; de là, comme un esprit espionne les vivants, il observa les quelques fidèles venus se recueillir. Il régnait dans la cathédrale une atmosphère trop apaisée pour la fureur de son cœur : le soleil vif était filtré par les vitraux en un tendre chatoiement de couleur ; un reste d’encens embaumait l’air ; les visiteurs marchaient à pas feutrés sur les pierres et la lumière colorée leur nimbait les cheveux. Daniel pleurait, enfin, comme par miséricorde divine, et les larmes coulaient sans autre bruit que le halètement sourd de ses sanglots, protégé qu’il était par les ombres des colonnes, clandestin dans l’édifice sacré.

Une silhouette s’avança dans l’allée principale, la démarche hésitante et même boiteuse. C’était une silhouette féminine, entièrement couverte d’une ample chape. La tête sous le tissu était baissée comme sous un poids trop lourd ; mais de temps en temps elle se relevait comme pour guetter. Tout le long de sa progression laborieuse, la visiteuse semblait se prostrer un peu plus sur le côté. Daniel mit du temps à la remarquer, mais lorsque ce fut fait il vit une chose dont nul autre ne paraissait s’apercevoir : à chaque pas, la femme laissait une tache de sang sur le sol. En un éclair il se rappela la silhouette dans l’embrasure de la fenêtre et la pointe de sa flèche apparaissant, puis le cri lorsque l’arbalétrier avait tiré sur elle. Il ne connaissait qu’une femme douée de ce talent à l’arc ; l’espoir soudain fit battre son sang comme un tambour.

La silhouette se dirigeait vers le chœur, à pas pénibles, et dès qu’il le put, Daniel se précipita pour la recueillir et l’abriter derrière le chœur. Elle appuyait des deux mains sur son flanc, et ses mains fines étaient rouges de sang. Aussitôt qu’ils furent à l’abri des regards, elle releva la tête et darda sur lui un regard brûlant. C’était Isabeau.

-Où est-il ? souffla-t-elle d’une voix basse, pressante. Tu l’as sauvé, n’est-ce pas ? Où est-il ?

Daniel en eut la voix coupée. Il l’avait assise et la soutenait d’un bras. Jamais il n’avait eu avec elle une telle proximité ; c’était étrange tout à coup de sentir la chaleur de son corps. Pourquoi, entre tous, était-ce à lui de lui annoncer la mort de son fils ? Étaient-ils liés pour l’éternité par des liens de souffrance et de mort ?

-Non, non, gémit-elle, dis-moi qu’il est vivant encore… Dis-moi, où est-il ?

-Il est en bas, répondit-il d’une voix très basse, dans la crypte.

Elle eut un brusque spasme comme si elle tentait d’aspirer l’air sans y arriver. Il fut pris de peur soudain qu’elle succombât là, entre ses bras. Il eut un brusque désir de la sauver, rien que pour ne pas voir encore quelqu’un mourir.

-Je pourrais te soigner, dit-il presque dans un ton de prière. Ta blessure n’est pas mortelle, si on arrête le sang…

Elle était si pâle déjà, mais son regard avait un éclat inchangé de dureté et de détermination.

-Conduis-moi où il est, ordonna-t-elle.

Il s’exécuta, et la soutenant comme il avait soutenu Vivian, la guida où elle le désirait. La crypte était profonde, les tombes épiscopales n’étaient que des formes sombres ; la torche qui éclairait le visage de Vivian était le seul jaillissement de lumière au milieu des ténèbres.

-Mon fils, mon seul fils…

Isabeau s’agenouilla, s’accrocha à la chemise maculée. Le sang sur ses mains se mêla à celui qui souillait déjà le tissu. Daniel croyait voir sa vie se consumer comme une flamme vive ; une deuxième fois, leurs cœurs ennemis vibraient de la même douleur.

-Tu as essayé de le sauver, je le sais, je l’ai vu. Mais la mère de ta mère est plus forte que toi, et c’est mon châtiment.

-Victor, protesta-t-il. Victor a tué Vivian.

-Victor… j’ai essayé de le détruire et j’ai échoué. Et je suis arrivée trop tard pour vous venir en aide. Peut-être ne sommes-nous tous que des instruments. Viens… Viens, s’il te plaît.

C’était la première fois qu’elle le priait ainsi, et il n’eut pas la force de résister. Il s’accroupit auprès d’elle. Elle s’accrocha à lui pour se redresser, passant la main derrière sa nuque. Il eut un frisson au contact de cette vie qui s’enfuyait. Il posa sa main gauche sur sa blessure, même s’il savait que c’était trop tard. Elle dit :

-Cette blessure-là n’est rien. Nous sommes les derniers… tu comprends ? Nous sommes les derniers… Viens avec moi.

Elle l’embrassa. Sa bouche était brûlante et avait le goût de sang. Il sentait le battement désordonné de ses veines. Il songea qu’il lui serait facile de la suivre comme elle le demandait, dans ce gouffre d’oubli où elle glissait, ce serait un soulagement, une délivrance ; il n’y avait qu’à céder, s’allonger auprès de son frère et laisser les ombres de la crypte les engloutir tous les trois, les derniers des Autremont. Mais la paume de sa main gauche se mit à brûler, de plus en plus intensément, comme s’il l’avait appliquée sur la flamme de la torche. C’était une douleur pleine d’amour, qui retenait son âme loin de l’abîme.

-Je ne peux pas, dit-il. J’ai fait une promesse…

Il sentit le corps d’Isabeau contre le sien se crisper dans un ultime effort, les ongles de sa main s’enfoncer dans sa nuque ; puis tout son être se relâcha d’un coup, et ses yeux magnifiques se vidèrent. Il l’allongea près de son fils, et lui ferma les yeux. Il se sentait fatigué comme s’il était le plus vieux des hommes.

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