Chute - 2

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Vivian aurait dû être rentré depuis plus de trois jours. Jehanne avait fini par envoyer un messager qui aurait lui-même dû être déjà de retour. Elle était presque décidée à rassembler l’ensemble des hommes du château et à aller elle-même le chercher chez Victor de Galefeuille, quand quelqu’un vint l’avertir qu’une petite troupe en armes s’était présentée aux portes de la forteresse.

Une alerte s’alluma dans la tête de Jehanne ; elle courut vers la barbacane et grimpa quatre à quatre les marches qui menaient au poste d’observation. Rouge et essoufflée, elle darda son regard vers la troupe en arme. La tête pâle de Victor attira aussitôt son attention, puis une seconde plus tard, elle vit Vivian sur un cheval, entravé et entouré d’hommes en armes. Son cœur gela.

-Ma chère Jehanne, me laisserez-vous dehors ? lança la voix gaillarde de Victor de Galefeuille, et elle sentit une haine si forte la traverser qu’elle lui coupa le souffle.

-Comment osez-vous traiter ainsi votre suzerain ? lui jeta-t-elle.

Le visage de Victor se fit sérieux.

-J’ai arrêté Vivian au nom du roi, pour trahison. J’ai l’honneur de vous demander maintenant votre reddition.

Un piège. Il était plus vil encore qu’elle ne l’avait cru. Où étaient les hommes qui accompagnaient Vivian ? La réponse ne lui paraissait que trop évidente.

-Avez-vous arrosé de sang le baptême de votre fils, Victor ? Où est l’escorte qui accompagnait mon mari ?

-Ils ont voulu défendre leur seigneur, et ont refusé de se rendre.

Vivian leva soudain la tête avec indignation.

-C’est faux, cria-t-il avec force. Vous les avez pris par surprise, vous les avez massacrés sans leur laisser une chance de combattre !

-Qui peut croire la parole d’un traître ? Dame Jehanne, ouvrez ces portes, nous prenons possession de ce château.

Jehanne réfléchit à toute vitesse. Victor n’était certes pas en mesure de prendre la forteresse d’assaut, mais il avait la vie de Vivian entre ses mains. Le tuer alors qu’il était prisonnier royal serait un crime, mais il pourrait prétendre, comme il l’avait fait pour ses hommes, que Vivian lui avait résisté et qu’il avait été tué dans la lutte. Qui s’en soucierait réellement, si Vivian était félon ?

-Il le tuerait, fit une voix proche d’elle comme en réponse à ses pensées. Il le ferait sans hésiter. Il nous tient en trop grande haine.

Jehanne se retourna pour faire face à la figure très pâle d’Isabeau. Ses yeux verts fendus avaient perdu leur éclat de glace, révélaient une vulnérabilité inaccoutumée. Elles échangèrent un regard, et Jehanne reconnut pour la première fois qu’elles partageaient une émotion commune.

-Très chère duchesse douairière, clama Victor en inclinant la tête avec raillerie. J’ai fait bon usage de votre don, vous voyez qu’il n’a point été perdu.

-Que veut-il dire ? dit vivement Jehanne.

-Qu’importe maintenant, murmura Isabeau, il nous a tous trompés. Levez la herse, pour l’amour du ciel, cria-t-elle faiblement aux gardes.

Mais les hommes hésitèrent. Jamais la forteresse d’Autremont n’était tombée. Les regards convergèrent vers Jehanne. Celle-ci se tourna vers la blonde tête de son époux. Il leva les yeux, leurs regards s’accrochèrent un bref instant. Puis Vivian laissa retomber sa tête.

-Levez la herse, ordonna Jehanne.

Les yeux luisants, Jehanne regardait les hommes emporter Vivian vers ses propres geôles en serrant les poings. La scène lui paraissait affreusement familière, lui rappelant ce moment où, à genoux dans la boue, elle voyait Daniel se faire arrêter.

-Ma chère Jehanne, partagerez-vous une collation avec moi ? susurra la voix de ce félon de Victor.

Il était confortablement installé dans l’un des sièges de la propre chambre de Jehanne, et se servait un verre de vin sur la petite table posée devant lui. Il agissait en maître, et maître désormais il était.

-Certainement pas.

-C’est regrettable. Je vais devoir vous y contraindre, car désormais vous êtes ma prisonnière aussi bien que Vivian. Par égard pour votre sexe, cependant, je me contenterai de vous faire enfermer dans vos appartements.

Jehanne eut envie de cracher son venin à sa figure, mais elle se contint, réalisant tout à coup ce qu’il venait de dire. Enfermée dans ses propres appartements… Elle eut un rictus qu’elle parvint in extremis à transformer en sourire.

-Vous agissez à votre aise, Victor, mais vous réalisez ce que cela vous coûtera plus tard.

-Que voulez-vous dire, chère duchesse ? Me menacez-vous ?

-Si vous avez usurpé la parole du roi, il saura vous le faire regretter.

-Je n’ai rien usurpé, mais il est vrai que j’ai manqué à tous les usages de forme : voyez donc cet acte d’arrestation.

Il portait à sa ceinture une cartouche dont il défit l’ouverture pour tendre à Jehanne un rouleau de parchemin. Elle fut tentée de le jeter au feu, mais à quoi bon ? Les archives royales étaient trop bien tenues pour que cet acte n’y possède sa copie. Sans le dérouler, elle examina le sceau pendant au bout d’une cordelette rouge qui lestait le document.

-Vous pouvez bien entendu en faire expertiser le sceau, mais ce serait perdre bien du temps en vain, ma chère, quand les témoins de votre culpabilité sont bien serrés dans mes geôles.

-Quels témoins ? demanda Jehanne en s’efforçant de conserver un ton calme.

-Trois vagabonds que j’ai capturé non loin de votre domaine, qui se sont avérés être trois des Templiers hérétiques ayant échappé à la justice du roi. Ils ont été assez aimables pour me confier chez qui ils avaient trouvé refuge et les détails de leur séjour.

-Vous les avez torturés.

-Pour la justice du roi.

-Voilà qui vous va bien de vous cacher derrière plus grand que vous, s’exclama Jehanne, perdant patience. Vous utilisez les mots de roi et de justice pour dissimuler la minable petite vengeance que vous pensez assouvir contre Vivian. Depuis combien de temps, dites-moi, avez-vous tendu ce piège ? Depuis que vous êtes venus nous espionner avec votre écuyer ? Avant cela peut-être même ? Non, ne répondez pas, dans le fond je m’en moque. Comme vous vous moquez de l’hérésie des Templiers, et des intérêts du roi. Ce ne sont que des prétextes, vous n’êtes qu’un lâche qui n’assumez même pas vos motifs...

Le sourire de Victor s’effaça. Il bondit tout soudain et saisit Jehanne par le poignet.

-Bientôt, gronda-t-il, bientôt vous serez ma femme et vous apprendrez à me parler sur un autre ton.

Le coup porta. Jehanne se sentit flancher. Ce ne pouvait pas être vrai.

-Vous… vous mentez. Vous êtes déjà marié.

-Ma femme est morte, avec mon fils. Croyez-vous que j’eusse fait cela sans l’espoir d’une récompense ? Le roi m’a promis que, en échange de mes services, une fois Vivian passé à la corde, j’aurai votre main – ainsi que vos terres.

-Jamais, cracha-t-elle. Plutôt mourir.

-Oh, mais vous ne voudriez pas mourir, belle dame, quand vous avez votre enfant à protéger.

Une froide frayeur parcourut Jehanne. Son enfant et celui de Vivian, leur héritière, entre Victor et ses projets de conquête. Sa fille, si petite et si fragile encore, et qui pourtant représentait une menace pour cet homme à la puissance grandissante. Sa colère s’éteignit tout à fait. La sentant faiblir, Victor affermit sa prise sur son poignet, et l’étreignit de l’autre bras.

-Je me doutais que cela vous calmerait. Vous êtes une dame de feu, mais aussi une bonne mère. Allons, soyez docile et je vous promets qu’il n’arrivera rien à Amelina. Acceptez votre sort, vous ne le trouverez peut-être pas si pénible. Je me suis toujours dit que Vivian était bien trop falot pour une dame telle que vous.

« S’il essaye de m’embrasser, je le mords », pensa Jehanne si fort que son regard dut trahir son intention, car Victor eut un très léger mouvement de recul. Jehanne songea qu’elle n’avait jamais rien haï si passionnément que ces yeux trop pâles bordés de cils incolores. Il finit par la relâcher, et curieusement elle en conçut un mépris plus profond encore.

-Bientôt, dame Jehanne.

« Le monde se sera embrasé plusieurs fois des feux de l’enfer avant que tu n’entres dans ma couche », se jura-t-elle.

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