Chute - 1

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Jehanne observait les efforts concentrés de sa fille pour tâcher de dévider le fil que sa mère lui tendait. L’imbroglio des boucles paraissait la fasciner. Elle tirait de droite, de gauche, sans parvenir à démêler l’ensemble, et les formes toujours nouvelles des figures ainsi créées l’absorbaient complètement. Parfois, Jehanne saisissait tel nœud et lui montrait comment le défaire. Sa fille la regardait comme si elle était une magicienne, puis aussitôt décidait que l’exercice devait être à sa mesure et s’y essayait. Ses grands gestes maladroits étaient bien loin de la dextérité des doigts de sa mère, mais elle ne se décourageait pas pour autant. Elle fronçait ses fins sourcils au-dessus de ses yeux immenses. Ses prunelles d’un bleu incertain à sa naissance avaient fini par tourner au marron, comme ses fins cheveux blonds. Elle ressemblait résolument à sa mère, d’une manière frappante ; en revanche ses traits ne laissaient presque rien transparaître de son ascendance paternelle, comme un fait exprès. De toute façon, comme l’avaient soufflé avec malice les servantes du château, même si elle avait hérité de traits Autremont, comment savoir de qui ? Si elle avait été rousse, bien sûr…

Au fur et à mesure qu’elle voyait son enfant évoluer, Jehanne réalisait à quel point tout ce qui lui semblait naturel de faire maintenant avait dû nécessiter un dur apprentissage. A travers les yeux de sa fille elle regardait le monde d’un œil neuf, comme si elle le redécouvrait, et il lui semblait en réapprenant ainsi comprendre mieux ce qu’elle croyait déjà savoir. Par jeu, elle avait appris à sa fille le langage des mains dont elle partageait le secret avec son frère Aubin. Mais les très jeunes enfants ne distinguent pas le jeu de l’apprentissage, et Amelina avait pris très sérieusement cette nouvelle leçon. Elle avait appris ce langage plus vite que le langage articulé, et Jehanne avait communiqué avec sa fille avant tout autre, ce dont elle n’était pas peu fière. Elle avait craint un instant que, satisfaite de pouvoir communiquer ainsi, la fillette ne soit plus paresseuse à apprendre à parler, mais il n’en avait rien été. Elle avait rapidement compris que le jeu des mains n’était valable qu’avec sa seule mère et il est vrai qu’elle passait plus de temps avec sa nourrice qu’avec sa mère ou son père. Jehanne le déplorait parfois, mais elle devait s’avouer que s’occuper d’un enfant obligeait à un grand nombre de tâches ingrates dont elle n’était pas mécontente de pouvoir se décharger.

Elle aurait dû être heureuse, ou au moins sereine, devant la scène de son enfant tâchant de grandir, mais cette quiétude-là s’était envolée depuis l’arrivée des trois Templiers. Ils étaient sans nouvelle depuis des semaines, ce qui était bon signe, et à l’heure qu’il était il y avait beau temps qu’ils avaient dû rallier l’Espagne. Je n’ai pas de raison de m’inquiéter, se répétait-elle, en songeant que demain Vivian partirait au baptême de son nouveau filleul. Elle aurait voulu qu’il voyage avec une forte escorte, arguant qu’un duc ne se déshonorait pas ainsi ; mais Vivian, sachant que Victor de Galefeuille n’avait de quoi accueillir tant de monde, refusa de lui imposer un tel embarras, et Jehanne n’avait pu le convaincre de prendre avec lui qu’une douzaine de chevaliers et soldats. C’était largement assez pour décourager les bandits de grands chemins, et qu’avait-il d’autre à craindre ? Jehanne avait constaté que certains nobles ne se déplaçaient pas sans un train d’une centaine de personnes, soldats, serviteurs, dames de compagnies, autour d’une dizaine de lourds chariots de voyage ; mais c’étaient le plus souvent lorsqu’ils se rendaient à la capitale, pour étaler leur puissance et afficher aux yeux de tous qu’ils étaient presque l’égal du roi auquel ils devaient rendre hommage. La plupart des nobles se considéraient encore comme des seigneurs indépendants ne devant au roi qu’une fidélité de principe, et le montraient. Vivian, malgré son goût du luxe, ne voyait pas l’intérêt de défendre son prestige de manière si dispendieuse pour se rendre à un baptême chez un sien vassal.

***

Malgré le froid piquant, le ciel était dégagé et faisait étinceler les arbres recouverts de givre. Vivian se sentait heureux, entouré de ses hommes, sentant son cheval fouler le sol crissant. Il songeait à sa petite Amelina, qui commençait déjà à galoper partout entre les jambes des serviteurs, aussi belle que sa mère, la petite princesse dont il avait rêvé. Il songeait à Jehanne qui prodiguait désormais spontanément ses tendresses. Il se sentait comblé de toutes les grâces dont un homme pouvait rêver. Pris de joie, il lança sa monture au galop ; derrière lui, les cavaliers éperonnèrent pour le suivre. Il s’entendit éclater d’un grand rire tandis que le paysage défilait sous les sabots de son cheval.

La demeure de Victor de Galefeuille était un petit manoir fortifié. De dimensions assez modestes, il était loin du château des Autremont : il ne comportait pas de douves ni de fossé, mais néanmoins présentait un rempart percé d’une porte hersée gardée par un petit châtelet. Il s’était agi autrefois de la demeure secondaire des ducs d’Autremont, avant que le domaine ne revienne à l’aïeule de Victor – une sorte de compensation à l’héritage qui lui avait été refusé. Lorsque Vivian parut, quelques éclats de voix se firent entendre dans le châtelet. Quand la petite troupe arriva à sa hauteur, la herse s’éleva. Vivian et son escorte se répandirent dans la petite cour. Le jeune homme fut surpris de n’y voir personne. De trop bonne humeur pour avoir envie de s’en irriter, il s’exhorta à la patience. Il entendit dans son dos la herse se refermer. Le son lui parut curieusement fort. Puis un de ses chevaliers, levant le nez, poussa une exclamation. Suivant son regard, Vivian s’aperçut que sur le chemin de ronde étaient accroupis une dizaine d’archers tout autour de la cour. Une flèche était encochée dans leur arc. Un ordre fut aboyé, et les archers tous en même temps bandèrent leur arme dans leur direction. Une vague de panique parcourut les soldats de Vivian ; ils firent cabrer leurs montures, l’éperonnèrent pour aller chercher abri, mais la cour était un cul-de-sac. L’un des chevaliers tira son épée avec un cri de rage et s’élança vers les escaliers qui menaient au chemin de ronde ; une flèche dans la gorge l’arrêta net. Aussitôt, une grêle de flèches plongea sur les hommes piégés. Avec horreur, Vivian regarda les chevaux s’abattre dans de grands hennissements, emportant leurs cavaliers dans la poussière ; les cris des hommes blessés traversaient son crâne, tandis que les archers, sans fatigue, tiraient encore et encore leurs traits mortels dans une pluie d’enfer. Au bout de quelques minutes ou d’une éternité, un brusque calme s’abattit sur la cour. Vivian mit de longs moments à réaliser qu’il était le dernier sur son cheval, indemne. Autour de lui, tous ses hommes étaient morts ou mourants. Il parcourait sans comprendre de son regard fébrile chaque cadavre qui, quelques instants plutôt, était un compagnon chevauchant à ses côtés, plein de vie et de force. Son cheval tirait sur le mors et piétinait avec panique, mais il ne songeait même pas à l’apaiser.

La porte principale de la demeure s’ouvrit. Cinq soldats munis de piques en jaillirent et entourèrent Vivian, les pointes dirigées vers sa poitrine.

-Bienvenue, mon cousin.

Vivian posa des yeux hébétés sur Victor. Derrière lui, deux sergents royaux encadraient trois hommes enchaînés, le visage de cire et les yeux terreux, que Vivian mit un moment à reconnaître.

-Au nom du roi, je t’arrête pour complicité avec des criminels et hérétiques.

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