Les fugitifs - 2

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-Mon fils, nous devons y réfléchir davantage. En protégeant ces hommes, tu te mets en position de rébellion contre ton souverain, et si cela était découvert…

-Mère, comment un roi juste et pieux peut-il arrêter des hommes de Dieu ? Cela n’a aucun sens, et c’est mon devoir de chrétien de m’y opposer.

Vivian s’était assagi depuis la mort de son père, du moins Isabeau l’avait-elle cru ; mais cette aventure réveillait en lui les échos de sa fièvre adolescente, des grandes et nobles idées qui le faisaient, comme beaucoup d’autres jeunes nobles, se jeter au milieu de la bataille avec autant de bravoure que de manque de cervelle. Son fils parcourait, comme souvent lorsqu’il était agité, la pièce à grands pas. Isabeau sentait dans son attitude une certaine inquiétude, une hésitation, mais ses yeux brillants trahissaient son excitation. Jehanne a plus de sens que lui, songea Isabeau, non sans amertume, car il lui causait peine de reconnaître du mérite à la jeune femme.

-Vivian, un roi capable d’abattre d’un seul coup un des plus puissants ordres religieux n’aura aucun scrupule à t’écraser, et il en a les moyens, surtout s’il met la main sur les richesses du Temple. Et Philippe ne pardonne pas ceux qui le trahissent.

-Si l’ordre est abattu – ce qu’il n’est pas encore, le pape le défend – le roi aura atteint son but. Que lui importe le sort de trois frères ayant échappé à sa vindicte ? Nous les garderons ici secrètement, jusqu’à ce que le sort des Templiers soit scellé, en bien ou en mal. Ils pourront alors réintégrer leur ordre ou, dans le pire des cas, en rejoindre discrètement un autre.

-Trop de gens connaissent déjà leur présence et leur identité.

Vivian eut un geste d’agacement.

-Il suffit, j’ai décidé. Qui sait si ces hommes n’ont pas réchappé à l’arrestation et trouvé refuge auprès de moi selon la volonté de Dieu ? Je ne les livrerai pas aux bourreaux qui, à ce qu’il paraît, torturent vilainement leurs frères.

Il avait pris cet air buté qu’il croyait ducal, et Isabeau comprit qu’il ne servait à rien d’insister. Il devenait entêté et jaloux de son pouvoir, supportant de moins en moins que sa mère le conteste. Isabeau en était presque à regretter l’influence que Jehanne exerçait autrefois sur lui – qu’elle avait contribué à détruire.

***

Les semaines s’écoulèrent sans que les trois chevaliers ne soient inquiétés. Dans le royaume, en revanche, la persécution faisait rage : les Templiers étaient accusés des pires crimes, reniement de la croix, hérésie, sodomie, et beaucoup par le fer et le feu avaient avoué tout ce qu’on voulait. Le pape semblait impuissant à les défendre. L’affaire échauffait toutes les gorges et Jehanne plus d’une fois avait entendu murmurer dans le château au passage des trois réfugiés ; fort heureusement, aucune dénonciation ne s’en était ensuivie, pour le moment. Ils s’étaient fondus à la vie du château, chacun selon ses propres usages : le dénommé Bastien, en définitive frère convers, mettait la main aux menues tâches du château et à l’entretien de ses jardins, tandis que Gabriel et Guillaume s’étaient mêlés à sa garde. Mais, comme unis par un lien invisible qui les ramenait toujours ensemble, ils se retrouvaient comme par hasard côte à côte pendant les messes, aux repas. Jehanne les surprenait parfois semblant en grand conciliabule, dans les vergers où œuvrait Bastien. Elle devinait l’agitation que le sort de leurs frères jetait dans leur âme, et le réconfort qu’ils trouvaient dans leur mutuelle présence. Guillaume et Gabriel, en particulier, semblaient fort proches et elle avait craint qu’ils ne nourrissent les soupçons de bougrerie portés sur leur ordre, mais elle n’avait jamais surpris le moindre geste qui eût pu trahir une proximité dépassant l’amitié. Le temps passant, l’inquiétude et conséquemment la vigilance se relâcha.

***

Un soleil pâle, hivernal, éclairait le ciel d’une lumière voilée, lorsque les gardes sonnèrent l’arrivée d’un visiteur. Lorsque Vivian se porta à sa rencontre, il fut surpris de voir, non un messager, mais le sire Victor de Galefeuille lui-même, accompagné de son écuyer, un assez joli garçon aux cheveux épais et touffus comme un pelage de chien. L’écuyer fut invité à se restaurer dans les cuisines tandis que Vivian recevait son vassal dans son antichambre. Quand Jehanne parut, elle ne put dissimuler assez vite une expression de surprise contrariée. Elle salua Victor d’un ton neutre, différent de l’amabilité qu’elle arborait d’habitude avec les visiteurs. Vivian s’interrogea sur cette froideur.

-Cher sire, entama Victor, je viens vous demander un grand honneur. Ma dame épouse est grosse, selon mes vœux. Je souhaiterais que vous fussiez le parrain de l’enfant.

Vivian, à son tour, ne put cacher son étonnement. Victor et lui n’étaient pas proches, loin sans fallait, si ce n’était par le sang, et Victor n’avait pas pris la peine de l’inviter à ses noces qui s’étaient déroulées l’année précédente : le fait en soi constituait presque une insulte, de la part d’un vassal à son suzerain. Cherchait-il à la rattraper en lui offrant un tel honneur ? Vivian tourna d’instinct la tête vers Jehanne : elle maîtrisait son expression, mais il reconnut un pli sur son front qu’il connaissait bien. Jehanne se méfiait de cet homme, et plus encore de sa proposition, cela ne pouvait lui échapper ; pourtant, lui ne voyait pas réellement ce qu’il pouvait y avoir de malveillant dans l’offre de Victor. Il ne put guère faire autrement que d’accepter avec autant de grâce que sa perplexité lui permettait. Victor élargit un grand sourire.

-Vous me faites un grand honneur, répéta-t-il.

***

-Messires, je vous souhaite le bonjour.

Les trois frères sursautèrent au son de la voix affable. Un jeune homme souriant, d’agréable figure, se dirigeait vers eux. Son expression avenante ne pouvait faire oublier qu’il s’était approché aussi furtivement qu’un chat. Ressaisi le premier, Gabriel retourna le salut au visiteur.

-Je suis Eric d’Orge, écuyer de messire de Galefeuille. Vous ai-je interrompu dans votre conversation, messire ? Vous m’en voyez navré, je ne comptais que visiter ces beaux jardins dont on m’a dit grand bien, et vous ai trouvé là.

-Vous ne nous dérangez nullement. Je suis Hughes Martin et voici mon compaing Bohémond. Nous sommes de la garde. Quant à notre jardinier, il se nomme Jehan.

-Ravi, messires, je ne savais pas que les gardes du duc avaient appétence à se promener dans les potagers et à frayer avec leurs habitants.

Guillaume fronça les sourcils. Le ton sirupeux et les sous-entendus fielleux de l’écuyer lui déplaisaient fort.

-Tout autant que vous, à ce qu’il semble, remarqua-t-il d’un ton coupant.

-Certes, le temps est bien clément ce jour-ci, n’est-ce pas ? Oh, mais qu’avez-vous là ?

D’un geste vif, il souleva la cape de Guillaume au niveau de l’épaule comme s’il avait remarqué quelque chose. Guillaume sursauta et se dégagea prestement ; aussitôt, il se mordit la lèvre pour ce réflexe stupide, se rappelant qu’il ne portait pas son manteau à la croix brodée.

-Ce n’était qu’un insecte, susurra le jeune homme avec un grand sourire. Oh, dites-moi, c’est une bien belle épée que vous avez là. Puis-je la voir ?

Guillaume avait grande envie de la tirer pour le pourfendre en deux. Que pouvait-il faire, sinon la lui tendre avec toute la grâce possible ? C’était sa lame de Templier, dont il n’avait pu se défaire : elle ne portait aucun signe distinctif, mais elle paraissait d’un peu trop bonne façon pour un simple garde, et Eric ne manqua pas de s’en extasier.

-Une véritable épée de chevalier, dites-moi. Votre seigneur doit vous tenir en estime particulière, car je n’en ai pas vu de telles sur vos congénères.

Guillaume resta silencieux, redoutant que le moindre mot ne le trahisse. Bastien sauva la situation :

-Vous souhaitez visiter les jardins, messire ? Je peux vous les présenter. Quoiqu’ils ne soient guère florissants en cette saison, on peut y voir des herbes rares.

-Avec grand plaisir, affirma gaiement Eric.

Bastien l’entraîna loin de ses deux compagnons, qui rebroussèrent chemin vers le château. Il présenta les différentes sortes de plantes qu’il faisait croître : un grand nombre étaient des herbes médicinales dont il n’était pas peu fier.

-Oh, je connais celle-ci, s’écria tout à coup le jeune écuyer. Savez-vous qu’il en existe une très semblable, mais dont une seule tige, au lieu de guérir, peut empoisonner un bœuf ? Etonnant, n’est-ce pas, comme le mal peut se dissimuler sous les apparences du bien.

-Certes, répondit Bastien d’un ton neutre. Notez que les plantes qui guérissent, à forte dose, finissent toujours par devenir des poisons, et bien souvent, l’inverse est vrai aussi.

Eric répliqua, et insensiblement ils en vinrent à débattre sur le bien et le mal et la facilité avec laquelle on peut basculer de l’un à l’autre. Bastien se laissa entraîner par la conversation, jusqu’à ce qu’Eric conclue :

-Vous m’avez beaucoup instruit, mon ami, je ne croyais pas entendre citer Saint-Augustin par un jardinier. J’espère que nos routes se croiseront à nouveau.

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