Les fugitifs - 1

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Vivian tint sa parole de ne plus la toucher contre son désir, cette nuit-là, ainsi que durant les deux ans qui suivirent. La colère vengeresse qui l’avait saisi alors semblait s’être consumée devant la crainte de perdre Jehanne ; peu à peu, l’idée faisait son chemin dans l’esprit de celle-ci, que peut-être véritablement il l’aimait. Au fur et à mesure qu’Amelina grandissait, et que s’ouvrait sa communication avec le monde, il lui portait une attention croissante, se montrant tout à la fois patient, ferme et tendre, manifestant finalement des qualités de père qu’on n’aurait pas soupçonné chez un jeune homme réputé insouciant. L’affection qu’il vouait ouvertement à Amelina confirmait sans réserve sa reconnaissance, et faisait peu à peu taire les langues têtues qui s’obstinaient à remettre en cause sa légitimité. Elle réalisa un jour, l’importance du lien qu’Amelina avait créé entre eux : ils étaient un couple protégeant un enfant en son sein, et le faisant grandir. L’enfant les unissait mieux que ne pouvait le faire aucun sacrement.

Une nuit, ce fut Jehanne elle-même, presque à sa propre surprise, qui rejoignit Vivian dans sa couche. Tandis qu’ils s’endormaient dans les bras l’un de l’autre, leur souffle mêlé, elle réalisa tout à coup qu’elle avait trouvé un équilibre presque heureux.

***

C’était un beau petit matin, malgré la froidure d’octobre, un matin dont la brume était percée de rayons dorés, une de ces dernières clémences du temps avant la venue de l’hiver. Un matin qui ne laissait rien deviner des évènements qui s’étaient déroulés pendant la nuit, qui ne montrait rien du soudain orage qui avait ce jour-là jeté trois hommes encapuchonnés contre la poterne du château des Autremont. L’un, un peu en retrait, tenait leurs trois montures par la bride, tandis que les deux autres battaient des poings, des pieds, contre l’huis de bois, mais curieusement sans cri aucun, comme s’ils désiraient à la fois mener tapage et ne faire aucun bruit. Lorsque, enfin, un garde, alerté par ce bizarre remue-ménage, se pencha par-dessus les remparts, l’un des individus rabattit sa capuche, dévoilant un visage jeune et familier. Sa voix s’éleva :

-Asile ! Asile pour mes frères et pour moi !

Le garde, reconnaissant ce visage et cette voix, poussa un juron. Il fourragea sa barbe, pour se laisser le temps de réfléchir une seconde ou deux, puis envoya d’une bourrade son collègue éveiller les seigneurs du lieu, tandis que lui-même descendit promptement ouvrir aux visiteurs.

Le soldat, dans une méfiance que Jehanne jugerait plus tard compréhensible et, dans d’autres circonstances, avisée, avait installé les visiteurs dans une salle de gardes, où ils se réchauffaient au foyer sous l’œil vigilant de ses confrères en armes. Aussitôt que Vivian et elle entrèrent, le plus jeune s’inclina profondément, et ses deux acolytes l’imitèrent avec à peine moins de révérence. Ils avaient délacé leur cape humide, et dessous se devinait chez deux d’entre eux un manteau blanc.

-Guillaume, dit Vivian. Guillaume d’Argelan.

L’ancien écuyer, à l’évocation de son nom, s’éclaira. Jehanne reconnaissait à peine, dans cet homme aux épaules larges, au visage mangé d’une barbe, l’adolescent incertain qu’elle avait connu. Sa frayeur se devinait, ses gestes étaient vifs comme celui d’un homme traqué, et pourtant il conservait, dans la voix comme dans l’attitude, une mesure qui n’était pas dénuée de grâce.

-Sire Vivian, je vous présente frère Gabriel et frère Bastien, mes deux compagnons d’infortune, et nous venons vous supplier de nous accorder asile et assistance, dans la grande injustice qui nous a contraints à fuir notre commanderie.

-Je suis prêt à vous accorder de bonne grâce tout ce qui vous plaira, si vous m’expliquez tout cela.

Se rappelant ses devoirs, Jehanne se tourna promptement vers un serviteur et ordonna qu’on amène vin et viandes, puisque l’histoire manifestement allait être racontée ici. Ils s’installèrent en cercle autour de l’âtre où s’élevaient de joyeuses flammes ; les frères ôtèrent tout à fait leur cape. L’un ne portait en dessous qu’une robe de bure, mais les deux autres – dont Guillaume – portaient des manteaux qui paraissaient presque éblouissants de blancheur, avec sur l’épaule gauche une croix rouge sang.

-Il n’était pas encore prime, lorsque le bailli tambourina sur la porte de notre commanderie, criant qu’on ouvre au nom du roi. Ses sergents et soldats avaient encerclé tout le bâtiment, bloqué toutes les issues. Nous entendîmes, depuis notre dortoir, les cris des servants et des moines que les soldats bousculaient ; à notre grande horreur, nous comprîmes à certains cris d’agonie que ceux qui opposaient résistance étaient passés au fil de l’épée. Les plus braves d’entre nos chevaliers aussitôt s’armèrent pour se défendre ; aucun d’entre nous ne pouvait croire, comme le bailli le proclamait, que le roi avait ordonné notre arrestation… Nous eûmes à nous battre dans notre propre commanderie, contre ceux que nous croyions nos amis, mais les soldats nous assaillaient de tous côtés à la fois, bramant de nous rendre. Ils avaient déjà, semblait-il, arrêté un grand nombre de nos frères, surpris avant d’avoir pu saisir leur épée, car nous étions bien peu nombreux ; et notre incompréhension était grande devant cet assaut qui s’était abattu comme la foudre, et devant cette phrase tant répétée qu’elle faisait son chemin dans nos esprits : « au nom du roi ! » Un à un, mes frères laissèrent tomber leur épée, ou le luminaire ou toute autre arme qui était tombée sous leur main. Mais mes deux compagnons et moi-même…

Guillaume s’interrompit pour avaler une lampée de vin. Son visage était crispé ; Jehanne devina qu’il arrivait à un point de son récit dont il avait honte. Les deux autres moines avaient le visage fermé, mais leurs yeux plongés dans le feu s’étaient allumés de nouveau de fureur.

-Nous refusâmes de partager le sort de nos frères, et nous parvînmes à nous réfugier dans une alcôve secrète où notre maître gardait certains de ses trésors. Nous attendîmes longuement que les soldats achèvent leur besogne, et quand nous sortîmes, nous découvrîmes qu’ils ne s’étaient pas préoccupés des chevaux et les avaient laissés sur place. Nous avons galopé à bride abattue jusqu’ici…

Il releva la tête et rencontra le regard de Jehanne.

-Je ne suis pas fier d’avoir abandonné mes frères, mais je veux croire que le Seigneur a permis que nous nous échappions pour témoigner de l’iniquité qu’ils ont subie. Nous n’avons commis nul crime et nulle offense qui puisse justifier cela.

Il semblait quêter une approbation. Mais Jehanne était trop troublée par son récit pour émettre un jugement, même complaisant. Les regards se tournèrent vers Vivian. Après quelques secondes, il déclara :

-Vous êtes mes hôtes. Je ne saurais refuser ma maison à des hommes de Dieu.

-Nos servants vous donneront des vêtements, intervint Jehanne. Cachez vos manteaux blancs, mieux, brûlez-les. Ils vous repèrent bien trop aisément.

Les deux chevaliers s’indignèrent aussitôt.

-Dame Jehanne, ces manteaux sont l’insigne de notre ordre. Nous n’avons point honte de les porter ! Et jamais nous ne les détruirions.

-Vous êtes des fugitifs, et tant que nous n’avons pas plus d’information sur les raisons de l’arrestation de vos frères, votre présence devra rester secrète. Fols êtes-vous de les avoir gardé jusqu’ici, et même de les avoir revêtus tout exprès ! Car vous ne me ferez point croire que vous dormez avec ?

Aussitôt qu’elle prononça ses paroles, Jehanne regretta de n’avoir pas mieux retenu son exaspération : mais les chevaliers faisaient précisément preuve de l’orgueil borné qui avaient conduit bien des hommes à leur perte. La colère fronça le beau visage de Guillaume. En revanche, les yeux de frère Bastien, le seul en manteau de bure, pétillaient d’amusement. Peut-être étaient-ils de ces membres de l’ordre qui n’étaient point chevaliers, un frère convers ou un servant, ou peut-être simplement s’était-il fait la même réflexion que Jehanne et avait-il refusé de laisser l’orgueil l’emporter sur le bon sens.

-Ma dame, dit frère Gabriel, vous n’avez point tort, mais il est une autre raison que la fierté de notre statut qui nous a poussés à emporter nos manteaux blancs : c’est un signe de reconnaissance, et nous en aurons besoin pour rallier l’aide de nos autres frères Templiers.

-Le roi sait combien votre ordre est puissant, et qu’attaquer certains de ses membres appellerait la colère de tous. Si réellement cette arrestation a été par lui ordonnée… croyez-vous qu’il s’en soit tenu à votre seule commanderie ?

Un silence choqué suivit les paroles de Jehanne. Au fur et à mesure qu’elles pénétraient les esprits, une expression horrifiée s’afficha sur les visages.

-Dame, dit enfin Gabriel, il est impensable que le roi ait fait arrêter… tous les Templiers de France !

-Une opération de cette envergure n’aurait pu rester secrète, enchérit Bastien. Le Temple a ses réseaux !

-Il est bien des choses qu’on a crues impossibles et que le Roi de fer a réalisé, dit Vivian pensivement.

-Mais… pourquoi ? Pourquoi ferait-il cela ? dit Guillaume avec atterrement.

Jehanne y voyait moult raisons. Le bras de fer entre le grand Maître du Temple et le roi Philippe n’était mystère pour personne, voilà des années déjà que le roi tentait de soumettre cet ordre trop puissant ; et Philippe IV n’était pas monarque, lorsque les méthodes douces avaient échoué, à reculer devant des solutions radicales. Mais elle songea qu’elle avait déjà trop parlé et trop vite alarmé les moines-soldats.

-Tout cela n’est que spéculation, dit-elle pour tenter d’apaiser les esprits. Vous êtes exténués : je vais ordonner qu’on vous fasse couler des bains et qu’on vous prépare logis. Nous en reparlerons dès que nous aurons de réelles informations. En attendant, messeigneurs...

Elle tendit la main et leur sourit, usant de toute la persuasion féminine dont elle était capable.

-… je vous prie de me remettre vos manteaux. Je vous promets de ne point les brûler sans votre accord : je me contenterais de les dissimuler là où nul regard ne peut tomber par erreur.

Les chevaliers maugréèrent, mais s’exécutèrent.

-A tous, ajouta Jehanne en jetant un regard circulaire aux personnes présentes, je vous demande de garder secrète l’identité de nos trois invités, jusqu’à nouvel ordre. Taisez ce secret même à vos familles et vos amis – sans quoi, les conséquences seraient désastreuses pour nous tous.

Le mal était déjà fait, songea-t-elle avec découragement. Bien trop de gens déjà étaient au courant de leur présence et elle doutait pouvoir empêcher que l’information ne se répande comme une traînée de poudre dans tout le château et au-delà. Ils avaient eu tort de laisser les Templiers raconter leur infortune au milieu de la salle de gardes. Jehanne réalisa que la chétive tranquillité qui s’était récemment installée dans sa vie venait de voler en éclat.

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