Délivrance - 5

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Daniel attendait que les heures défilent. C’était presque aussi pénible que lorsqu’il était dans sa prison, d’autant qu’il n’avait plus les baies pour s’échapper ; parfois en émergeant du brouillard du sommeil il les cherchait machinalement de la main. Il était enfermé dans sa chambre depuis plusieurs jours et dans l’incertitude la plus totale. Vivian l’avait-il gracié, ou lui avait-il simplement fait échanger une prison contre une autre ? Il ne recevait de visite que celle du chapelain qui venait vérifier la baisse de sa fièvre et la cicatrisation de ses bras, et qui ne disait pas un mot en dehors de ces deux sujets. Il devait patienter, disait-il, car lui-même n’était autorisé à rien dire et d’ailleurs n’en savait guère sur le sort réservé à Daniel. Mais cette fois, Daniel avait l’intention de lui arracher une parole, la moindre parcelle d’information ; car il se passait quelque chose au château, il sentait sa fébrilité aussi nettement qu’un vent de sable sur la peau.

Quand vint enfin l’heure, le père Simon entra enfin avec son repas. Il était composé d’un morceau de poulet et d’un gruau fumant. Daniel en eut l’eau à la bouche et pendant une seconde ne pensa à rien d’autre ; puis il s’en voulut d’être si attaché aux sensations de son corps. La prison et ses privations laissaient des traces.

Le prêtre déposa le plateau sur le tabouret au pied de son lit, en évitant son regard. Son attitude n’était pas étonnante, mais de la part du chapelain elle le blessait davantage que chez un autre. Pendant un temps, à son adolescence, le prêtre l’avait accompagné un peu à la manière d’un oncle. Il lui avait appris à lire, lui avait enseigné des rudiments de latin, de théologie, et lui avait ouvert sa bibliothèque, le refuge de son âme. Daniel réalisa tout à coup qu’il l’avait élevé ainsi qu’un novice qu’on essaie d’éloigner du démon. Et il l’avait déçu. Il était tombé dans tous les errements que le prêtre avait pu craindre, et le dernier homme à avoir cru en lui était désormais persuadé comme chacun que le péché de sa naissance avait infecté son âme à jamais.

D’instinct, Daniel leva les yeux comme pour chercher un secours, et son regard se posa sur une image pieuse sur le mur, une représentation de Marie qu’il gardait là car elle lui rappelait fort celle qui avait veillé sur lui, dans la chapelle pendant qu’il luttait contre la maladie.

-Elle aussi, murmura-t-il, elle a cru en moi, puisqu’elle m’a sauvé. Et la Vierge ne peut se tromper, n’est-ce pas ?

Le prêtre suivit son regard. Quand il vit l’image peinte, son expression se radoucit légèrement. Il tourna enfin les yeux vers Daniel, avec la trace d’une ancienne affection.

-La Mère de Dieu est miséricordieuse, dit-il.

-Sa miséricorde est salvatrice, enchérit Daniel.

Le prêtre le regarda pensivement.

-Tu t’es remis à une vitesse étonnante, Daniel. Du corps aussi bien que de l’esprit. Peut-être es-tu bien sous la protection de Notre Dame après tout.

Daniel n’était pas si certain de s’être remis. Il avait la sensation que son esprit se trouvait en permanence au bord du vide, un vide qui l’effrayait et l’attirait tout à la fois. Chaque fois que ses pensées dérivaient vers le souvenir du cachot, il se sentait vaciller, et devait lutter pour résister à la chute. La seule idée qui l’aidait à tenir bon était qu’il attendait, chaque heure du jour, la visite de Vivian. Il ne devait pas céder, il devait rester lucide pour le moment où Vivian serait devant lui.

Le grincement de la porte fit redresser simultanément la tête chenue et la tête rousse. Vivian entra.

Il sembla à Daniel qu’il avait vieilli de dix ans. Il portait des vêtements mal mis et froissés, comme s’il les avait gardés jour et nuit. Un début de barbe lui hérissait le menton de courts poils blonds. Un pli lui barrait le front. Son regard avait pris une profondeur nouvelle, hésitant entre la gravité et la dureté. Etait-il déjà ainsi lorsqu’il l’avait sorti de sa prison quelques jours auparavant ? L’image était floue.

Le prêtre n’eut pas besoin de parole. Il salua, inclina légèrement la tête, et sortit sans hâte de la pièce. Les deux frères se regardèrent. Puis Vivian détourna les yeux comme s’il ne pouvait pas soutenir ce regard.

-Tu vas mieux, constata-t-il.

Daniel hocha la tête. Puis, s’apercevant que Vivian avait peut-être manqué son geste, il força sa voix à sortir :

-Oui.

Il eut tout à coup l’intuition terrible qu’il était arrivé quelque chose de grave à Jehanne. Indépendamment de Vivian – ou de son fait. L’attitude de Vivian lui apparut soudain comme celle d’un bourreau. Il faillit crier : « Jehanne ! » et se retint de peu. Le cri avorté passa sur ses lèvres comme un feulement. Vivian le regarda étrangement, comme s’il avait entendu l’appel véritable derrière son bizarre soupir.

Il y eut un silence. Daniel se dit qu’il ne pourrait supporter la tension plus de quelques secondes. Enfin, Vivian reprit :

-Le père Simon t’a dit ?

-Non, répondit Daniel d’une voix étranglée.

-Jehanne a accouché.

Daniel se rassit, s’apercevant à cette occasion qu’il s’était levé.

-Déjà ?!

-Oui, le bébé était très en avance. Mais il a survécu.

Daniel n’y tint plus.

-Et Jehanne ?

Il aurait dû dire dame Jehanne, il n’aurait pas dû lancer sa question si désespérément, il le vit à l’éclair jaloux qui passa brièvement dans les yeux de Vivian. Mais il était trop tard, et il voulait trop savoir. Vivian finit par dire avec lenteur :

-Jehanne va bien. Elle a eu de la fièvre, mais elle s’en est sortie, elle aussi.

Une vague de soulagement envahit Daniel. Elle le fatigua tant qu’il eut envie de se rallonger sur sa couche. Puis une autre question surgit, aussi importante que la première, mais cette fois, elle ne franchit pas la barrière de ses lèvres. Vivian était venu pour lui donner cette réponse, comprit-il, car en définitive son propre destin y était lié. Il s’exhorta à la patience, les yeux fixés au sol. Désormais, c’était lui qui n’osait plus soutenir le regard de Vivian.

-C’est ma fille, finit par dire Vivian.

Daniel releva brusquement la tête. La gratitude l’emplissait, la honte aussi. Il eut envie de pleurer, de crier que Vivian était l’homme le plus noble de la terre, et lui le plus misérable, il eut envie de s’agenouiller et de lui jurer à nouveau qu’il était son féal à jamais. La voix de Vivian coupa brutalement ses délires :

-Je veux que tu partes. Demain. Retourne à Mourjevoic, et ne reviens jamais ici. Si tu revenais, cette fois ce serait ta mort.

Son regard bleu était glacé comme du métal. Il fixa Daniel une seconde, comme pour s’assurer que ses paroles avaient bien pénétré dans la chair. Puis il sortit sans un regard en arrière.

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