Délivrance - 6

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Amelina gigotait dans les bras de Lucie, la nourrice, qui tentait de lui présenter le sein. Ses rares cheveux étaient si clairs qu’ils en paraissaient décolorés. Ses yeux avaient une teinte d’un incertain bleu foncé. Jehanne était déconcentrée dans son ouvrage par l’agitation du bébé, et par la douleur tenace qui lui tendait les seins. Cela faisait deux semaines à présent et elle ne s’habituait pas à l’idée que ce petit être, qui ressemblait déjà à un humain sans en avoir le comportement, s’était formé dans sa propre chair et évoluait maintenant d’une manière qui lui échappait complètement. Elle ressentait un vide tenace dans son ventre et dans son âme, mais ne parvenait pas à faire le lien avec la petite créature dans les bras de la nourrice. Jehanne tentait de remuer dans son esprit un sentiment d’amour qui refusait de naître spontanément. Elle ne parvenait pas à faire sien le bébé. Elle ne lui évoquait que la peur qui avait accompagné sa grossesse, la honte et le déshonneur, la douleur de l’accouchement, la perte de son amant. Ce n’était qu’un brimborion baveux et dépendant, et elle lui avait sacrifié Daniel.

Elle posa son ouvrage sur ses genoux. Ce n’était pas ainsi qu’elle devait le penser, elle le savait bien.

Le bébé tentait depuis quelques instants de sucer le sein de la nourrice, puis se détournait, recommençait. Finalement, il se mit à geindre. Il avait le teint rouge et ses traits étaient déformés dans une grimace. Jehanne réprima l’élan d’agacement qui montait.

-Pourquoi pleure-t-elle ? demanda-t-elle, et elle surprit dans sa voix sa propre agressivité.

-Je… je ne sais pas, ma dame, répondit la nourrice d’un ton nerveux. Elle ne parvient pas à prendre le sein…

-Elle y parvenait très bien ces deux dernières semaines, répliqua Isabeau d’un ton tranchant.

Plus que jamais, depuis la naissance d’Amelina, Isabeau faisait penser à Jehanne à un gerfaut vigilant. Elle ne lâchait plus Jehanne d’une semelle : sa présence constituait les plus sûrs des barreaux.

La duchesse mère poursuivit d’un ton accusateur :

-Tu n’as plus de lait.

Ce n’était pas une question, et n’appelait pas contestation. Pourtant la nourrice essaya d’une voix tremblante :

-Ma dame, je vous assure… je…

Un mouvement d’indignation remua Jehanne. Plus de lait ! Allait-elle affamer sa fille ? Et elle qui avait les seins si lourds…

-Donne-la-moi ! s’exclama-t-elle impérieusement, avant même de se donner le temps de réfléchir.

Elle saisit le bébé des bras de la nourrice, sans se préoccuper du visage bouleversé de celle-ci. Elle se rassit ; d’un mouvement vif, elle délaça sa cotte, mit son sein gauche à nu. Isabeau la fixait d’un air scandalisé, mais Jehanne ne l’envisageait même pas : après quelques essais infructueux, elle parvint à tenir le bébé dans une position adéquate. Aussitôt, le nourrisson attrapa avidement le téton. Une douleur aigue traversa la poitrine de Jehanne et faillit lui arracher un gémissement ; mais presque aussitôt, une sensation de soulagement intense prit le dessus. Amelina pompait avec force. Jehanne ressentit un élan de fierté à la sentir si vigoureuse ; en même temps, elle sentait la chaleur de la petite créature, son entêtement à vivre, et ses sentiments à son égard s’amollirent enfin. Ce n’était pas si compliqué : pourquoi avait-on voulu lui imposer une autre femme pour l’allaiter ?

La jeune nourrice soudain fondit en larmes. Le bruit des sanglots tira Jehanne de sa rêverie.

-Pitié, dames… ne me chassez pas…

-Il n’y a pas de place pour les inutiles ici, dit Isabeau d’un ton coupant.

Aussitôt elle ajouta :

-Sers-moi bien, et tu pourras rester.

Aux paroles de la duchesse mère, le visage de la nourrice était passé du chagrin le plus noir à l’espoir le plus lumineux. Jehanne voulut protester : ce n’était pas le rôle d’Isabeau de décider qui restait ou ne restait point. Elle était encore la châtelaine. Isabeau volontairement faisait acte de pouvoir : elle signifiait à Jehanne qu’elle n’avait plus aucune autorité. Son enfant au sein, Jehanne sentit plus crûment encore sa position de faiblesse. Lucie s’était jetée au sol, entre les deux femmes, accentuant l’ambiguïté, et tournait tour à tour son visage plein d’espoir et de frayeur vers l’une et l’autre. Jehanne n’ignorait pas qu’elle avait perdu son propre enfant ; prise entre la pitié et le jeu de pouvoir, elle ne savait que dire. Finalement, Lucie se tourna vers Isabeau et dit avec ferveur :

-Dame, je vous servirais de toute mon âme.

Isabeau sourit. Elle adressa quelques paroles bienveillantes à la pauvre fille et Jehanne sentit que l’accord était scellé sans son avis. Les dés étaient jetés. Isabeau demeurait la vraie maîtresse des lieux.

***

La petite cour grouillait de monde : vu de sa fenêtre, la scène évoquait à Jehanne une colonie d’insectes ameutés par un cadavre. Elle dirigea son regard vers où tous convergeaient, d’où étaient partis les cris qui l’avaient alertée, mais elle ne distinguait rien. L’ampleur des cris et de l’émotion des présents lui inspirait une frayeur glacée : un drame s’était produit. Vivement, elle se précipita à son tour vers les escaliers pour rejoindre la scène.

La petite foule, massivement composée des serviteurs de la mesnie, lui masquait la vue, et sa petite taille ne l’aidait pas ; elle dut donner de la voix pour qu’on la laisse passer. Les visages interloqués se tournaient vers elle, et la reconnaissant, prenaient diverses expressions, la plupart de peur et même de colère ; Jehanne pressentait le pire, et fendait les rangs avec une panique grandissante.

Débouchant enfin, elle se retrouva brusquement devant le corps de Blandine. Ses membres étaient tordus dans une position peu naturelle. Son crâne fracassé laissait voir des morceaux de cervelle ; une large flaque de sang s’étalait sous elle. Jehanne tomba à genoux. Sa bouche s’ouvrit d’horreur, sans parvenir à émettre un seul son. Devant l’évidence, son esprit s’obstinait à répéter que c’était impossible, impossible… Elle leva les yeux : la tour se dressait devant elle. Elle avait chuté. Comment cela avait-il pu arriver ?

Le père Simon, jouant des coudes, parvint près d’elle. « Oh, Seigneur », murmura-t-il en voyant le cadavre. Puis, se reprenant promptement, il s’agenouilla près de lui et murmura quelques mots en traçant le signe de croix. Puis, se relevant, son regard accrocha quelque chose ou quelqu’un, et il baissa vivement les yeux. Suivant son regard, Jehanne rencontra le visage d’ivoire glacé d’Isabeau. Elle se tenait très droite, et regardait la scène sans afficher aucune émotion ; était-ce son imagination, cet éclat de triomphe que Jehanne croyait lire dans l’émeraude froide de ses yeux… Elle posa à nouveau les yeux vers Blandine, sa suivante, sa complice ; malgré tous les griefs que Blandine avait pu avoir contre elle, elle l’avait soutenue et aidée, et même, Jehanne le soupçonnait, quelque peu aimée. Une simple servante, qui avait montré plus de force et de courage que Jehanne ne pensait en posséder, et dont elle n’avait pas réalisé toute l’importance qu’elle avait pour elle. Les larmes brouillèrent sa vue, une crevasse se creusa dans sa poitrine, tandis qu’on emportait le corps de Blandine, et que la foule peu à peu se dispersait, la laissant à genoux dans la poussière de la cour, seule, seule, seule.

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