Délivrance - 4

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Une pression douce sur son bras l’éveilla. Il s’était assoupi dans une position inconfortable, étalé de tout son long sur un banc de la grande salle qui avait dû se trouver sur son chemin. Sa tête reposait sur son bras, et quand il se redressa d’horribles fourmillements le parcoururent. Une jeune servante aux grands yeux limpide le regardait.

-Messire duc, le bébé est né.

Son esprit embrouillé mis un instant à saisir l’information. Puis une vague de chaleur l’envahit. Il se leva d’un bond, brusquement éveillé. Le bébé était né.

-Il est vivant ?

-Oui, messire. Mais elle est fort chétive. Les femmes ne sont pas sûres que… il faut attendre quelques jours.

-Elle…

-C’est une fille.

La servante prit un air embarrassé. Mais Vivian ne s’y attarda pas.

-Et… mon épouse ?

-Messire, elle vit, mais elle est bien faible. Le travail a été difficile…

Vivian comprit. Encore deux vies suspendues. Rien n’était encore acquis. Mais le bébé était né…

-Je veux la voir.

La servante s’inclina et le précéda pour le conduire.

Le bébé était si étroitement emmailloté et si bien enfoncé dans les draps du berceau qu’il disparaissait presque dans l’amoncellement de tissus. Vivian ne fit pas un geste pour le prendre dans ses bras. Il ne le désirait pas, et du reste, l’enfant avait l’air si fragile qu’il semblait qu’on pouvait le briser d’une étreinte. Il était minuscule, avec une tête qui semblait démesurée par rapport au reste de son corps, et des yeux, sous les paupières closes, énormes et globuleux comme ceux d’une grenouille. Tout était déjà là pourtant : les lèvres, le nez, les oreilles incroyablement bien dessinées. De fins cheveux clairs s’échappaient même du bonnet. Vivian le détailla attentivement en attendant que cette contemplation éveille en lui un sentiment quelconque. Mais rien ne venait. Peut-être était-il trop fatigué de ressentir. Il chercha sur le visage une trace de son hérédité Autremont. Mais la bouille fripée était indéchiffrable. Il émit un petit soupir, découragé.

Non loin de lui, la nourrice se tenait assise sur une escabelle, attendant le moment où l’enfant exprimerait sa faim. Ils se trouvaient dans une petite pièce voisine de celle de Jehanne. La duchesse dormait du sommeil de l’épuisement des grandes épreuves. Du moins crut-il que c’était le cas jusqu’à ce qu’une autre servante vint l’avertir qu’elle demandait à le voir. Il se leva comme un automate, trouvant étonnamment facile de se laisser guider vers là on le lui indiquait.

L’odeur frappa ses narines dès qu’il entra. On avait pourtant aéré pour laisser passer l’air doux, probablement changé les draps, mais les effluves âcres semblaient avoir imprégné jusqu’aux murs mêmes. Elles rappelèrent brusquement à Vivian l’odeur dans la tente où il était soigné après la bataille, où étaient rassemblés tous les hommes blessés comme lui. C’était l’odeur de la mort, de la souffrance, de l’homme réduit à l’état de chair écœurante. Comment cette odeur pouvait-elle être associée à une naissance ?

Puis son regard se posa sur Jehanne. Elle était étendue au milieu des coussins, la courtepointe remontée jusqu’à la taille. L’ovale pâle de son visage paraissait diminué par le flot brun de ses cheveux qui collait aux oreillers. Elle tourna vers lui des yeux plus grands que jamais, aux pupilles dilatées. Toute la surface de peau que laissait apparaître sa chemise luisait de sueur, et la manière dont les tendons saillaient dans son cou avait quelque chose d’insupportable. Vivian pouvait presque voir le sang pulser dans les veines bleues et gonflées qui parcouraient ses mains.

Elle avait la fièvre. Vivian savait que la fièvre qui touchait les femmes qui venaient d’accoucher était souvent mortelle. Il considéra ce point avec hébétement. Etrange comme, même à ce moment, Jehanne rayonnait encore de vie, de la vie qui lutte contre la mort.

-Tu as une fille.

C’était une prière plus qu’une affirmation. Les mots portèrent pourtant. Il s’assit sur le bord du lit, pas si proche d’elle, mais en tendant le bras elle parvint à lui prendre la main.

-Tu as une fille, répéta-t-elle. Nous avons une fille.

Il se demanda une énième fois si elle-même avait une certitude. L’enfant pouvait être l’héritière des Autremont, une future duchesse, ou la bâtarde d’un bâtard. Il ne saurait jamais la vérité, et pourtant quelque part il détenait le pouvoir de rendre vraie l’une ou l’autre proposition. Il lui suffisait d’un geste ou d’un mot. La reconnaître ou la condamner. Il regarda sa femme une fois encore, ses yeux élargis par l’angoisse, l’emprise brûlante de sa main dans la sienne, qui attendait sa réponse. Elle était peut-être la seule à posséder le secret, et si elle mourait, elle l’emporterait avec elle ; à la fin seule comptait la parole de Vivian. Et l’enfant minuscule, s’il venait à périr, il n’aurait plus de question à se poser. Mais s’il vivait… s’il vivait sans que Vivian ne le reconnaisse, on le ferait disparaître de sa vue. Mais alors Vivian vivrait avec la certitude que quelque part respirait une enfant qui était peut-être la sienne, et qu’il avait rejetée ; une enfant de son sang, dans tous les cas, comme l’avait souligné Jehanne… Une Autremont, et une Beljour. Deux nobles lignées dans le sang de celle qui serait réduite à une condition plus basse que la dernière de serves du duché, la condition des enfants illégitimes. Peut-être qu’un jour il croiserait sur la figure terreuse d’une petite paysanne le regard farouche de Jehanne…

Vivian réalisa soudain que si Jehanne mourrait, il ne resterait rien de la femme ardente qu’il avait épousée, qu’il avait aimée en dépit de tout ce qu’elle avait fait, rien que la petite créature ténue dans la pièce voisine. Et s’il refusait de reconnaître sa fille, la nouvelle la tuerait certainement ; et alors il la perdrait doublement, définitivement… Les mots montèrent à ses lèvres avant même qu’il eût conscience de prendre une décision :

-Oui, Jehanne, nous avons une fille.

Une fille, comme il l’avait toujours désiré. Un poids s’enleva de son cœur. Le visage de Jehanne se transfigura, elle tendit les bras vers lui. Il fut tenté de céder, de la laisser l’étreindre ; puis le doute l’assaillit de nouveau. Plus rien ne serait simple, désormais, plus rien ne lui serait jamais acquis. Il ne saurait jamais si l’enfant était vraiment sa fille ou s’il élevait le fruit de leur trahison. Il ne croirait jamais que Jehanne fût à lui pour de bon. Il serra brièvement la main de la jeune femme, puis s’écarta d’elle.

-Elle s’appelle Amelina.

C’était le prénom qu’il avait mûri tout le temps de la grossesse de Jehanne où il était sûr d’être le géniteur du bébé. Le nommer, c’était un peu mieux le faire sien. Il se leva. Jehanne le regardait intensément ; une expression incertaine avait remplacé son sourire rayonnant.

-Amelina, dit-elle timidement. C’est un nom parfait. Amelina d’Autremont.

Vivian hocha la tête. Il avait besoin d’être seul à nouveau.

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