Délivrance - 3

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Vivian était saoul. C’était un état qu’il connaissait bien, mais jusque-là qui avait toujours été associé à l’idée de festivités, de joie, d’insouciance. C’était la première fois qu’il expérimentait l’ébriété comme moyen de fuite.

Dans quelques heures, il serait père. A moins que celui qui ne devienne père ne soit celui que sa femme avait voulu faire échapper, et qui avait été retrouvé presque mort dans sa geôle. Peut-être que dans quelques heures, il apprendrait que le bébé n’avait pas survécu ; peut-être que dans quelques heures ou quelques jours, il porterait le deuil de sa femme, de son frère, et de l’enfant. Il porta le cruchon de vin à ses lèvres, avec une avidité très semblable à celle de Daniel cherchant l’oubli dans les baies de bouton-noir. Il sentait confusément qu’il aurait bientôt une décision à prendre, et même plusieurs ; mais avant cela tellement de paramètres pouvaient basculer d’un point à l’autre ; il sentait sa fortune vaciller sur un nœud d’éventualités dont il ne savait laquelle serait la plus terrifiante.

-Vivian, dit une voix sévère.

Il leva à peine le regard. La silhouette digne et droite de sa mère se découpait dans son champ de vision. Il lui faudrait donc trouver son courage dès maintenant.

-Mon fils, tu te laisses aller. Le vin ne résout pas les problèmes.

-Je sais cela, répondit Vivian abruptement. Ne pouvez-vous me laisser en paix rien qu’une heure ?

La duchesse mère eut un hoquet de surprise et d’indignation. Jamais son fils ne lui avait parlé sur ce ton. Elle resta sans voix une seconde, puis se reprit :

-Mon fils, je dois te parler d’une affaire grave. Consentiras-tu à écouter ta mère ?

-Je vous écoute, mère.

Isabeau inspira, puis dit :

-La servante complice de Jehanne… outre le crime d’avoir tenté de te trahir, elle m’a menacée avec un couteau.

Vivian ne répondit rien. Son visage ne manifesta nulle surprise mais s’assombrit. L’expression faisait presque disparaître la grande jeunesse qui éclatait d’habitude dans chacune de ses attitudes : ainsi, il faisait brusquement penser à son père. Isabeau sentit son cœur se serrer inexplicablement. Elle insista :

-Vivian, entends-tu ce que je te dis ? Si ce genre d’affront reste impuni, c’est notre honneur autant que notre sécurité qui sont menacés. Chacun se dira qu’il peut à son gré lever l’arme contre un membre de la famille seigneuriale…

Vivian leva la main dans un geste d’autorité, et la duchesse d’instinct se tut.

-Mère, je sais ce qu’elle a fait, et je sais aussi pourquoi elle l’a fait.

Isabeau sentit une vague d’effroi monter dans sa poitrine. Elle s’écria :

-Mon fils, quoiqu’elle ait pu dire, elle a dû mentir à toutes forces pour se sauver. Tu ne croirais pas la parole de cette servante devant celle de ta mère…

-Vous voilà bien défensive, ma mère, pour quelqu’un qui n’a rien à se reprocher.

-Vivian…

-Un silence de vingt ans… que n’a-t-il fallu pour le faire rompre ?

Vivian tourna le visage vers sa mère. Son regard était brûlant. Isabeau sentit craqueler sa détermination. Après tant de temps… lui fallait-il payer maintenant ?

-Vous avez tué la mère de Daniel.

-Mon fils, ce sont des calomnies. Tant de gens m’ont souillé de leurs soupçons, à l’époque, vas-tu y donner foi, toi mon propre fils ? Et crois-tu, Vivian, crois-tu que si je m’étais rendue coupable de ce crime, ton père n’aurait pas su rendre la justice ?

-Mais vous étiez enceinte… enceinte de moi.

L’accablement se peignit sur le visage du jeune duc. Il savait donc tout.

-Vous l’avez empoisonnée, et puisque vous portiez son enfant, mon père n’a pas osé vous accuser. Il a caché votre crime, il vous a protégée. A cause de moi. Toutes ces années… et Daniel… Daniel ne m’a même pas haï.

La duchesse était très pâle. Le souffle lui manquait. Puis le sang lui revint d’un coup au visage et elle éclata :

-C’était une sorcière ! La pleureras-tu ? Elle a fait mourir tous les bébés que j’attendais avant toi, tes frères et sœurs aînés. Elle avait ensorcelé ton père, comme Daniel t’a ensorcelé et a ensorcelé ton épouse. Cette vieillarde sur les remparts, elle était de leur race. Ce sont tous des serviteurs du démon !

Un carmin violent teintait les joues de Vivian. C’est pourtant d’une voix presque calme qu’il ordonna :

-Mère, sortez.

Mais la duchesse ne pouvait se laisser si facilement abattre.

-Mon fils, justifieras-tu donc tous ceux qui ont tenté de nous faire du mal ? Laisseras-tu un attentat contre ta mère impuni ?

-Je dois y réfléchir. Partez, mère, ou je vous fais sortir de force par mes gardes.

Isabeau croisa un bras sur sa poitrine. Son regard flamboyait, mais elle fit un pas en arrière avec un air de défaite. Sa voix se fit plus basse, avec des inflexions de tendresse invaincue :

-J’aurais tout fait pour toi, Vivian, et encore aujourd’hui je serais prête à tout. Tu es tout pour moi.

Vivian détourna le regard. Il écouta les pas de sa mère croître jusqu’à disparaître. Il engloutit une rasade de vin à même le pichet, et s’étouffa à demi avec l’âpre liquide. Il toussa et secoua la tête.

Il se leva brusquement ; son équilibre lui fit tout à coup défaut et il se raccrocha à la table avec un grognement d’ivrogne. Titubant, il trouva une porte, puis un escalier. Il n’était pas sûr de savoir où ses pieds l’emmenaient – en fait, si, il le savait parfaitement. Croisant un jeune domestique au passage, il lança au garçon :

-Toi ! Va chercher les clefs des geôles et retrouve-moi devant.

En arrivant devant la lourde porte, il s’aperçut qu’elle était en fait restée ouverte. Quelle négligence ! Mais aussi, à quoi bon tant de précautions pour un prisonnier mourant ?

La porte de la cellule elle-même, en revanche, avait été refermée, et Vivian dut attendre le retour du jeune servant. Son cœur ne battait pas moins fort que celui de Jehanne, quelques heures plus tôt, devant la porte close. L’alcool et l’émotion s’accordaient pour l’entraîner jusqu’au vertige.

Quand il put enfin pénétrer dans la cellule, elle était baignée des rayons embrumés du soleil du matin qui passaient juste à travers le soupirail. Ils éclairaient la silhouette recroquevillée de celui qui avait été autrefois son frère, son compagnon de jeux et d’armes. Son visage était presque invisible entre ses cheveux collés de crasse et la barbe qui courait sur ses joues. Il ne bougea pas d’un pouce quand Vivian s’approcha de lui.

Le jeune duc s’aperçut soudain que ses bras étaient lacérés comme par les griffes d’une bête ; les plaies s’étaient infectées et suppuraient. Un souvenir violent claqua dans la mémoire de Vivian. Il se mit à crier :

-Le chien ! C’est le chien ! Il a la rage, c’est cela qui le tue !

Il tourna un regard affolé vers le garçon qui l’accompagnait, et rencontra son regard ahuri.

-Le père Simon ! Va le chercher ! Et vite !

L’adolescent disparut prestement, avec l’expression de celui qui obéit à un fou.

Vivian regarda son frère à nouveau : il se souvenait s’être déjà cramponné à son corps de cette manière, et la voix sèche de son père le rappelant à l’ordre. Tout le monde croyait qu’il allait mourir… mais il avait survécu.

Il revint peu à peu à lui. Ce n’était pas le chien : ces évènements s’étaient produits il y avait plus d’une décennie. Ces griffures, comprit-il, c’était Daniel lui-même qui se les étaient infligées : la violence bestiale dont il avait autrefois usé contre le chien, il l’avait retournée contre lui-même. Il regarda encore son visage : le masque émacié aux yeux clos lui rappelait trop l’épisode de sa maladie. Le père Simon… oui, il avait bien fait d’appeler le père Simon.

L’odeur douceâtre que Jehanne avait sentie le frappa soudain. Ses yeux tombèrent sur le petit sac en toile : s’agenouillant, il y plongea la main et en retira quelques baies noires. Il connaissait ces baies : sa mère les lui avait montrées, quand il était enfant. Des boutons-noirs, des baies de mandragore : la nourriture des sorcières, lui avait-elle dit. Il remit brutalement les baies dans leur contenant et farfouilla la paille pour les y dissimuler. Plus tard, il ferait brûler la paille et ce qu’elle cachait.

-Daniel, allez. Daniel, réveille-toi maintenant. Daniel !

Il avait inexplicablement la certitude que Daniel allait lui obéir comme s’il était simplement en train de faire la sieste. Au moment où, à bout de voix, il réalisait que c’était absurde, Daniel ouvrit les yeux. Vivian sentit une tension se relâcher si brutalement dans sa poitrine qu’elle lui arracha un grognement. Il ne put empêcher un sourire incontrôlable de lui fendre la figure.

Daniel le regarda d’un air égaré, puis tourna la tête autour de lui. Il semblait incapable de conclure s’il se situait encore dans son rêve ou dans la réalité. Son regard s’arrêta sur la cruche. D’instinct, Vivian la saisit et la porta à la bouche de son frère. Il observa ses gestes tremblants tandis qu’il buvait à longs traits. Quelque part dans son champ de vision, un gros insecte noir jaillit de sous la paille et fila vers un trou entre les pierres.

-Vivian, hoqueta Daniel. Est-ce que je rêve encore ?

Sa voix était ébréchée comme la cruche dans laquelle il buvait. Vivian ne répondit rien. Il avait lui-même tant l’impression de vivre un cauchemar qu’il souhaitait que ce fût vrai. Mais il ne voulait pas parler, ni même évoquer, les rêves dans lesquels Daniel s’enfonçait. Il n’était plus l’heure de parler de « bizarreries » comme pour en restreindre le danger.

Il vit Daniel se gratter les bras, faisant suinter ses plaies encore davantage. Machinalement, il lui saisit le poignet pour le faire arrêter. Daniel tressaillit sous le contact et le regarda étrangement. A ce moment, le père Simon entra. Il haussa un sourcil en voyant la scène. Vivian lâcha le bras de Daniel.

-Père Simon, salua-t-il. Je vous ai fait lever bien tôt.

-Sire Vivian, vous savez bien que je me lève à l’aube. Et il ne reste plus guère de monde encore endormi entre ces murs.

Sa voix ordinairement placide trahissait mal son inquiétude. Il regardait Vivian, tout en jetant de brefs regards à Daniel.

-Vous aurez peut-être besoin d’aide, reprit le jeune duc. Jehan vous aidera. Je souhaite que vous montiez Daniel en sa chambre et que… eh bien, que vous apportiez tous les soins nécessaires.

Il fixa un point sur un mur derrière le prêtre. Il voulait rester impassible et ne désirait pas voir les réactions que ses paroles suscitaient. Voilà, il l’avait dit : il sortait Daniel de sa prison, il le sauvait. Et ensuite ? Il serait toujours temps de voir ensuite. En attendant, il avait la sensation vague d’avoir rattrapé un des fils ténus de son destin. Toujours sans regarder personne, il ajouta :

-Je ferais monter de l’eau chaude et du savon. Faites appeler dès que vous avez besoin de quelque chose.

Puis il sortit de la geôle, sans un regard en arrière. Peut-être allait-il regretter sa miséricorde, mais il était trop tard à présent.

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