Au nom d'une fleur - 1

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Vivian avait passé deux longs jours à ruminer sa colère et sa détresse. Sa femme était recluse dans sa chambre, ne recevant la visite de temps à autre que d’une servante ; non plus Blandine, en qui Vivian avait perdu confiance, persuadé qu’elle avait protégé son crime. Son frère était emprisonné dans une geôle enfoncée sous le donjon, inusitée jusque-là depuis des années. Même la vue de sa mère lui était insupportable : elle lui avait ouvert les yeux, mais elle était aussi la messagère de son malheur. Une petite voix secrète, tapie au fond du cœur de Vivian, lui soufflait qu’il aurait préféré ne rien savoir. Aussi Vivian avait-il passé ses deux jours dans une solitude et un enfermement presque aussi complets que ceux des deux coupables. Même ses nuits étaient solitaires, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps ; et, comme si l’éloignement d’une présence féminine le rendait vulnérable aux démons, son sommeil était peuplé de cauchemars torturants. Il rêvait qu’un homme d’arme lui présentait les cadavres de Jehanne et Daniel, disloqués, sanglants, et le soldat lui disait tout fier qu’il avait été fait selon sa volonté. Vivian criait : « Je n’ai jamais ordonné cela ! » mais l’homme rétorquait « Messire, c’était votre ordre ». Vivian poussait alors un cri qui l’éveillait soudain, le corps trempé de sueur et le visage en larmes.

Il y a si peu de temps encore il était un homme heureux. Son frère représentait toute la confiance qu’il avait dans le monde ; il aimait son épouse, et il s’apprêtait à devenir père. Il avait le pouvoir de se venger, de faire mourir Daniel, de répudier Jehanne et de refuser de reconnaître son enfant. Mais il lui était plus facile de s’imaginer s’enfoncer un poignard dans le cœur. Il aimait son frère, il aimait Jehanne, et il désirait cet enfant. Tout perdre était insupportable, pardonner était intolérable. Sous la solitude de ses courtines, il murmurait le vœu puéril que tout soit comme avant. Mais si tout n’avait été qu’illusion, toutes ces années ? Etait-ce maintenant que le masque tombait, ou au contraire s’aveuglait-il ?

Ce matin-là, il avait impulsivement décidé de monter chez son épouse. L’insomnie et les émotions agitaient ces pensées fébriles dans son esprit épuisé, et il grimpait les degrés qui menaient à la chambre sans avoir même arrêté ce qu’il allait dire en entrant ; mais peu importait. Il avait besoin de cette confrontation pour arrêter la spirale infernale qui tournait dans sa tête.

Il rencontra devant la porte la servante qui sortait, un plat à la main, et lui demanda comment se portait la duchesse.

-Messire, répondit la servante, elle va bien, mais elle ne mange guère, et elle montra le plat à peine entamé qu’elle portait à la main.

Vivian entra chez son épouse.

Jehanne était alitée, ses lourds cheveux épandus sur ses oreillers. Elle était pâle et sous ses grands yeux bruns se dessinaient de larges cernes bistrés. Elle se redressa à l’entrée de Vivian : l’espoir et la peur se mêlèrent dans ses prunelles. La chemise blanche qui la couvrait laissait voir la plénitude de sa poitrine et la rondeur de son ventre. Vivian fut saisi d’une ancienne émotion à cette vue, puis se rappela qu’il n’était peut-être pas à l’origine de cette rondeur et de cette plénitude. Les paroles lui échappèrent sans qu’il les ait préméditées :

-Pourquoi m’as-tu fait ça ? Que t’a donné Daniel que je ne pouvais te donner ? Pourquoi ne m’as-tu pas aimé, moi ?

Elle baissa les yeux, mais sa réponse n’eut rien d’aussi soumis que son attitude. Elle dit d’une voix basse :

-Je t’aurais aimé, Vivian. Tu as été le premier à trahir !

Le coup porta. Il n’y avait même pas pensé. Mais il s’insurgea aussitôt :

-Ce n’est pas la même chose !

Jehanne releva le menton ; elle le regarda franchement cette fois, avec à nouveau dans ses yeux ce feu qui le séduisait et l’intimidait tout à la fois.

-Pourquoi ?

Parce qu’il était amoureux d’elle et qu’il pouvait coucher avec d’autres femmes sans que son cœur change. Mais ce ne fut pas ce qu’il dit.

-Tu sais bien pourquoi. Tu es censée porter mes héritiers ! Comment puis-je être sûr que l’enfant est de mon sang ?

-Il est de ton sang, Vivian, affirma Jehanne avec la parfaite fermeté de qui est certain de dire la vérité.

Bien sûr, réalisa-t-il, il sera de toute façon du sang des Autremont. Quelle ironie : elle n’avait pas même vraiment trahi sa lignée. Ce sont les femmes qui nous font légitimes, pensa-t-il une fois de plus. Les épouses, les mères. Tout dépend de leur parole.

-Grâce, fit soudain Jehanne.

Elle tendit à nouveau les mains, dans cette attitude implorante qu’elle avait eue pour retenir son épée contre la gorge de Daniel.

-Grâce pour sa vie. C’est moi qui l’ai séduit.

-Tu n’oses même plus prononcer son nom ? Je me rappelle encore comme tu disais : « il n’y a pas d’homme au monde qui te soit plus loyal ». Tu savais bien de quoi tu parlais !

Jehanne pâlit, mais persévéra.

-C’est toujours vrai. Il donnerait sa vie pour toi – mille fois, s’il avait mille vies. Il t’aime plus qu’il ne m’a jamais aimée.

La déclaration surprit Vivian. Il y eut un moment de silence. Puis, saisi d’une nouvelle poussée de colère, Vivian cracha :

-Le moins loyal de mes hommes ne m’a pas volé ma femme. A moins qu’il y ait encore des choses que j’ignore ? Me suis-je fait pousser des cornes par toute ma garnison ?

Jehanne accusa l’insulte. La colère empourpra à nouveau ses joues. Mais avant qu’elle ait pu répliquer, emporté par la fièvre, Vivian criait sans même savoir ce qu’il disait :

-Et pourquoi non ? J’aurais préféré que tu me trompes avec toute la soldatesque, plutôt que lui ! Mais il fallait que ce soit lui ! Il faut toujours que ça soit lui. Combien de fois m’aura-t-on fait comprendre qu’il aurait été tellement mieux à ma place ! Et il a osé me faire croire qu’il ne m’enviait pas ! Pendant que… Ma mère avait raison et moi j’ai été si stupide. Je l’ai protégé trop longtemps, lui et ce que j’appelais ses bizarreries pour ne pas avoir à regarder en face ses manières de sorcier.

Il cracha ce dernier mot avec plus de haine qu’Isabeau elle-même. Jehanne devint blanche.

-Vivian, c’est faux, essaya-t-elle, mais avant qu’elle ait pu poursuivre, Vivian la coupa sèchement :

-Tais-toi. Tu m’as assez menti. Ne me parle plus de lui, plus jamais. Qu’il reste à jamais dans sa geôle, je ne veux plus entendre parler de lui.

Sur cette dernière déclaration il se dirigea vers la porte.

-Vivian, c’est pire que la mort, cria Jehanne, mais il ne l’entendait plus.

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