Au nom d'une fleur - 2

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L’odeur de la pierre humide, le craquement de la paille épandue au sol, le mince filet de jour poussiéreux qui passait à travers le soupirail, le mouvement soudain d’un insecte qui filait contre le mur : c’était toute la vie de Daniel à présent. Les heures interminables pendant lesquels il n’avait rien d’autre à faire que regarder le carré de lumière se déplacer le long des murs de sa cellule, jusqu’à disparaître jusqu’au lendemain. Heures uniquement rythmées par une main qui déposait et reprenait son écuelle de nourriture, son broc d’eau. Main pas toujours régulière, il le notait par la position différente du carré de lumière au moment de l’échange. Il ne faisait pas le compte des jours, et très rapidement il n’eut plus aucune notion du temps qu’il avait passé dans son cachot. Ce n’était peut-être pas plus d’une semaine, ou un an, ou cent ans. Parfois il lui semblait que c’était hier seulement qu’il était libre de chevaucher à travers Mourjevoic, libre d’admirer les couleurs chatoyantes d’un manuscrit enluminé, libre de se baigner à l’étang de la Belette et de secouer ses cheveux plein d’eau. Parfois il lui semblait que c’était il y a un siècle, comme une vie que quelqu’un d’autre aurait vécue.

Il approcha machinalement l’écuelle et y plongea la main. Un instinct l’interrompit au moment de partir la pitance à sa bouche. Un flash traversa sa mémoire, l’image d’une jeune femme aux cheveux roux répandus sur le sol, blanche et inerte, les lèvres bleuies. Il s’immobilisa. C’était l’odeur de la nourriture qui l’avait arrêté. Cette même odeur qu’il avait sentie ce jour-là sur la viande qu’on lui présentait, et qui la lui avait fait refuser avec dégoût. Des larmes inattendues embuèrent ses yeux, un très vieux regret qu’il n’avait même pas soupçonné lui mangeait à nouveau le cœur. Si, ce jour-là, il avait convaincu sa mère que la viande n’était pas bonne à manger, comme son instinct d’enfant le lui avait soufflé… ou si, au contraire, il ne s’était pas méfié, et qu’il était mort ce jour-là avec elle ?

Il posa l’écuelle à terre, frotta sa main dans la paille. La duchesse Isabeau essayait donc de l’empoisonner à nouveau, plus de vingt ans plus tard. Pourquoi ? A quoi bon maintenant ? Est-ce qu’il n’était pas déjà perdu ? Elle a peur que tu parles, réalisa la partie encore logique de son cerveau. Bien sûr, si elle t’attentait un procès, tu dirais tout. Mais personne ne te croirait. Si, car Blandine t’appuierait, et une onde de peur le parcourut. La duchesse oserait-elle faire du mal à Blandine ? Sa main se crispa sur sa hanche, où se trouvait autrefois le pommeau de son épée ; quand elle se referma sur le vide, un amer sourire d’autodérision étira ses lèvres. Il était l’homme le plus misérable et le plus impuissant de la terre, et il rêvait encore de pouvoir protéger quelqu’un…

Pourquoi s’obstiner après tout ? Pourquoi ne pas avaler l’intégralité de l’écuelle pour écourter sa vie devenue inutile et honteuse ? Sa mère était somme toute morte rapidement, il ne souffrirait peut-être pas longtemps. Mais un reste de révolte dans sa poitrine s’y opposait. Il voulait vivre, lui qui s’était persuadé d’y tenir si peu, qui n’avait jamais craint la mort, et même la considérait comme l’ultime soulagement. Cette envie de vivre, c’était Jehanne qui la lui avait transmise. Il se rappelait ces fois-là où, sentant que son amant s’abandonnait à l’angoisse ou à la tristesse, elle lui disait :

« Ecoute, écoute les battements de ton cœur. Sens le sang qui charrie la vigueur dans chaque partie de notre corps. Sens l’air qui emplit ta poitrine, sens comme respirer est facile. Sens-tu comme nous sommes jeunes, comme nous sommes forts ? Regarde comme nos mains sont merveilleusement articulées. Passe simplement la main dans tes cheveux, toutes les minuscules sensations tactiles que cela procure. Goûte tes propres lèvres, comme elles sont souples et douces sous la langue. Tous ces dons que Dieu nous a donnés, il faut les chérir et nous chérir pour l’honorer. »

Mais ses cheveux aujourd’hui étaient sales et poissaient sous ses doigts, ses lèvres étaient sèches. Son cœur en revanche persistait à battre, obstiné travailleur insensible au désespoir, qui transmettait sa pulsation à travers le corps entier.

Jehanne l’avait-elle oublié ? L’avait-elle abandonné, renié, pour se protéger elle et son enfant ? Il s’était souvent dit qu’elle le ferait sans doute, si elle était face à ce choix. Pourtant, elle avait supplié Vivian, elle avait retenu la lame contre sa gorge. Vivian… il aurait préféré mourir sur-le-champ qu’avoir l’occasion de se remémorer le visage de son frère, déformé par la haine, qui le regardait. Vivian, l’enfant qu’il avait aimé instantanément et absolument dès la première fois que leurs regards s’étaient croisés, le jour de sa naissance. Celui qu’il avait juré de protéger toujours, dont l’amour avait été si longtemps tout ce qui le rattachait à la vie. Vivian à présent le haïssait plus que personne au monde. Alors, pourquoi vivre ? Pourquoi vivre, se répétait-il en fixant l’écuelle empoisonnée, et pourtant, il ne mangeait pas.

***

Guillaume suait à grosses gouttes, tandis qu’il frappait le poteau de son épée, déjà criblé d’entailles. Son nouveau maître d’armes appliquait une technique d’enseignement bien particulière qui consistait à remettre en cause la virilité de son élève chaque fois que son coup lui paraissait trop faible. Guillaume frappait de plus en plus fort et haletait en rythme, mais le maître d’armes ne semblait jamais satisfait. Jehanne regardait l’exercice de sa fenêtre. Elle entendait les injonctions du maître, un gros homme aux cheveux poivre et sel, et les grognements que poussait l’écuyer en frappant. Autour d’eux, s’entraînaient en même temps quelques soldats, qui semblaient n’accorder pas la moindre attention à l’écuyer. Les domestiques poursuivaient leur travail en prenant soin de contourner largement la zone d’entraînement. Même à cette distance, il semblait à Jehanne voir le visage de Guillaume se tordre à chaque insulte censée aiguillonner sa vigueur. Elle en ressentait un vague sentiment de pitié, mais elle était trop occupée à ses propres pensées pour y accorder beaucoup d’attention.

Elle ne pouvait pas accepter la condamnation de Daniel. Une vie dans un cachot presque sans lumière. Il n’y survivrait probablement pas plus de quelques années, mais il deviendrait fou bien avant. Simplement pour l’avoir touchée, pour lui avoir donné l’amour qu’elle réclamait. Pour avoir été heureux quelques heures, car Jehanne savait qu’il l’avait été. Elle avait rencontré un chevalier austère, presque rigide dans sa moralité trop parfaite, qui semblait n’avoir rien besoin de recevoir de personne ; par effeuillage patient, elle avait mis à jour une soif d’amour aussi ardente que la sienne. Elle l’avait vu s’ouvrir comme une fleur qui découvre soudain le soleil, elle l’avait vu sourire comme jamais auparavant, et fermer les yeux comme s’il craignait un bonheur trop violent. Elle l’avait vu vivre enfin pour lui-même, lui qui semblait jusque-là ne vivre qu’à travers son frère. Elle qui avait cru prendre s’était surprise à donner tout autant.

Mais pourquoi tout cela, puisque maintenant, à cause d’elle, il avait cessé de vivre, sans mourir. Combien chèrement il payait maintenant ce bonheur volé. Combien il devait la maudire à présent.

Une interjection plus violente que les autres reporta son attention sur la cour.

L’épée de Guillaume s’était fichée dans le poteau si profondément qu’elle y restait coincée. Guillaume s’efforçait avec peine de l’y extraire.

-Allez, fichue fillette, enlève-la-moi et recommence ! Ne me dis pas que tu n’as pas assez de force ! N’as-tu donc pas plus de roubignoles que moine escouillé ?

Guillaume sembla cette fois ne pas réagir aux insultes. Il tourna lentement la tête et vint fixer un point au bas du donjon. Jehanne sentit son cœur se serrer : elle ne le voyait pas mais elle savait qu’à cet endroit se trouvait un soupirail très bas. Il donnait sur la cellule de son ancien maître.

Guillaume poussa un soudain cri de rage et arracha la lame à sa gangue de bois ; puis, de toutes ses forces, il la lança vers le maître d’armes. L’épée n’était pas un javelot, et l’homme n’eut qu’à reculer d’un pas pour l’éviter ; elle vint s’aplatir au sol et glissa entre ses jambes sur un petit mètre. Le maître d’armes resta un instant figé par la stupeur ; puis sa figure s’assombrit aussi rapidement qu’un ciel d’orage. Face à lui, Guillaume avait pris une position défensive. Il n’avait manifestement nulle intention de s’enfuir : il voulait se battre. Tout le monde autour d’eux avait interrompu sa tâche pour regarder la scène ; un des soldats s’était même installé contre un mur comme un badaud qui s’apprête à assister à un spectacle. Le maître d’armes, lentement, extrait ses gants maillés de fer de sa ceinture et en passa un à sa main droite. Jehanne sentit un frisson d’horreur lui passer à travers le corps. « Va-t-en ! » cria-t-elle à l’écuyer, mais le garçon était bien trop loin pour l’entendre. Un sourire mauvais fendit le visage du maître d’armes.

-Allons, viens, damné bougre, viens donc, puisque tu cherches la bagarre.

Guillaume s’élança contre lui, les poings levés. Le maître d’armes intercepta son bras et dévia le coup avec facilité. Il lui attrapa l’épaule de l’autre main et lui tordit le bras dans le dos ; le garçon laissa échapper un jappement de douleur. L’homme le jeta à terre, pour le relever aussitôt par le col de sa main gauche. Puis il leva sa main gantée : les mailles brillèrent au soleil. Jehanne sursauta violemment quand le métal vint s’abattre contre le visage du garçon avec un bruit terrible. Guillaume poussa un hurlement qui se répercuta contre les murs de pierre. Le maître d’armes éleva à nouveau la main, et eut un rire en voyant son élève tenter d’échapper à son emprise comme un chiot prisonnier. Autour d’eux, lâcheté ou indifférence, personne ne tentait de retenir la brute. La colère fusa soudain dans les veines de la jeune duchesse. Elle se précipita vers la tapisserie qui dissimulait le passage.

Un instant plus tard, elle débouchait hors du donjon, du côté opposé à la confrontation ; elle fit le tour aussi rapidement que lui permettait son ventre alourdi, et surgit face au maître d’armes.

-Assez ! clama-t-elle, et sa voix résonna dans toute la cour.

Tout le monde se tourna vers elle. Surpris, le maître d’armes interrompit son mouvement. Guillaume était à demi-inconscient et ne tenait plus que par la main qui le tenait par le col. La moitié de son visage était ensanglantée.

-Je vous ordonne de lâcher cet écuyer immédiatement. Je ne tolérerais pas que vous tuiez ce garçon entre mes murs.

L’homme parut hésiter. Tout le monde savait que la duchesse était en disgrâce, et recluse dans sa chambre ; mais voilà qu’elle apparaissait, libre et avec autant d’autorité qu’une reine, et il n’était plus bien sûr de rien. Finalement, il eut une vague protestation :

-Tuer, ma dame ! Je ne fais que lui donner la correction qu’il mérite. Il y a des travers en ce garçon, ajouta-t-il en louchant avec dégoût sur son élève, qui ne peuvent être corrigés que d’une manière.

-J’en jugerai moi-même. M’avez-vous entendu, soldat ?

Le maître d’armes eut un grognement d’assentiment, et lâcha le garçon dans la poussière.

-Qu’on aille prévenir le père Simon, lança Jehanne à la ronde, et elle eut la brève satisfaction de voir un des soldats obtempérer aussitôt. Elle se dirigea lentement vers Guillaume – la course, dans son état, lui avait coûté plus qu’elle ne voulait le laisser paraître.

Toute la face gauche du garçon était tuméfiée, quelques morceaux de peaux manquaient. Jehanne constata toutefois, avec un certain soulagement, que son œil ne semblait pas touché, quoique l’arcade sourcilière ne fût qu’un amas de chair sanglante. Guillaume ouvrit l’œil droit, et la regarda ; elle lui sourit, pour le rassurer.

-Laissez-moi tranquille, souffla le garçon. Je vous hais.

Son cœur se tordit, mais elle s’efforça de ne pas laisser paraître sa peine. Elle se releva et ordonna de l’emmener dans la demeure du chapelain.

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