La nuit des ombres - 3

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La suivante d’Isabeau trouva sa maîtresse au matin, droite sur sa chaise, le visage plus que jamais figé comme celui d’une statue, n’eussent été les yeux un peu hallucinés. Mais, lorsqu’elle fut toilettée et coiffée, la duchesse revint à elle-même, et la servante vit briller dans son regard une lueur cruelle qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps et qui la fit frémir.

-Va chercher Vivian, ordonna Isabeau. Dis-lui de venir me rejoindre dans la chambre de Jehanne.

La suivante s’inclina et disparut. D’un pas lent, soudain alourdi de vieillesse, la duchesse douairière grimpa les marches qui menaient vers la chambre de sa bru.

Jehanne l’accueillit avec un peu de surprise, les joues légèrement colorées, mais faisant autrement montre d’une parfaite maîtrise d’elle-même. « Vile putain, pensa Isabeau, comédienne comme toutes les putains. »

-J’ai à vous parler, mon enfant, dit Isabeau d’une voix onctueuse. Mais je ne voudrais pas vous fatiguer : asseyons-nous, voulez-vous ?

Jehanne voulut lui céder le siège le plus confortable, mais Isabeau le refusa :

-En votre état, vous en avez davantage besoin que moi.

Et de s’installer sur une modeste escabelle, tout près du siège de Jehanne. Puis elle se pencha sur la jeune femme, posa une main sur son bras. Son sourire se figea, ses traits se durcirent, ses yeux s’étrécirent sous un pli cruel. Elle murmura d’une voix presque sans timbre :

-Alors, dis-moi, qui est le père de ton enfant ?

Les yeux de Jehanne s’ouvrirent tous grands, elle ne put dissimuler sa peur.

-Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, ma dame, répondit-elle d’une voix trop aiguë.

Le rictus d’Isabeau s’accentua. Elle enfonça, progressivement, son pouce dans le muscle du bras.

-Vous me faites mal, protesta Jehanne, et elle voulut se dégager, mais Isabeau la tenait d’une poigne de fer, enfonçant davantage encore son pouce dans la chair. Jehanne étouffa un glapissement de peur et de douleur ; elle n’aurait jamais cru avoir si mal à cet endroit. La duchesse douairière connaissait son affaire, et les points particulièrement douloureux du corps.

-Laissez-moi ! cria Jehanne, et les larmes jaillirent sans qu’elle pût les contrôler.

-Quand tu m’auras répondu. Depuis combien de temps couches-tu avec Daniel ?

-Vous êtes folle, sanglota la jeune femme.

Isabeau fut prise d’un sursaut de rage, et accentua si fort sa prise que Jehanne laissa échapper un cri.

-C’est toi qui es folle, gronda-t-elle. Comment as-tu pu faire cela ? A mon fils, à moi ! Nous t’avions tout donné, maudite ! Mais ta famille est pleine de tares, et nous n’aurions pas dû fermer les yeux ! Alors, réponds ! Qui est le père ?

-Vous êtes jalouse, hoqueta Jehanne.

Isabeau eut un frémissement.

-Comment oses-tu ?

-Vous êtes jalouse ! Vous n’avez jamais été aimée, par personne ! Votre mari ne vous aimait pas, et vous n’avez jamais eu le courage d’avoir un amant !

-Catin !

-Que se passe-t-il ici ? fit la voix de Vivian.

Les deux femmes se retournèrent : le jeune duc était là, pâle, ses yeux bleus agrandis par l’effarement. Isabeau tâcha de se recomposer un visage pour commencer :

-Mon fils…

-Lâchez Jehanne avant toute chose, ordonna Vivian avec une fermeté inhabituelle.

Isabeau eut une hésitation, puis s’exécuta de mauvaise grâce.

-Je vous écoute à présent, dit Vivian, et pour la première fois, Jehanne l’admira.

-Mon fils, reprit Isabeau, avant que tu saches tout, je voudrais te prier de ne pas faire de scandale. L’affaire est grave et il serait bon qu’elle reste entre nous pour le moment.

-Quelle affaire ? Cessez vos détours.

-C’est menterie, Vivian, s’exclama Jehanne avant qu’Isabeau ait pu ouvrir la bouche. Ne crois rien de ce qu’elle te dira, c’est menterie !

-Taisez-vous ! Vivian, ta femme t’a trahi. Elle t’est infidèle.

Vivian devint affreusement pâle.

-Ce n’est pas vrai, dit à nouveau Jehanne, mais en croisant le regard de son mari, elle ne put persévérer.

-Ta femme n’est pas vraiment coupable, dit soudain Isabeau contre toute attente.

Quand les deux paires d’yeux interloqués se furent fixés sur elle, elle poursuivit :

-Ne vois-tu pas ? Elle a été ensorcelée.

Jehanne écarquilla les yeux d’horreur. Elle comprit tout à coup l’intention de la duchesse. Elle voulut se défendre, défendre son amant, mais la force lui manqua, plus rien dans son corps ne lui obéissait.

-Parlez, mère, dit Vivian d’une voix sans souffle.

-Celui que tu appelles ton frère, cet enfant de sorcière, a ensorcelé ton épouse pour la séduire. Mon fils, ce n’est pas faute de t’avoir mis en garde. Trop longtemps tu as accordé ta confiance, trop longtemps tu as traité comme ton égal un bâtard indigne de…

-Assez, coupa Vivian.

La détermination était revenue dans son regard.

-Cela, je ne pourrais le croire que je ne l’ai entendu de sa bouche.

Il fit un pas en arrière, un peu chancelant, puis se retourna pour sortir de la pièce.

-Mon fils, cria la duchesse, rappelle-toi ce que je t’ai dit !

Mais Vivian était déjà trop loin pour l’entendre.

***

Une pluie drue, qui faisait disparaître toute chose sous un rideau aveuglant, avait obligé Guillaume et Daniel à mener leur entraînement matinal à l’intérieur, dans une vaste grange. L’espace étant insuffisant pour l’exercice de la lance, ils avaient poursuivi par le tir à l’arc, puis le maniement de l’épée. Pour donner l’occasion à Guillaume de s’entraîner à exécuter de parfaites attaques, Daniel se contentait de parer sans répliquer. Ils utilisaient des lames émoussées avec lesquelles ils ne risquaient pas de se blesser gravement.

Guillaume vit dans le coin de son œil le duc Vivian entrer dans la grange et s’appuyer contre une poutre. Il ne s’en étonna pas outre mesure, et l’entraînement n’en fut pas perturbé, jusqu’à que le jeune seigneur déclare tout à coup, en faisant signe à Guillaume de lui donner son épée :

-C’est mon tour à présent.

L’écuyer resta un instant interloqué, mais obéit à l’injonction qui lui était faite. Daniel ne fut pas moins surpris, mais ne fit aucun commentaire. Les deux frères commencèrent à échanger quelques passes, et Guillaume s’étonna de la violence inaccoutumée, autant qu’imprudente, avec laquelle Vivian se jetait contre son adversaire : il attaquait sans vraiment se défendre, avec hargne, et Daniel était manifestement déstabilisé par son attitude ; si bien que Vivian finit par toucher Daniel au bras, et, bien que la lame fût peu affûtée, le sang perla. Le chevalier eut une grimace, rompit pour se mettre hors de portée de son adversaire. Les deux frères se regardèrent, épées baissées. Guillaume eut l’intuition de quelque chose de terrible ; une peur moite s’insinua en lui, une peur d’autant plus grande qu’il ne savait ni ce qu’il devait craindre exactement ni comment l’empêcher.

-Que t’arrive-t-il ? finit par murmurer Daniel.

Vivian marqua un temps, puis demanda, du ton d’un homme dégoûté par les mots qui se forment sur sa langue :

-Est-ce vrai ? M’as-tu trahi ?

Guillaume trouva l’idée si absurde qu’il eut presque envie de rire : Daniel trahir ! Mais, à sa grande horreur, Daniel ne s’insurgea pas contre l’accusation. Son expression changea, il fit un pas en arrière, dans un silence si coupable que Guillaume eut envie de hurler. Non ! Le chevalier Daniel, son maître, son modèle, n’avait pas pu être déloyal, et l’écuyer attendit vainement qu’il se défende, chaque seconde de silence augmentant son désespoir. Puis, quand l’aveu fut évident, Vivian poussa un soudain cri de rage et, jetant l’épée émoussée, dégaina la sienne, frappée aux armes des Autremont, forgée, elle, pour ouvrir des plaies mortelles dans le corps des hommes. Il s’élança contre Daniel, qui leva un bras sans force. Le combat le plus étrange que Guillaume ait jamais vu s’engagea : Vivian attaquant sans chercher à se protéger, se découvrant si bien qu’il eût été facile de l’atteindre en plein cœur ; et Daniel ne faisant que parer ses attaques, le visage figé, sans jamais tenter de porter un seul coup – comme il l’avait fait avec lui, mais il ne s’agissait plus d’un entraînement. Tout en abattant aveuglément son épée, Vivian invectivait Daniel dans l’espoir vain de le faire réagir.

-Ce n’est pas vrai, dis-moi, ce n’est pas vrai ?! Tu n’as pas pu faire cela ? Réponds, au nom de Dieu, réponds !!

Un ultime coup fit sauter l’épée de la poigne molle de Daniel. Guillaume poussa un cri d’angoisse ; une seule chose était claire à son esprit confus, le jeune duc allait tuer Daniel.

-Messire ! cria-t-il à Vivian, je vous en prie !

Dans sa panique, il agit d’instinct, saisit le bras de Vivian pour le retenir ; quasiment sans le regarder, le jeune duc lui envoya un coup de poing si violent que l’adolescent tomba au sol. Affalé dans la poussière, Guillaume vit Vivian pointer son épée vers la gorge de Daniel, et le faire reculer jusqu’à l’acculer contre le mur de la grange. Vivian appuya sa lame, un mince filet de sang coula ; Guillaume poussa un cri étranglé, mais le duc hésita, s’immobilisa. Les deux hommes se regardèrent droit dans les yeux, avec la même intensité que deux amants pour lesquels rien d’autre au monde n’existe ; une expression identique accentuait si fort leur ressemblance que leurs visages paraissaient jumeaux. Le sortilège vieux de vingt ans opérait à nouveau, celui qui avait poussé un enfant de cinq ans à donner à jamais sa foi à un bébé de quelques heures.

-Vivian, dit une voix féminine, et le sortilège fut brisé.

A l’entrée de la grange, trempée, les cheveux défaits, plus misérable que la plus pauvre serve du royaume, se tenait la duchesse Jehanne. Elle semblait sur le point de se trouver mal, mais se tenait debout pourtant, plus belle que jamais avec ses cheveux collés au visage, ses yeux rouges rendus immenses par la terreur. Elle tendit le bras, comme si elle pouvait à distance retenir la lame qui pouvait d’un seul mouvement ôter la vie au chevalier, mais n’osait s’approcher, comme si cela risquait de déclencher le geste tant redouté.

-Vivian, reprit-elle d’une voix étonnamment forte, tendue de désespoir comme une corde qui va se rompre. Vivian, je t’en supplie, c’est ton enfant, je te le jure.

Guillaume comprit tout à coup quelle était la trahison de Daniel, et une profonde déception mêlée de dégoût le saisit. Il avait placé si haut son maître, son modèle de chevalerie, le parant par défaut des vertus qu’il admirait le plus, le croyant pur de tout ce qu’il jugeait le plus vil. Parce que l’amour charnel entre un homme et une femme dégoûtait l’adolescent, il l’avait cru chaste ; et l’imaginer se vautrer avec une femme, et qui plus est dans l’adultère, le répugnait au-delà de tout. Il lui semblait que c’était lui qui était trahi, avec tout l’égoïsme du jeune âge aux idéaux souillés.

Vivian jeta un bref regard vers son épouse, puis détourna les yeux. Il la vit, dans le coin de sa vision, finalement s’approcher, à pas lents et hésitants de femme affaiblie, puis, à quelques pas d’eux, tomber à genoux. Elle le supplia encore, prête à tout donner, et réalisant qu’elle n’avait rien à offrir pour la vie de son amant, puisqu’elle était coupable. Vivian ne l’avait jamais vue ainsi : sa femme si altière, si fière, se traînait à terre, renonçant à tout orgueil, à toute dignité. Elle l’aime, réalisa-t-il, et une nouvelle flèche de douleur le traversa, qui se transforma aussitôt en un sursaut de rage. Jamais Daniel ne paierait assez de l’avoir si bien possédée.

Retirant brusquement son épée, il bondit vers la sortie de la grange comme pour s’enfuir ; arrivé à l’extérieur, il rugit, et sa voix traversa le rideau de pluie pour résonner dans tout le château :

-A la garde !

Jehanne regarda les soldats emmener Daniel, le cœur étrangement anesthésié. Il allait vivre encore, mais ils étaient découverts et honnis, et son esprit ne savait quelle émotion choisir entre cette grande joie et cette catastrophe. Elle n’avait même pas conscience qu’elle était à demi-assise dans la boue comme la dernière des mendiantes, la pluie ruisselant sur elle. Quelqu’un passa un bras sous ses aisselles, la releva, un homme. Tout le monde pouvait la toucher à présent, songea-t-elle, elle n’était plus qu’une catin. Soudain, un coup minuscule contre son ventre. Elle fut parcourue d’un violent frisson, émit un sanglot, et en même temps un regain de force la mit debout. Elle leva les yeux, par hasard ou par instinct, et vit un oiseau blanc filer à travers le mince rideau de pluie.

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