Chevauchées - 4

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Daniel eut à peine gratté à la porte de la duchesse, que celle-ci s’entrebâilla ; une fine main jaillit par l’ouverture pour l’entraîner d’autorité à l’intérieur, puis l’huis se referma derrière lui.

Jehanne regarda son amant, goûtant à fond ce moment, cette première seconde où ils ne se touchaient pas encore. La culpabilité et la honte avaient adultéré sa joie pendant toute la soirée ; car enfin elle ne se mentait pas, elle avait éloigné Daniel pour ensuite lui courir après, elle le manipulait ainsi qu’un jouet qu’on pose et qu’on reprend. Elle avait redouté que, par fierté vengeresse, le chevalier la dédaigne. Mais il était venu, il était là, pour elle. Elle se sentait reine.

Elle l’éloigna de la porte, où des oreilles indiscrètes pouvaient les compromettre, et l’attira près du foyer, tendre atmosphère qui adoucissait les péchés. Ils s’immobilisèrent ; Daniel, lentement, porta la main à la joue de la duchesse et vint caresser les mèches qui entouraient son oreille. Il était silencieux, le visage empreint d’une vague tristesse.

-Tu m’en veux ? murmura-t-elle.

Il soupira, puis enfin l’étreignit, enfouit son visage dans son cou, dans ses cheveux.

-Tu m’as tellement manquée.

Il ne luttait plus ; ils feraient ce qu’elle voulait, se voir, ne plus se voir ; il n’avait plus la force d’âme de lui refuser.

Elle sentit cette reddition, eut une bouffée de remords, en même temps que de victoire, les deux émotions s’escaladant l’une l’autre. Pour se racheter, lui donner ou se donner l’illusion que la domination était réciproque, elle se fit plus soumise, plus offerte, s’efforça d’apaiser la violence possessive de ses caresses. Comme ils s’embrassaient, elle sentit sa main glisser le long de sa taille et effleurer son ventre, son ventre rond et dur ; il hésita, laissa retomber son bras, interrompit leur baiser. Elle rougit, fut prise de frayeur.

-Daniel… commença-t-elle.

Elle voulait lui expliquer que ça n’était pas grave, que c’était toujours elle, son corps à elle, intègre, que rien n’était remis en cause, et les mots restèrent bloqués, et il la repoussa légèrement, et elle haït tout à coup le petit être qui l’habitait et s’interposait entre eux. Muette, elle accrocha son regard, suppliante.

-J’ai peur de te faire mal, avoua finalement Daniel d’une voix unie.

Jehanne eut un rire, l’arrêta brusquement, tremblant que ce rire ne l’offense ; car il y avait quelque chose de noblement ridicule dans cette mâle appréhension. Sa langue se délia enfin, elle abonda de paroles pour le rassurer, le persuader que non, qu’elle n’était pas devenue tout à coup un fragile objet que l’on peut briser au moindre choc, qu’il n’allait pas la blesser. A force de mots et de caresses, elle dénoua ses craintes, défroissa ses doutes. Leur babil doucement se mua en confidences tactiles, et à nouveau il n’y avait plus qu’eux, la tendresse et le plaisir partagés.

Daniel se réveilla au milieu de la nuit sans raison apparente. Il se crut tout d’abord dans sa chambre, puis sentit un remuement ; avec un absolu ravissement, il se rappela que Jehanne était à côté de lui. Avec moi et chez moi, se dit-il avec émerveillement, il n’était plus un intrus dans la chambre ducale ; quelques minutes, il se berça de l’idée qu’ils étaient, ici, un couple légitime, qu’ils pouvaient rester dormir ensemble jusqu’au matin comme le font les époux, dans un sommeil sans peur et sans honte. Il contempla la jeune femme, sa jeune femme, qu’il voyait parfaitement à la lueur mourante des braises : elle rêvait, les paupières à peine soulevées révélaient l’agitation des globes, sa bouche entrouverte émettait de temps à autre un petit son très ténu comme le font les chats qui dorment. Il résista à l’envie de la prendre dans ses bras, de crainte de briser ce sommeil touchant ; quand il se fut repu de sa vision à s’en faire mal, il lui murmura très bas :

-Reste, reste, reste à jamais.

Puis il s’allongea à nouveau contre elle, l’entoura de son bras, elle ne se réveilla même pas, il se blottit dans l’odeur chaude de la femme endormie, et la nuit se referma à nouveau sur lui, le plus malheureux et le plus fortuné des hommes.

***

Jehanne ne pouvait guère demeurer plus d’une nuit auprès de son hôte, et elle dut, au matin, repartir avec Blandine et sa petite cohorte d’hommes d’armes. Au moment de la séparation, le vassal s’agenouilla devant sa suzeraine, lui fit un baisemain, et la duchesse, sans montrer davantage que la gratitude due à l’hospitalité, remonta sur sa haquenée pour poursuivre son voyage vers sa terre natale.

Quand la petite troupe disparut, la maisonnée petit à petit s’égailla pour reprendre ses activités coutumières. Daniel se détourna, rentra dans le bâtiment, se sentit indisposé par la chaleur, ressortit dans la cour glaciale, souilla ses habits inutilement beaux dans la boue verglacée, errait sans but, s’appuyait contre les poutres, reprenait sa marche. Il payait, le beau chevalier, il payait chèrement, buvait à longs traits le fiel des illusions de la nuit envolées. Le vent froid asséchait sa gorge et ses yeux, il aspirait l’air à pénibles goulées glaciales, impuissant qu’il était à exprimer les sanglots qui noyait sa poitrine. C’était à présent qu’il lui en voulait, à cette dame qui le faisait prince quelques trop courtes heures pour ensuite le rejeter à nouveau dans la solitude et la déchéance du bâtard.

-Lâche, gronda-t-il contre lui-même.

Que ne l’avait-il repoussée, que ne l’avait-il laissée dormir seule ? Il savait qu’elle repartirait. Oui, lâche, lâche et faible, trop faible pour ne pas se laisser prendre à son jeu où il finissait toujours perdant.

Un bras rude se posa soudain sur son épaule, et il sursauta, d’autant plus violemment qu’il n’était pas facile à surprendre. Il rencontra la figure sévère de Jacques, se demanda soudain pourquoi il vivait sans femme, lui aussi, et pourquoi il ne s’était jamais posé la question auparavant ; tout à ses pensées fébriles, il ne remarquait pas le courroux que Jacques contenait mal. Il mit un temps à percevoir les paroles que celui-ci lui adressait, bas pour ne point trop être entendu, d’un ton d’autant plus chargé de reproches.

-Fou… fou ! grondait l’homme. Toi qui nous faisais croire que tu étais proche de nous ! Cette fois, tu as vu trop haut, même pour un chevalier.

Daniel resta muet un instant, l’esprit embrouillé, lâcha un « Quoi ? » un peu distrait qui mit Jacques en fureur.

-Ne te débine pas ! Je t’ai vu entrer dans la chambre de la duchesse. Tu couches avec elle !

Daniel se sentit rougir, puis envahi à son tour par une froide colère.

-Qu’est-ce que ça peut te faire, Jacques ?

-Ne sois pas bête. Comment le duc réagirait-il, s’il savait ? Dis donc, est-ce lui ou toi qui a engrossé la duchesse ? Ces nobles ne supportent pas qu’on les fasse douter de leur sang. Il pourrait te condamner à mort pour ça !

- Qu’est-ce que cela changerait à ton sort ? Au pire, tu auras peut-être un autre seigneur, que tu pourras gratifier également de ton mépris. Que t’importe ?

-Que m’importe ? Fou de neveu !

Le mot surprit Daniel plus que la colère de Jacques, l’arrêta dans son cynisme. Jacques lui-même parut brièvement pris de court, et il y eut un instant d’embarras entre les deux hommes.

-Voilà qui est nouveau, commenta Daniel d’un ton acerbe.

-Ai-je jamais réfuté que tu es l’enfant de ma sœur ? grogna Jacques.

Puis, après un bref retour sur lui-même :

-Bah, Daniel, j’ai été stupide, devais-tu persévérer dans ma stupidité ? Regarde, et il fit un geste du bras pour désigner, au coin de la petite cour, le vieux couple blotti dans un coin sur une pierre saillante du mur, que Daniel n’avait pas remarqué jusqu’à présent. Les deux vieillards les regardaient, trop loin pour entendre toutes leurs paroles, mais connaissant sans nul doute le sujet de leur querelle, suivant avec anxiété son évolution d’après leur attitude.

-Neveu, reprit Jacques, je te le dirai autant de fois que mes parents t’appelleront petit-fils, tandis que pour eux, là-haut, tu ne seras jamais qu’un bâtard.

Il laissa passer un silence, puis souffla :

-Ne fais pas comme ma sœur. Oublie les ducs et les duchesses. Ils te détruiront. Regarde Sara et Bruno, ils n’ont plus que toi et moi. Iris, elle les a brisés quand elle est partie, ma mère dit à présent que c’est la Vierge qui t’a rendu à nous. Cela n’a-t-il pas la moindre importance à tes yeux ?

-Si, répondit Daniel.

Il marqua une pause, puis ajouta :

-Autant que Vivian, qui m’appelle frère aussi facilement que tu m’appelles neveu. Et pourtant, je l’ai trahi. Ça ne vaut pas la peine de compter sur moi.

Jacques le toisa, l’œil sombre, intransigeant.

-Tout ça pour une femme, cracha-t-il avec dépit. Elles ne le valent pas, crois-moi. Ta belle duchesse t’abandonnerait sans remords pour sauver sa peau.

-Sans doute. Et celle de son enfant. Je le sais.

-Son enfant. Il est donc de toi ?

-Non.

-Tu n’en sais rien, pas vrai ?

-Il n’est pas de moi, elle me l’a dit. Laisse-moi maintenant.

Daniel se détourna, à bouts de nerfs. Jacques le regarda s’éloigner. Puis il se tourna vers ses parents, croisa leur regard, rougit de rage et de dépit.

Un flocon soudain lui chatouilla la joue. La neige commençait à tomber. La route allait se faire difficile pour les voyageurs. Entre les dents, Jacques marmonna :

-Que son cheval glisse, et qu’elle crève.

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