La nuit des ombres - 1

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-Je me souviens de vous, avait dit la vieille femme. Vous rappelez-vous ? Nous nous sommes rencontrées il y a vingt-six ans.

Et Blandine avait alors reconnu la chevelure de neige, les yeux piqués de paillettes, la bienveillance envoûtante de la femme qui, une longue nuit d’hiver, était apparue comme une fée alors qu’Iris criait de douleur. A elles deux, elles avaient aidé Daniel à venir au monde. Blandine ne saurait jamais oublier cet épisode.

Elles s’étaient retrouvées dans la nuit, touchées toutes deux par l’insomnie, à discuter à voix basse comme deux comploteuses, avec une infusion préparée par Sara elle-même qui lui avait dit, l’œil guilleret, que c’était le secret de sa santé de jeune fille. Au fil de leur discussion, Blandine avait peu à peu acquis la certitude que Sara ne savait rien de la manière dont sa fille était morte. Le duc lui avait raconté la même histoire que celle qu’on avait servie à Vivian : Iris avait été foudroyée par une brusque maladie. Clairvoyante femme pourtant, elle avait compris la relation qui unissait Daniel et Jehanne, et le péril que son petit-fils encourait.

-J’ai échoué à raisonner ma fille, quand elle a suivi le duc. Daniel, Dieu lui pardonne, est bien de son sang. Je devine, vous qui lui avez servi de mère en son enfance, que vous avez déjà tenté votre possible pour dissuader ces écervelés de continuer leur folie. Aussi je crains qu’on ne puisse rien pour les arrêter, mais s’il arrivait malheur, bonne femme, je vous en prie, libérez cet oiseau. Il me reviendra, et je saurai.

Et la guérisseuse lui avait tendu une petite cage enfermant un merle, d’un plumage non pas noir mais d’un blanc immaculé.

-Il peut ne rien se produire avant des années, avait souligné Blandine. Si l’oiseau est mort ?

Elle avait pensé : « et si vous-même êtes morte ? » mais n’avait pas osé faire la remarque à voix haute.

-Ne vous inquiétez pas. Ces oiseaux peuvent vivre vingt ans.

De toute autre personne, Blandine aurait trouvé la demande déraisonnable, l’argument illusoire. Mais tout paraissait possible venant de Sara : ce qu’elle affirmait avec une telle assurance ne pouvait être que vrai. Et Blandine avait donc, religieusement, emmitouflé la cage dans une chape en prenant soin de laisser respirer son petit habitant, et avec lui s’en était allée sur le chemin de Beljour.

A présent, de retour au château des Autremont, elle observait, tout en tirant de temps à autre sur le fil de son ouvrage, Jehanne pester contre son frère Stéphane.

-Il est vraiment imbuvable depuis la mort de notre père. Il ne lui a pas suffi de tenter de voler mon bien, il faut encore qu’il nous offense en refusant notre invitation.

Vivian et elle avaient, pour les fêtes de Pâques, invité leur proche famille ; mais l’actuel châtelain de Beljour avait, présentant faux regrets et vraie froideur, prétendu que des affaires l’empêchait de participer aux réjouissances.

-Vous n’avez pas été tendre avec lui. Son humiliation devant sa maisonnée doit lui rester sur le cœur.

-Ah ! Ce n’est pas faute de lui avoir laissé l’occasion de s’en tirer avec honneur. Eût-il joué le jeu et accepté avec grâce de me rendre mon dû, les apparences au moins auraient été sauves. Mais ce sot a eu le front de contester mes droits en public. Aurais-je été un homme, je lui aurais fait rendre gorge ! Mais si tel était le cas, jamais il n’aurait osé me traiter ainsi. Ce traître ne supporte pas de ne pas avoir eu l’héritage, comme premier fils.

Blandine savait en effet que, dans la plupart des nobles lignées, l’héritage revenait au premier enfant mâle : les femmes n’obtenaient ce droit qu’en l’absence de concurrent masculin. Mais chez les Beljour, le titre revenait invariablement au premier-né, quel que soit son sexe. Stéphane digérait mal cette règle qu’il jugeait injuste et arriérée.

D’un ton faussement détaché dont elle savait pertinemment qu’il n’allait tromper personne, Blandine articula :

-Je suppose que Vivian a souhaité inviter également sire Daniel ?

Jehanne détourna la tête pour dissimuler sa rougeur.

-En effet, dit-elle.

Un ange passa. Blandine sentit ses mains trembler, et elle se piqua en voulant passer l’aiguille. Elle poussa un bref petit cri de douleur et porta son pouce à sa bouche pour en sucer le sang. Jehanne lui lança un furtif regard, l’air coupable.

-Cet oiseau est vraiment joli, dit-elle en considérant le petit merle. Je n’en ai jamais vu de pareil auparavant. Mais n’est-il pas malheureux dans une si petite cage ? Je lui en ferai construire une grande, où il puisse voler.

-Merci, ma dame.

-Montre-moi ton doigt, fit Jehanne en s’agenouillant devant Blandine, sa robe s’étalant en corolle autour d’elle.

-Ce n’est rien, dame.

Lui tenant la main, Jehanne releva vers elle un regard de pénitente, un regard qui implorait le pardon.

-As-tu jamais été amoureuse, Blandine ?

-Oui, dame, murmura la servante.

-Tu sais que je ferais n’importe quoi. Je me pensais bonne chrétienne, Blandine, incapable de faire du mal à mon prochain ; mais tout ça n’est que du vent. Pour lui, je pourrais mourir, je pourrais tuer. Je n’aurais aucun à remords à laisser le monde entier brûler sous mes yeux, pour le sauver lui seul. Tu comprends ?

Les yeux de la servante, jusque-là baissés, se relevèrent. Ils fixèrent Jehanne avec compassion, mais sans pitié, ni indulgence.

-Il n’a pas besoin que vous brûliez le monde pour lui. Il a seulement besoin que vous le laissiez tranquille. Pour ne pas le mettre en danger, pour lui permettre de vous oublier, de se marier, de fonder un foyer, d’être heureux. Si vous l’aimez, c’est cela, le sacrifice qu’il vous faut accepter.

-Tu sais que j’ai essayé, dit Jehanne d’une voix altérée. Je l’ai poussé à me quitter, à trouver l’occasion de bâtir son bonheur loin de moi. Dieu, que ça sonne stupide quand on le dit à voix haute, fit-elle en essayant un sourire d’auto-dérision. Mais les yeux de la servante durcirent encore.

-Et vous êtes revenue vers lui.

-Je n’ai pas pu m’en empêcher. Blandine, j’ai besoin de lui comme de l’air et de l’eau.

-Non. Vous pouvez vivre sans lui.

-Qu’en sais-tu, à la fin ? cria Jehanne avec colère.

-Je le sais car j’ai perdu mon mari alors que j’étais encore plus jeune que vous. On peut vivre en ayant perdu son amour, comme on peut vivre amputé. On peut supporter bien plus qu’on ne croit. Dieu nous a fait assez forts pour endurer le pire.

Jehanne recula. Le visage de Blandine était un masque de dureté, mais la souffrance qui se devinait derrière le masque était pire. L’oiseau dans sa petite cage émit un faible pépiement.

-Laisse-moi, s’il te plaît, supplia Jehanne d’une petite voix.

Blandine posa son ouvrage et s’en alla. Longtemps, Jehanne resta agenouillée après son départ, sans même oser prier. Qui savait ce que Dieu pourrait exiger d’elle ?

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