Chevauchées - 3

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Au manoir de Mourjevoic, une certaine indolence régnait, courante à cette morte saison où il y a peu à faire en extérieur et où le froid tend à calfeutrer chacun chez soi. Sara et Bruno rôtissaient devant le feu de la pièce principale, où était suspendue une grande marmite qui, de temps à autre, lâchait paresseusement une petite éruption pour rappeler que le bouillon bouillonnait. Sur la pierre de l’âtre était assise Philippa, qui tenait un ouvrage à la main et faisait mine de temps en temps d’y enfoncer l’aiguille. Daniel et l’écuyer Guillaume jouait aux échecs ; le maître des lieux était un peu incommodé dans sa position par le vieux chat qui avait élu résidence sur ses genoux et réclamait de temps à autre, par un miaulement impérieux, son tribut de caresses. Jacques était prétendument en promenade, et Daniel feignait d’ignorer qu’il braconnait alentours. Le reste de la maisonnée était réparti dans les différents recoins du domaine et s’adonnait plus ou moins aux mêmes activités, ou plutôt à la même absence d’activité. Daniel goûtait ce temps comme une paix bénie, après la période des attaques, et il ne lui restait guère qu’un regret dans le cœur, quand celui-ci se présenta justement dans la cour en la personne d’un cavalier aux armes des Beljour.

Ce fut l’un des gardes, posté dans la petite échauguette, qui lança le premier le cri qui avertissait de l’arrivée du cavalier. Toute la maisonnée aussitôt fut tirée de sa torpeur et des visages un peu ahuris sortirent des différentes ouvertures. Le cavalier, voyant surgir toutes ces figures jeunes, âgées, féminines, masculines, indifféremment curieuses, eut un moment d’hésitation ; puis, apercevant enfin celui de Daniel, il s’éclaira, et ce dernier répondit à son sourire par une exclamation joyeuse.

-Lagier !

-Heureux de te revoir, Daniel ! C’est la duchesse, dame Jehanne, qui m’envoie. Elle se rend présentement en ses terres ; elle est à une lieue d’ici, et te demande l’hospitalité pour la nuit.

-La duchesse ?…

Daniel eut un moment d’égarement ; puis se ressaisissant devant tous ses regards qui attendaient sa réponse :

-Oui, bien sûr… Ma demeure est la sienne. Tu peux lui assurer qu’elle est bienvenue…

-Fort bien ! A tout à l’heure, Daniel.

Le chevalier repartit aussitôt, et le bruit de sa galopade disparut dans la nuit.

Sara fixa Daniel avec insistance. Celui-ci, les yeux perdus dans la direction prise par le messager, restait immobile, comme en plein songe.

-Daniel ? finit-elle par dire. Daniel, es-tu avec moi ? Je crois qu’il y a des dispositions à prendre pour accueillir convenablement une duchesse. Daniel ?

Le chevalier tourna enfin la tête vers elle : il avait au visage une expression un peu incertaine, entre l’émerveillement et l’inquiétude.

-Une duchesse ? oui… c’est vrai que c’est une duchesse, grand dieu ! Comment accueille-t-on une duchesse ?

Et il fixa intensément la vieille serve comme s’il croyait réellement qu’elle avait la réponse mieux que lui.

De manière assez inattendue, ce fut Philippa qui les tira d’affaire : elle accommoda une chambre à l’étage, garnit le lit de draps neufs et d’oreillers de plumes, et le tendit de courtines. Quand on s’étonna qu’elle eût tant de science dans l’aménagement d’une chambre de noble dame, elle qui n’avait vécu que dans un vieil ermitage au cœur des bois, elle répondit avec assez de hauteur qu’elle possédait là-bas une vraie chambre de princesse que bien des nobles dames lui aurait enviées.

-Oh ! Certainement que toutes ces belles choses n’avaient appartenu à personne auparavant, répliqua Sara d’un ton sarcastique, et Philippa feignit de n’avoir rien entendu.

Sara, quant à elle, s’occupa d’enrichir le repas du soir de belles viandes et sortit pour l’occasion un pâté de lièvre qui restait des fêtes de Noël. Puis elle houspilla Daniel qui aidait à aménager des paillasses supplémentaires pour les soldats d’escorte :

-Et vas-tu accueillir ton hôtesse ainsi, mal rasé et couvert de foin ? Tu n’es pas même mieux habillé que Bruno ou le palefrenier ; quand dame Jehanne arrivera, elle se trompera et donnera du messire à ton écuyer…

Daniel passa d’un air coupable sa main sur sa barbe naissante, considéra la vilaine cotte brune qui le couvrait.

-Au vrai, tu as raison.

Il disparut lestement à l’étage. Dans l’intervalle, revint Jacques, qui tomba tout ahuri au milieu des préparatifs.

Un peu plus tard, apparut la duchesse et son escorte. La dame, à cause du froid peut-être, avait le teint vif, l’œil brillant ; elle chevauchait en amazone, position qui ne lui était pas familière, et sa robe d’un vert sombre sous la pelisse bordée de fourrure retombait élégamment sur le flanc de sa jument. Elle avait l’air rayonnante de bonheur et de santé, nullement comme une dame fatiguée d’un voyage entrepris pour de fâcheuses raisons. Philippa, voyant cette femme dans tout l’éclat de sa richesse et de sa condition, se sentit saisie d’envie. « Aurais-je aussi belle vêture qu’elle, je l’éclipserais comme rien ! » pensa-t-elle pour se réconforter. Puis elle vit Daniel, assurément beaucoup plus avenant qu’un quart d’heure auparavant, rasé de près, vêtu d’un bliaud bleu lustré, l’épée au côté. Elle ne manqua nullement l’éclat dans l’œil de la duchesse quand elle vit apparaître son hôte, et son ressentiment augmenta. Elle eut une émotion étrange en voyant son seigneur, qui représentait pour elle la plus haute autorité qu’elle connaissait, ployer le genou devant la duchesse. Une femme pouvait-elle donc avoir le pouvoir sur un homme, particulièrement un homme comme Daniel ?

Le confort du petit manoir était bien loin de celui du château des Autremont, mais la duchesse se montra enchantée, et avec chacun enchanteresse. Elle embrassa avec effusion Sara, en disant :

-Que je suis heureuse de vous rencontrer enfin ! Daniel m’a bien parlé de vous.

Sara ne sut que penser de cette amitié avouée entre le chevalier et la dame. Pas davantage, elle ne put deviner si Jehanne connaissait la parenté qui l’unissait à Daniel. Il y avait un peu d’ostentation dans la manière dont la dame l’avait saluée comme pour montrer qu’elle tenait pour rien leur différence de rang.

Au souper, la duchesse continua de se montrer de forte agréable compagnie, devisant gaiement avec chacun. La conversation roula bientôt sur les pillards qui avaient un temps paru prendre à cœur de dévaster tout Mourjevoic, puis avait spontanément cessé après l’attaque de petit hameau où leur chef avait échappé de peu aux cavaliers. Jehanne écouta ces récits avec une attention toute particulière.

-Ces cavaliers n’attaquaient donc que sur la frontière Nord ? Vous êtes-vous enquis des châtellenies à cet endroit ?

-Oui, ma dame, répondit Daniel. Il y en a trois : la terre de Pondor, celle de Galefeuille, celle de Trémolières. J’ai envoyé des messagers aux trois seigneurs pour savoir si ces bandes sévissaient aussi sur leurs terres, les trois m’ont répondu par la négative.

La duchesse jeta un regard aigu à l’évocation de ces noms.

-Pondor et Galefeuille sont nos vassaux, fit-elle remarquer.

Daniel hocha la tête.

-Et de plus, ils sont amis, ajouta Jehanne. Ces attaques ont commencé juste après que vous avez été nommé seigneur, il ne peut s’agir d’une coïncidence. Vous êtes-vous fait des ennemis, Daniel ?

-Quel effort ai-je besoin de fournir pour me créer des ennemis ? Il me suffit d’être mal né et soudain élevé à leur rang.

Sara sentit le sang lui battre. L’expression « mal né » la blessait. Il était né d’un duc et de sa fille, qui valait plus que toutes les princesses du monde, que pouvait-il y avoir de mieux ?

-Mal né, ou trop bien né au contraire, fit la duchesse d’un air songeur.

-Que voulez-vous dire ?

-Victor de Galefeuille, en particulier, a de bonnes raisons d’en vouloir aux Autremont. Il lui est difficile de s’attaquer à Vivian. Mais à son demi-frère… bien plus facile à atteindre, trop récemment élevé au rang de seigneur, et son voisin de surcroît : quelle aubaine pour lui.

Daniel secoua la tête d’un air désabusé.

-Je ne suis pas un Autremont, et je ne le serai jamais.

-Qu’importe ? Vous en portez le sang. Je connais l’homme. Il me considère au-dessus de lui, car je suis duchesse, mais en dessous de lui, car je suis femme. Je gage qu’il porte la même ambivalence au bâtard de sire Henri.

Sara regarda la duchesse : l’homme dont elle parlait l’avait blessée, cela se lisait par son attitude. La colère faisait vibrer sa voix, briller ses prunelles, relevait son port de tête : la jeune fille primesautière se muait en souveraine. Elle dut lutter pour ne pas se laisser prendre d’un instinctif respect. La jeune dame avait cette aura qui faisait ployer les plus rudes échines devant elle.

-Quoi qu’il en soit, ma dame, fit Daniel d’une voix étrangement douce, nos agresseurs nous laissent en paix à présent. Leurs rapines leur rapportaient trop peu, sans doute.

-Vous leur avez fait peur, messire, intervint l’écuyer Guillaume avec un sourire, au bout de leur table.

-Oui ! approuva un homme d’armes qui n’avait manifestement rien suivi à la conversation mais sentait venir le moment d’un récit épique.

Et chacun de s’empresser de prendre la parole pour raconter à la jeune duchesse les évènements de l’attaque du hameau, les enjolivant, les amplifiant, les contredisant dans un brouhaha vite cacophonique. Jehanne se mit à rire, la jeunesse soudain revenue sur son visage épanoui.

Quelque chose troublait Sara, sans qu’elle parvienne à le définir. Elle ne parvenait pas à prendre part à la gaieté qui avait envahi la table. Une anxiété grandissante et inexplicable lui coupait l’appétit et l’empêchait de profiter du repas qu’elle avait elle-même préparé.

La main parcheminée de Bruno se posa sur la sienne. Elle rencontra ses yeux gris, ses tendres yeux venus si souvent à l’encontre de ses doutes.

-Je suis fatigué, lui chuchota-t-il. Si nous allions nous coucher ? Daniel ne nous en voudra pas. A notre âge…

Elle hocha la tête avec gratitude. Ils s’excusèrent et s’éloignèrent, silhouettes frêles s’appuyant l’une sur l’autre, pour rejoindre la chambre à l’étage qu’ils partageaient avec leur fils.

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