Les Loups - 2

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L’humeur de Victor ne s’améliora guère au cours de la repue qui fut ensuite servie. On lui avait donné pour voisine, pensant sans doute lui être agréable, la jeune damoiselle Alix de Clignon. Celle-ci mena une conversation parfaitement insipide ; que se souciait-il des joies et des affres qui font la vie d’une jeune fille de quatorze ans ? Ils n’avaient rien en commun, conséquemment rien à se dire ; d’instinct, Victor la détestait.

Alors qu’il s’apprêtait à repartir, fort mécontent de son séjour, un valet vint lui dire que la duchesse Isabeau demandait à le voir. Cette requête inattendue le prit de court : devait-il s’en méfier ou en être honoré ? Il parvint à l’antichambre de la dame sans avoir pris de décision, et attendit la suite.

La duchesse apparut bientôt, dans sa robe noire passementée, sa coiffe remontée sur son front lisse. Un respect instinctif, davantage mû par la beauté que par la noblesse, ploya le buste du jeune homme.

-Ma dame.

-Sire Victor.

-Vous m’avez fait mander, finit-il par dire devant le silence qui s’installait.

-Si fait. Sire Victor, peut-être avez-vous eu l’impression de n’être pas toujours jugé à votre juste valeur, mais sachez que j’estime fort, quant à moi, vos qualités de gentilhomme.

Victor n’était pas insensible à cette manière d’huiler les encoignures, mais il était trop sensé pour ne pas se demander ce que cela annonçait. La duchesse arborait comme toujours un visage lisse et impassible, mais ses mains croisées se contractaient l’une contre l’autre.

-Sire Victor, vous n’ignorez pas, je pense, la nature de l’homme qui a été fait feudataire aujourd’hui. Cet homme est devenu votre égal. Qu’en pensez-vous ?

Ô pauvre dame, pensa Victor, c’est encore à vous que l’insulte la plus grande a été faite. Voir le fruit des amours illégitimes de son mari élevé à un tel rang ! Certain de la réponse qu’elle voulait entendre, il se lança tête baissée dans sa diatribe :

-Ma dame, vous désirez, je crois, une réponse honnête : cette élévation d’un bâtard au rang auquel il se trouve est une insulte à la chevalerie et à la vassalité tout entière. Vous n’ignorez pas les liens du sang qui attachent ma famille à celle des Autremont…

C’était le miel glissé dans le fiel : Victor parlait de leurs liens de parenté en omettant sciemment les conflits qui avaient déchiré les deux familles.

-… la noblesse de notre lignée remonte au temps de Charlemagne. Mais cette ancienneté n’est plus respectée par les manants de nos jours comme elle le fut autrefois. Bien des gens de petite naissance se jugent aussi dignes que nous d’occuper notre place, et la nomination au rang de seigneur d’un homme de naissance illégitime leur en donne un bien mauvais exemple. Vous-même, figure sans faille de noblesse et de vertu, comment pouvez-vous tolérer cela ?

Il retournait contre elle les mêmes armes de flatterie qu’elle usait ; encore qu’il n’avait point à se forcer, la duchesse Isabeau étant réellement, à ses yeux, l’image accomplie de la noble dame.

La dame baissa ses beaux yeux, comme sous l’effet d’une trop forte lumière.

-L’existence de cet homme est une épine dans ma chair, reconnut-elle dans un murmure. Et cette nomination n’a fait que l’enfoncer davantage.

La douleur non feinte de la dame toucha Victor au cœur. Spontanément, il s’agenouilla et dit :

-Ma dame… je suis votre serviteur dévoué, et je ne puis souffrir le tort que l’on vous fait, qui rejaillit sur toute la noblesse. Sur un mot de vous, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir.

-Vraiment, sire Victor, répondit la duchesse d’une voix tout à fait différente.

Le jeune homme sentit que l’on arrivait à l’objet de l’entrevue.

-Vous n’ignorez pas, dit la duchesse d’un ton qui n’était plus celui d’une dame blessée, mais d’un stratège à l’approche d’un combat, que les terres de Mourjevoic se situent fort au nord du duché… non loin des vôtres.

En un éclair, Victor comprit ce qu’on attendait de lui. Daniel et lui seraient bientôt voisins ; le chevalier serait plus vulnérable, éloigné du château. Organiser une chevauchée à travers son domaine, avec quelques mercenaires, avant que Daniel n’ait eu le temps de former ses propres troupes, serait chose aisée… L’idée lui parut grisante ; en frappant Daniel, il sentait confusément qu’il satisferait, au moins en partie, son désir de vengeance. Car quoi qu’il en dise, Daniel appartenait à cette famille qu’il haïssait ; mais là où un noble eût été intouchable, son statut de bâtard justifiait toutes les attaques qu’on aurait contre lui. Et puisque ledit bâtard était tant aimé de son demi-frère, il toucherait également Vivian au cœur.

-Un mot, ma dame, et votre homme tombera sous les coups de mes gens.

-Il est des méthodes plus subtiles, sire Victor. Vous savez que le roi a interdit les guerres privées, et il se montre fort tatillon à ce qu’on respecte ses volontés… La mère de l’homme qui nous occupe était réputée pour ses actes de sorcellerie : répandez cette information jusqu’aux gens de Mourjevoic. Par quelques actes de brigandage, faites en sorte que le commerce ralentisse, que les fournitures et subsides n’arrivent point, que les paysans vivent dans la famine et dans la terreur d’une attaque de bandits ; et que tout cela, enfin, soit finalement la faute de leur nouveau seigneur. Discréditez l’homme, avant que de l’abattre ; avec un peu de chance, ses propres serfs se retourneront contre lui, et vous n’aurez qu’à les y aider un peu.

Cette stratégie paraissait trop longue et trop incertaine à Victor, mais qu’avait-il à perdre à la tenter ? Si elle échouait, il serait toujours temps de recourir à des méthodes plus radicales.

-Ma dame, il en sera fait selon vos désirs. Il ne me reste plus qu’à recruter les mercenaires pour les actes de brigandage que vous dites ; or, mon domaine me rapporte bien peu…

L’idée venait de le saisir qu’il pourrait trouver davantage dans cette machination que la simple satisfaction de sa vengeance ; puisque la duchesse désirait si fort la perte du chevalier, et souhaitait l’employer comme homme de main, il en réclamait le salaire.

Une lueur, mépris ou contrariété, traversa fugitivement les yeux d’Isabeau, mais elle recomposa sa mine en un instant.

-Je ne suis pas femme à briguer, sire Victor, dit-elle en portant la main à l’aumônière à sa ceinture ; vous trouverez là amplement de quoi subvenir aux dépenses nécessaires.

L’argent passa de l’aumônière de la dame à la bougette du jeune homme, qui la sentit s’alourdir de satisfaisante façon. Il s’inclina bien bas devant la dame, mais le regard qu’ils échangèrent fugitivement, avant de se quitter, effaçait toute différence de rang : désormais, ils étaient complices.

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