Les Loups - 3

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La bâtisse n’était rien de plus qu’une ferme fortifiée qui tombait en ruine, mais Daniel n’aurait pas considéré un palais avec plus de plaisir. La ferme était située sur un léger plateau, avec une vue dégagée, et comportait de larges dépendances : une écurie, une grange, une soue à cochon, un poulailler, un établi, etc. Elle se situait au cœur même du domaine de Mourjevoic.

Il comptait en faire sa demeure.

Il déambulait à travers les pièces, avec un mélange de tristesse et joie. Ce n’était pas chez lui, pas encore, et il concevait difficilement qu’il put devenir le maître en ces lieux, mais cette idée lui ouvrait la vision d’une liberté jamais rêvée. Enfant bâtard, haï de la châtelaine, il n’avait jamais vraiment été que toléré au château des Autremont. Il commençait à comprendre ce à quoi Vivian pensait quand il lui avait souhaité de fonder son propre foyer.

Il revint à des pensées plus pragmatiques. La maison requérait des travaux, assurément, mais elle était encore en fort bon état, et il s’étonnait que personne n’ait désiré récupérer une si belle propriété avant lui.

-Les gens de la région considèrent cet endroit maudit.

Daniel sourit. Cette fois, il avait décelé la présence de Sara avant qu’elle ne se manifeste. Il se retourna vers elle et vit son regard pétiller ; elle eut un sourire de connivence, comme quelqu’un qui reconnaît que cette fois, il a perdu.

-Bonjour, messire.

-Bonjour, Sara.

Il ne la considérait plus comme quelque être magique bienveillant, mais au fur et à mesure qu’elle perdait son mystère, son affection pour elle grandissait. Il demeurait comme une aura d’étrangeté en elle, mais une étrangeté dans laquelle Daniel se reconnaissait : en la regardant, il lui semblait comprendre comment les autres le considéraient lui-même. Quelque chose le reliait à cette femme, sur lequel il n’aurait pas su mettre de mot et n’était pas certain de désirer en mettre un.

-Cette maison me paraît chaleureuse pour une demeure maudite, fit-il remarquer.

Sara acquiesça.

-Une famille heureuse y a vécu, un couple de fermiers avec cinq enfants. Un enchaînement d’évènements malheureux – accidents, maladies – les a tous tués en l’espace d’une année. Il n’en faut pas plus pour les habitants du coin, qui y voient l’œuvre du mauvais sort, ou du Diable.

Daniel songea que l’intervention du Diable était une explication commode dans bien des cas.

-Un mois de travail, deux au maximum, pensa-t-il à voix haute, et elle sera parfaitement habitable.

-Messire ne croit pas aux légendes, à ce qu’il semble, fit remarquer Sara d’un ton faussement désapprobateur.

-Tu n’y crois pas à non plus, du moins pas à celle-ci. Je n’ai donc rien à craindre. Il faudra commencer avant les gelées, reprit-il, songeant à nouveau aux travaux nécessaires. Crois-tu que certains voisins nous aideraient malgré cette histoire de malédiction ?

-Peut-être, si vous parvenez à capter leur confiance.

Daniel hocha la tête, pensif.

-Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit, la première fois que nous nous sommes rencontrés ? dit tout à coup la vieille femme. Que vous saviez combattre et que cette compétence pouvait nous être utile.

-Je m’en souviens. Tu me parlais de brigands qui faisaient du tort à la région.

-Je constate d’ailleurs que vous vous obstinez à parcourir seul les routes.

Daniel sourit. Malgré sa manière de l’appeler « messire » et de le vouvoyer, la vieille femme avait parfois une certaine manière de le traiter comme un adolescent étourdi et ne s’embarrassait pas de déférence superflue quand il s’agissait de dire ce qu’elle pensait.

-Le pays est plat. Si maraudeurs il y a, je les verrais arriver à des lieues, et mon cheval peut courir vite et longtemps.

-Il est vrai. Les Loups ne sortent d’ailleurs de leur forêt que pour faire un raid sur l’une ou l’autre ferme, mais n’attaquent les voyageurs qu’à l’abri de leurs bois.

-Les Loups ?

-C’est le nom que leur donnent les gens du pays. De véritables loups, il n’y a plus guère, mais ceux-ci sont encore bien plus redoutables. Ils se terrent dans le bois de Mourjevoic – on l’appelle d’ailleurs souvent le bois des Loups. Il y a quelque mois, ils ont enlevé une jeune fille…

La voix de Sara se chargea d’émotions et de colère.

-Maudites soient ces brutes ! Je l’avais mise au monde moi-même. Elle a quinze à peine, et les anges doivent jalouser sa douceur et son innocence. Dieu sait ce qu’elle subit depuis le jour où ils l’ont arrachée à sa famille…

Les larmes apparurent dans ses yeux. Son émotion gagna Daniel.

-Je n’ai pas oublié, Sara, et je te promets de combattre ces Loups et de délivrer leur prisonnière, si elle est encore en vie.

-Messire, soyez remerciés. Si vous accomplissez cela, soyez sûr que la loyauté des habitants de Mourjevoic vous sera acquise.

***

Quand ils sortirent de la vieille demeure, le ciel avait noirci. Depuis un moment déjà, l’odeur humide de l’orage flottait dans l’air.

Daniel offrit de raccompagner Sara chez elle, et à sa surprise, elle accepta. Il la souleva pour l’installer délicatement sur son cheval – elle était menue et ne pesait guère – puis se hissa à son tour en croupe et lança sa monture au petit trot. Il sentit les bras de la vieille femme encercler sa taille et s’y cramponner fermement.

La pluie les cueillit en chemin : une de ces pluies torrentielles qui trempe son homme de la tête aux pieds en un instant. Le tonnerre fit entendre son roulement formidable. Daniel accéléra l’allure, songeant à la fragilité donnée par le grand âge de sa compagne : il la souhaitait à l’abri au plus vite.

Ils parvinrent à une basse chaumine, construite de plain-pied, au milieu des champs. Daniel souleva Sara de selle pour l’aider à descendre ; aussitôt à terre, elle se dirigea vivement vers l’entrée. La porte n’était pas barrée : Sara l’ouvrit sans plus attendre et pénétra à l’intérieur, saisissant d’autorité la main de Daniel pour l’entraîner avec elle.

La chaleur du foyer les enveloppa aussitôt. Quand Daniel repoussa ses mèches dégoulinantes de son front, son regard rencontra celui de deux hommes. L’un était assis devant l’âtre sur une vieille chaise, les jambes étendues. Il accusait d’un grand âge : il était sans doute aussi vieux que Sara, peut-être davantage, et Daniel réalisa tout-à-coup que c’était sans doute son mari. Le second homme s’était levé à leur entrée ; il devait avoir une quarantaine d’années, trapu, des sourcils épais surmontant un regard dur.

Un même ébahissement se peignit sur leurs traits en voyant Daniel. Les gens du pays connaissaient déjà leur nouveau seigneur, bien qu’il ne soit pas encore établi en ses terres : Vivian le leur avait présenté à l’occasion d’une messe où ils s’étaient rendus à Beluçon, le plus gros bourg de Mourjevoic.

-Messire, je vous présente mon mari, Bruno, et mon fils, Jacques. Voici le seigneur Daniel de Mourjevoic.

Daniel hocha la tête en guise de salut. Il se sentait vaguement gêné, comme chaque fois qu’on le présentait avec son nouveau titre. Une seconde de silence se fit dans la pièce. Sara tapa brusquement du pied :

-Allez-vous rester plantés ? Nous sommes trempés comme des soupes. Jacques, je t’en prie, prends-nous de quoi nous sécher.

L’homme se ressaisit et se dirigea vers un coffre. Il en tira deux serviettes, enveloppa sa mère dans l’une et tendit l’autre à Daniel sans le regarder.

-Merci, mais je vais repartir, dit Daniel.

Il sentait confusément qu’il était malvenu, et songeait à son destrier demeuré sous la pluie.

-Ne dites pas de bêtises, répliqua Sara d’un ton sévère. Messire, ajouta-t-elle comme pour se rattraper. Restez ici le temps que l’orage se calme.

-Vous êtes le bienvenu ici, messire, enchérit le vieillard d’une voix étonnamment profonde. Voulez-vous un bol de soupe pour vous réchauffer ?

Daniel sentit qu’il aurait été discourtois de refuser, et les remercia tous deux.

-Mon cheval est dehors, fit-il remarquer, y a-t-il un endroit où l’abriter ?

Jacques, sortant pour la première fois de son mutisme, acquiesça.

-Je vais vous y conduire.

Daniel abandonna sa serviette et replongea avec l’homme au milieu de l’orage. Il saisit son cheval par la bride et suivit Jacques vers la grange attenante à la maison. Au milieu de l’odeur rassurante de la paille et du foin, un âne leva la tête vers eux et considéra le cheval d’un air inquisiteur. Jacques prit une brosse accrochée au mur et la tendit sans un mot à Daniel qui entreprit de bouchonner son cheval.

-Belle bête, ne put s’empêcher de remarquer Jacques.

Daniel fut sensible à son admiration. Il avait senti jusque-là quelque chose d’hostile dans le comportement de l’homme, et ces paroles relâchèrent un peu la tension entre eux.

Quand ils revinrent dans la chaumine, Jacques était presque aussi trempé que Daniel. Il saisit la serviette abandonnée par Sara pour se sécher les cheveux. La vieille femme s’était changée et s’était installée près de son époux près du feu. Leurs mains osseuses étaient l’une dans l’autre comme celles de deux jeunes amoureux.

Des bols fumants les attendaient sur la table au milieu de la pièce ; les deux hommes s’attablèrent face à face et entamèrent aussitôt leur soupe. De temps en temps, Jacques levait un regard vers Daniel comme s’il s’étonnait de trouver un seigneur manger en face de lui. Pourtant, Daniel trouvait étonnamment naturelle cette manière de s’attabler sans façon, bien éloignée de celle des nobles, qui obéissaient à un protocole bien ritualisé. Il se rappela tout à coup que c’était là l’ordinaire de ses repas, quand il était enfant, et mangeait avec Blandine et les autres serviteurs aux cuisines.

Dehors, l’orage grondait toujours, la pluie traversait par bourrasques les étroites fenêtres que rien de couvrait, mais autour du foyer il faisait bon. Les deux vieillards semblaient s’endormir, main dans la main. Un curieux sentiment enveloppa l’âme de Daniel, une certaine chaleur qui ne devait pas qu’au feu qui ardait dans l’âtre.

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