Les Loups - 1

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Victor de Galefeuille arriva parmi les derniers à la cérémonie. Il était fort peu disposé à se montrer poli. Que lui importait ce nouvel arrivant parmi le cercle des vassaux de Vivian ? Etait-il vraiment nécessaire que toute la vassalité soit présente ? Il avait bien failli ne pas venir du tout.

En réponse à son retard, il fut bien peu courtoisement accueilli – en fait, toute la maisonnée étant en effervescence, il aurait été bien proche de n’être pas accueilli du tout, si Edouard de Pondor, son ami, n’était pas venu à sa rencontre.

-Te voilà enfin, Victor, fit le jeune homme avec un sourire affable. J’ai bien cru que tu allais tout à fait nous priver de ta compagnie.

Edouard était proche de la trentaine ; c’était un homme assez petit, aux cheveux blonds-roux, qui semblait avoir pris pour parti de considérer la vie avec dérision : tout était trop éphémère et dérisoire pour mériter qu’on s’en préoccupât. A l’opposé de Victor, il était l’homme le moins susceptible de la noblesse, et le seul qu’amusait l’irascibilité de ce dernier, et c’est sans doute pourquoi ils étaient amis.

-C’est bien ce qui a failli se produire, grogna Victor en démontant. Et la chaleur de l’accueil ne m’encourage pas à rester. Ces maudits Autremont ne jugent pas nécessaires d’être courtois envers leurs hôtes, à ce qu’il semble.

-Ma foi, ils ont été courtois assez avec ceux arrivés à l’heure prévue, fit Edouard avec ce ton négligent qui lui permettait de tout dire sans jamais être offensant.

Il l’amena jusqu’à l’écurie et héla un palefrenier.

-Tu veux te rafraîchir avant la cérémonie, sans doute. Nous sommes logés ensemble, je vais te conduire à la chambre.

Victor se demanda si c’était vrai ou si Edouard l’avait décidé lui-même afin qu’il ne s’offusque pas d’avoir été oublié. Il était homme à faire ce genre de chose. Mais, à dire vrai, il était las et poussiéreux, et se laissa emmener sans se poser davantage de questions.

La chambre était située dans la tour est. Elle était assez spacieuse, richement ornementée et garnie d’un grand lit et meubles précieux. Ce genre d’ostentation avait le don d’exaspérer Victor, à qui sa petite seigneurie ne rapportait pas si largement, et il songea une fois de plus avec rancœur à tout ce qui avait été volé à son ascendante.

Il ôta son pourpoint et sa chainse et entreprit de s’asperger de l’eau d’une bassine commodément disposée. Elle était encore tiède et il se rinça avidement de la poussière du voyage. Edouard babillait, donnant sans que Victor l’eût réclamé des nouvelles de sa famille, de ses terres, de ses chiens. Il était marié une dame furieusement dévote à qui il avait fait quatre enfants, aimant dire, devançant les moqueurs, qu’il ignorait comment il avait réussi à la toucher assez souvent pour cela.

-Au fait, ajouta-t-il, la damoiselle de Clignon est ici.

Victor émit un grognement. Sa mère voulait à toute force le marier à cette damoiselle, assez pauvre, mais de haute extraction. Elle avait quatorze ans et lui goûtait fort peu : elle semblait bien peu dégourdie et s’effrayait d’un rien – tout l’opposé, songea-t-il, de la piquante dame d’Autremont.

Tout comme si le borborygme de Victor était une réponse complète, Edouard poursuivit la conversation :

-Prends garde que, si tu languis à ta demande, son père ne change d’avis et ne la promette au nouveau seigneur. J’ai dans l’idée qu’il va attirer l’attention de bien des jouvencelles.

-Grand bien lui fasse. Je ne me battrai point pour celle-ci.

Plus tard, lorsqu’ils descendirent dans la grande salle pour la cérémonie, Victor comprit mieux la remarque de son compagnon. Sans doute, l’homme était un chevalier disposant bientôt d’une situation agréable, mais il était aussi fort bien fait de sa personne. Son visage était familier à Victor : sans doute l’avait-il déjà aperçu dans l’entourage de Vivian. Mas il l’intéressait trop peu susciter davantage sa curiosité. D’ailleurs, la duchesse Jehanne s’avançait pour l’accueillir. Plus que jamais, elle irradiait d’une sensualité ignorée : ses yeux étaient brillants, son teint vif, et son corps lui paraissait plus voluptueux qu’auparavant. Sa manière de se déplacer lui paraissait également un peu plus dolente, moins altière ; en fait, réalisa-t-il, elle devait être enceinte. Avec délicatesse – il savait être gracieux quand il le voulait – il prit sa main et lui glissa :

-Puis-je me permettre de vous féliciter, ma dame ?

Elle lui lança un regard direct, une certaine surprise dans les yeux. Sans doute, elle ne s’attendait pas à ce qu’il fût si observateur.

-Merci, messire. Vous êtes perspicace. La nouvelle n’est pas encore connue de tous.

Victor comprit le sous-entendu.

-Je serai discret, ma dame.

Il en profita pour attarder son regard sur elle : pas de doute, ses hanches s’étaient épaissies, ses seins étaient plus lourds. Elle était plus avenante encore ainsi ; quel dommage, songea-t-il, qu’elle soit destinée à s’enfler comme une outre. Tout à son observation, il ne vit pas le regard furieux que Jehanne lui lança, en réponse à son trop évident examen. Elle prit congé froidement.

-Les femmes sont lunatiques, dit Victor avec désappointement.

-Tu ne changes pas, Victor, fit Edouard avec un regard amusé et désapprobateur à la fois, et Victor se demanda ce qui lui valait cette réflexion.

La cérémonie débuta enfin. Après que le hérault ait énuméré tous les devoirs du seigneur et du vassal, le chevalier et Vivian prêtèrent serment l’un après l’autre, le premier d’être toujours fidèle à son seigneur et juste envers le peuple, le second de ne jamais donner d’ordre contraire à l’honneur et à la loi du Christ.

Quelque chose dans l’attitude des deux hommes intriguait Victor. Leurs paroles étaient formelles mais leur posture, leur manière de se regarder, révélaient une proximité inhabituelle entre un chevalier et son suzerain.

-Ils ont l’air proches, remarqua-t-il à mi-voix.

-Comme seuls deux frères peuvent l’être, sans doute, répliqua son compagnon.

Victor crut un bref instant qu’il parlait métaphoriquement, puis réalisa soudain qu’il était sérieux.

-Qu’est-ce que tu me chantes là ? dit-il abruptement.

-Allons, ne sais-tu pas ? Le sire Daniel est l’enfant illégitime de feu le duc Henri. Ces deux-là sont demi-frères.

-Quoi ?! s’exclama Victor.

Quelques têtes se retournèrent. Victor se restreignit à grand-peine. Le sang bouillait sous son crâne. Un bâtard. Ce maudit usurpateur a divisé la terre de mes ancêtres et l’a donnée à un bâtard. Il détailla le chevalier, qu’il avait auparavant à peine regardé, examinant chacun de ses traits avec une attention passionnée. Sans doute, il reconnaissait les yeux bleu azur et le nez d’aigle de l’ancien duc, et il se souvenait à présent qu’il l’avait vu s’agenouiller comme lui devant Vivian quelques mois plus tôt – mais sans remise de boisseau. Il n’était alors qu’un chevalier sans terre, un simple servant, et Victor trouvait que c’était déjà trop pour quelqu’un de son extraction. Son propre père avait eu des enfants illégitimes, il le savait, mais il ne leur avait jamais fait l’insulte, à ses sœurs et lui, de les ramener à la maison et de les faire grandir avec eux. Toute la vieille colère héréditaire de Victor se ranima. Tout à coup, l’évènement qui se déroulait sous ses yeux prenait une importance démesurée : c’était une insulte personnelle faite à sa famille, pire, c’était la négation de l’ordre ancien qui définissait le statut d’un individu par son origine, qui permettait la préemption de la noblesse sur le reste de la population.

Une main se posa amicalement sur son poignet.

-Allons, calme-toi, souffla Edouard, qui, pour une fois, paraissait un peu inquiet.

Il poussa gentiment sur la main de Victor pour rengainer l’épée que – Victor s’en aperçut à ce moment-là – il avait commencé à tirer hors de son fourreau.

Victor se força au calme. Il reporta son attention sur la petite duchesse. Elle venait d’une famille ancienne, elle aussi, qui avait, comme la sienne, injustement perdu son prestige. Comment pouvait-elle accepter qu’on rognât sur le duché dont elle était la maîtresse ? Elle avait dû donner son accord : Victor ne pouvait croire qu’une femme telle que Jehanne n’eût pas l’oreille de son mari, si ce n’est l’ascendant.

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