La bataille - 3

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Vivian rongeait son frein sans pouvoir rien y faire. Il vivait sans doute là une des périodes les plus pénibles de sa vie. Sa lente guérison le fatiguait tant qu’il passait ses journées à somnoler sans vraiment dormir, aiguillonné par la douleur sourde de son crâne qui ne lui laissait aucun répit, et par l’angoisse que quelqu’un pénètre brusquement dans la tente pour lui annoncer que son père était mort. Il aurait voulu lui rendre visite ; il l’avait tenté une fois, et s’était évanoui avant même d’avoir atteint la tente où il gisait. D’un autre côté, il était glacé par l’idée de voir son père dans un tel état de faiblesse : tant qu’il n’avait pas son agonie sous les yeux, l’idée lui était suffisamment lointaine pour être supportable, et il pouvait garder l’image de cet homme droit et puissant, qu’il aimait et craignait tout à la fois.

Les gémissements des blessés s’atténuaient de jour en jour, au fur et à mesure que les hommes mouraient ou guérissaient. Le chirurgien raréfiait ses visites, et pour une raison que Vivian comprenait mal, Daniel aussi. Mais Vivian se languissait particulièrement de la présence d’une femme. Dans son état, il n’aurait guère pu se contenter que de l’avoir à ses côtés – mais c’était déjà quelque chose. Vivian était habitué à dormir avec la présence suave d’un corps féminin contre le sien, et il s’en passait difficilement. Il rêvait de temps à autre à la douceur particulière que lui avait manifestée Jehanne, peu avant leur départ. Il lui semblait que c’était alors un autre siècle, et qu’un abîme aussi grand le séparait de leurs retrouvailles. Cette distance, peut-être, la magnifiait dans son esprit : il se la représentait dans ses habits de noces, son visage grave que démentaient ses yeux pleins d’une lumière passionnée, le flot brun de ses cheveux quand elle enlevait sa coiffe. Il la voyait plus belle sans doute qu’elle ne l’était réellement, plus inaccessible aussi, et cette image lui apportait un étrange mélange de réconfort et de regrets, en songeant à cette femme qu’il avait épousée sans parvenir à la posséder.

Alors qu’il avait même complètement oublié son existence, son beau-frère Stéphane de Beljour vint lui rendre visite. Ils s’étaient brièvement croisés dans la colonne de l’armée royale, mais n’avaient pas eu réellement d’échanges jusqu’alors. Ce jour-là, pourtant, Stéphane se montra d’une cordialité fort démonstrative comme s’ils étaient proches amis depuis toujours. Il avait le bras en écharpe et en tirait beaucoup de fierté.

-Toi et moi, clama-t-il, nous nous sommes blessés au service du roi ! Il ne l’oubliera pas. Après cela, j’espère bien être enfin adoubé chevalier.

Son visage se fit un peu amer.

-Il paraît qu’Edouard de Savoie a été adoubé par le roi lui-même, juste après la bataille. Je n’étais pas assez proche du roi pour profiter de la même faveur…

Il passa brusquement du coq à l’âne :

-J’ai vu l’espèce de montagne qui t’a frappé. Sans doute la seule montagne de Flandres, haha !

Vivian se sentait trop fatigué pour rire à une plaisanterie aussi mauvaise, même par courtoisie. Mais Stéphane était parfaitement autonome pour maintenir la conversation.

-Je ne pensais pas que quiconque pouvait abattre une telle masse. Le chevalier qui t’a porté secours a été drôlement adroit.

-Ah oui ? fit Vivian avec un regain d’intérêt. Comment s’y est-il pris au juste, l’as-tu vu ?

-Un coup précis d’épée entre le heaume et l’armure.

Vivian hocha la tête, plein d’un mélange de fierté et d’envie.

-Mon frère a toujours été meilleur que moi au jeu des armes. Il n’aurait sans doute jamais été surpris par-derrière.

Cette fois, Stéphane se troubla et abandonna un bref instant son attitude exubérante. Son expression de surprise le fit tout à coup ressembler à sa sœur Jehanne.

-Ton frère ?

-Le chevalier en question est mon frère, fit Vivian avec impatience. Tout le monde le sait.

Mais Stéphane semblait avoir l’esprit aussi lent que sa langue était prompte, et restait abasourdi. Vivian commençait à se sentir légèrement mal à l’aise et se demandait s’il avait bien fait de révéler ce fait aussi étourdiment. Mais il n’aimait pas le dissimuler, il lui semblait que c’était une insulte à Daniel.

-C’est donc un frère bâtard ? finit par lâcher Stéphane.

Vivian acquiesça et ferma les yeux, pour manifester sa fatigue. Il voulait que Stéphane s’en aille à présent. Le message fut suffisamment clair même pour le jeune écuyer. Il reprit son masque de gaieté et jeta :

-Je suis ravi de savoir que j’ai un second beau-frère secret. Repose-toi bien, Vivian, quand tu te réveilleras, tu seras peut-être duc.

Longtemps après cette conversation, Vivian se demandait encore s’il avait dit cela en toute naïveté bienveillante, ou par perfidie. Mais le spectre de la mort de son père l’empêcha longtemps de fermer l’œil.

                   ********

Daniel écoutait la sombre rumeur qui émanait du champ de bataille, alors que le ciel était progressivement gagné par la nuit. Il savait qu’il était le seul à l’entendre, le seul qui ne pouvait pas dormir à cause d’elle. Cette rumeur, c’étaient les échos diffus de la bataille, des hommes qui tombent, des gémissements sans fin des blessés qui étaient restés là des heures avant qu’on vienne les chercher ou que la mort les délivre. Ce n’étaient pas vraiment des fantômes, mais plutôt comme si toutes les souffrances qui s’étaient accumulés en ce lieu y avaient laissé leur empreinte.

Puisqu’il ne pouvait pas y échapper, Daniel écoutait ce bourdonnement de toutes ses oreilles, et tâchait de s’y endurcir. Parmi ces plaintes, il y avait celles de ses propres victimes, et ceux de ses camarades ; et puisqu’il était chevalier, homme de guerre, ce serait son lot toute sa vie. Il fallait qu’il s’y fasse.

Il entendit distinctement le craquement de pas derrière lui, mais mit un moment à réaliser que les pas en question se dirigeaient vers lui. Il tourna la tête et poussa un grognement mental en reconnaissant le visiteur.

-Bonsoir messire, fit joyeusement Stéphane. Il paraît que nous sommes beaux-frères.

-A ce qu’il paraît, répondit Daniel sans surprise.

Vivian n’avait jamais su tenir sa langue, ou plutôt il mettait un point d’honneur à ne pas le faire.

-Je dois vous féliciter pour votre adresse, renchérit Stéphane. Sans vous, Vivian serait mort sans doute.

Daniel remercia vaguement, plein de perplexité. Etait-ce la découverte de leur lien qui avait modifié l’attitude de Stéphane à son égard ? Jusqu’alors, jamais il ne lui avait manifesté le moindre intérêt. Bien des jours s’étaient écoulés depuis la bataille, sans que Stéphane ne se sente obliger de le congratuler. Daniel tenta de réfréner l’antipathie instinctive qui montait en lui. A ses yeux, Stéphane n’était qu’un exemplaire issu du moule des jeunes nobliaux sans cervelle, bouffis d’arrogance aristocratique, qui n’avaient généralement que mépris pour les bâtards. Il avait eu maille avec eux si souvent qu’il pouvait presque les reconnaître à l’odeur.

Mais jusqu’alors, Stéphane n’avait rien dit qui puisse justifier qu’il devienne agressif. Aussi s’efforça-t-il de réprimer l’envie de le repousser violemment quand Stéphane s’approcha tout près de lui pour prendre un ton confidentiel.

-Pourquoi as-tu fait cela ? chuchota-t-il.

Daniel le regarda avec incompréhension.

-Que voulez-vous dire ?

-Tu te battais aux côtés du roi et du duc d’Autremont. Et soudain, tu les as abandonnés pour porter secours à Vivian qui avait déjà été frappé à la tête. Pendant ce temps, le duc a reçu sa blessure au ventre. Je ne comprends pas. Si tu étais resté près du roi et du duc, tu te serais couvert de gloire et tu aurais peut-être sauvé le duc. Vivian mort, tu serais sûrement devenu son héritier ! Tu avais tout à y gagner !

La stupeur empêcha tout d’abord Daniel de ressentir la moindre colère. Puis, lorsque ses paroles intégrèrent tout à fait son esprit, il fut si suffoqué par leur sens qu’il fut incapable de répondre pendant plusieurs secondes. Enfin, il répondit d’une voix hachée, tâchant de calmer la fureur qui l’envahissait :

-Je ne voudrais pas devenir son héritier à ce prix.

-Mais quel prix ? Il suffisait que tu ne fasses rien ! Que tu restes à ta place !

-Vivian est mon frère !

Stéphane pouffa. Daniel fut pris de l’impulsion de tirer son épée et de la lui passer à travers le corps, et la réprima avec peine. Stéphane ne parut pas s’en apercevoir – il faisait trop sombre à présent pour qu’il puisse distinguer l’expression de son interlocuteur. Aussi poursuivit-il étourdiment :

-Quelle importance cela a-t-il ? Ton père ne t’a même pas reconnu, et bien des frères légitimes s’entretuent pour un territoire ou un titre. Ou pour une femme, ajouta tout-à-coup Stéphane en examinant Daniel attentivement.

Cette fois, Daniel sentit toute sa colère retomber brusquement et faire place à une frayeur glacée.

-Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

Il entendit ses propres paroles, prononcées d’une voix blanche, et comprit qu’elles le trahissaient mieux qu’un aveu.

-Je sais que tu désires ma sœur, continua Stéphane impitoyablement. Cela crevait les yeux, à son mariage. Vivian est sans doute le seul qui ne s’est aperçu de rien, l’innocent. Oh, ne t’inquiète pas, je ne lui ai rien dit… Il l’aime beaucoup pas vrai ? Jehanne n’est pas belle pourtant. Et son caractère ! Je ne comprends pas comment elle a pu ainsi capturer deux hommes tels que vous dans ses filets.

Il souriait, il cherchait à percer l’obscurité pour déchiffrer l’expression du chevalier, attendant une réaction. Il entendait la respiration précipitée de l’homme, mais celui-ci restait immobile et muet. Il poussa plus loin la provocation :

-Ne me dis pas que tu n’y as jamais pensé, que ton cher frère pourrait mourir et que tu pourrais prendre sa place. Ose dire que tu ne l’as jamais désiré au fond de ton cœur. Regarde, vois l’état dans lequel il est, il suffirait de si peu de choses…

Cette fois, Daniel eut un réflexe brusque comme un animal piqué par un taon. Il saisit Stéphane au collet avant que celui-ci ne l’ait vu venir.

-Tais-toi, gronda-t-il. Tais-toi, ou je te tue.

-Tu n’oserais pas, répliqua Stéphane avec un sourire condescendant.

-Crois-tu ?

Stéphane sentit soudain la main du chevalier se refermer sur sa gorge. Il crut qu’il ne s’agissait que d’une menace, et fit le signe de la reddition. Mais à sa grande horreur, la main continuait à resserrer son emprise, lentement et sûrement. Il commença à suffoquer, à se débattre. Il poussa un râle, mais la poigne de l’homme ne se desserrait pas.

-Toi qui aimes réveiller le fond mauvais de l’âme d’un homme… ne t’es-tu pas dit que cela pouvait être dangereux…

Stéphane s’aperçut que les yeux du chevalier luisaient dans la nuit, comme ceux d’un loup. « Ce n’est pas un homme. C’est un démon. » L’étau s’étrécit encore un peu plus, et il s’évanouit.

Il ne dut pas perdre conscience plus de quelques secondes : quand il revint à lui, la luminosité n’avait pas eu le temps de baisser davantage. Il était à genoux dans la terre sèche battue par le pas des soldats, un peu à l’écart du camp. Daniel avait disparu. Personne n’avait semblé remarquer l’incartade : il voyait le feu des sentinelles, mais elles n’avaient pas bougé. Un brouillard noir dansait encore devant ses yeux, et chaque goulée d’air lui brûlait la gorge. Mais il était encore en vie, et jamais il n’avait été aussi surpris de l’être.

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