La bataille - 4

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La nuit était tombée depuis longtemps et seules quelques torches éclairaient le camp. Le silence était à peine troublé par le crépitement de leur flamme et par les conversations en sourdine des soldats. La douleur dans le ventre d’Henri était devenue si forte que même le pavot, qu’il avait fini par absorber, ne suffisait plus à l’oublier. La blessure s’était si vilainement infectée qu’elle dégageait à présent une odeur pestilentielle : ses chairs avaient commencé à pourrir avant même son trépas. Henri s’efforçait de prier, mais même les paroles des prières mille fois répétées fuyaient sa mémoire en miettes. Il avait déjà reçu l’extrême-onction, par mesure de précaution.

Au bout de quelques heures, il s’aperçut que la douleur de son abdomen avait diminué. Le bref soulagement qu’il ressentit fit place à la panique quand il se rendit compte qu’il ne sentait plus du tout ses jambes ni ses bras. Il sentit sa vue s’obscurcir et ressentit l’effroi absolu d’un homme qui tombe dans le vide. La mort lui apparut soudain non comme une bienheureuse délivrance, mais comme un néant plus noir que le noir, un noir qui était la négation de toute lumière, plus terrible que toutes les représentations les plus affreuses de l’Enfer. La terreur le rendit presque fou ; il réalisa qu’il mourrait seul et se mit à hurler de désespoir.

-Quelqu’un ! Quelqu’un !

Le prêtre s’approcha ; Henri le regarda sans comprendre. Non, ce n’était pas une présence, cela, c’était un juge, ce regard implacable n’était pas humain.

-Où est ma femme ? Où sont mes fils ?

-Seigneur, votre femme est loin d’ici, et votre fils ne peut se lever, s’il veut espérer se remettre. Mais Dieu est avec vous.

Mais Henri ne sentait nullement la présence bienveillante invoquée ; c’était un mot, une abstraction, une perfection trop haute pour lui. Il se débattit encore, répétant l’écho des paroles que Vivian avait prononcées :

-J’ai deux fils. Où est Daniel ?

Le prêtre eut une grimace contrariée. Il allait faire des difficultés, refuser, et soudain Henri le haït de toute son âme. Que pouvait-il comprendre à tout cela, lui qui était si éloigné de sa propre mort, et était persuadé de la vie éternelle de son âme ?

-Seigneur, le salut de votre âme recommande que vous renonciez à vos erreurs passées. Dieu…

-J’exige que Daniel vienne immédiatement, rugit Henri avec une force dont il ne se serait pas cru capable.

Mais cet effort lui coûta cher, il sentit son cœur se crisper sous la secousse.

-Vite, vite, implora-t-il. Je sens que ça vient.

L’ecclésiastique eut une dernière moue réprobatrice, mais finalement se leva et sortit.

Des minutes interminables s’écoulèrent : Henri n’était pas bien sûr que le prêtre soit parti chercher Daniel, ou l’avait simplement laissé à sa misère. Il se sentait devenir glacé. Il se souvenait vaguement qu’auparavant il s’était refusé à appeler Daniel, mais ne parvenait pas à s’en rappeler la raison, et maintenant cela lui paraissait absurde.

Sans qu’il l’eût entendu s’approcher, une silhouette apparut à côté de lui. Il se sentit inondé de soulagement.

-Daniel, souffla-t-il.

-Je suis là, seigneur.

Henri sursauta.

-Pourquoi m’appelles-tu seigneur ?

Avec un effort de volonté, il se tourna pour examiner le visage du jeune homme, faiblement éclairé par la lumière chiche des torches. Il savait que Daniel était physiquement très semblable au jeune homme qu’il avait été. Ordinairement, cela l’agaçait, car il est toujours embarrassant pour un homme d’avoir un bâtard qui lui ressemble. Mais cette fois-là, il en fut heureux. « J’étais donc si beau que cela », songea-t-il avec fierté. Tout à sa contemplation, il mit un moment à s’apercevoir que ce visage qu’il observait si attentivement avait pris une expression de perplexité douloureuse, et que Daniel ne lui avait toujours pas répondu. Il finit par dire d’une voix sans timbre :

-Vous me l’avez ordonné ainsi.

-Ai-je fait cela ? Oui, peut-être… Mais c’était il y a longtemps. Tu sais que je suis ton père, n’est-ce pas ? demanda Henri, pris d’un doute soudain.

-Oui, seigneur, bredouilla Daniel.

Le duc ouvrit des yeux effarés. Le jeu de la lumière dans les boucles rousses vint tout à coup imposer à sa mémoire la vision de la flamboyante chevelure d’Iris. Le passé et le présent se confondait dans son esprit malade, il lui semblait qu’hier encore il saisissait un Daniel d’un mètre de haut sous les aisselles pour le soulever dans les airs ; à cette époque il l’embrassait sans même y penser ; il ne comprenait pas pourquoi ce même enfant lui était maintenant si éloigné qu’il ne lui tenait même pas la main pour le soutenir, le retenir dans sa chute.

-S’il te plaît, appelle-moi père.

Le jeune homme ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit, comme si le mot restait coincé dans sa gorge. Henri plongea ses yeux dans les siens, ces yeux qu’ils avaient si semblables : il voyait le regard de détresse, il croyait y lire de la haine. « Il ne le dit pas ! Pourquoi ? » Tout son corps eut un soubresaut ; il contracta violemment la main sur sa poitrine, supplia dans un râle :

-Dis-le !

Daniel restait là, bouche béante, la respiration suspendue.

Le duc hoqueta, chercha l’air, sans le trouver. Il devint violacé, tout son corps se tétanisa.

Daniel poussa un cri. Il se précipita, secoua le corps, chercha désespérément le pouls contre sa paume, mais le corps restait figé dans son ultime crispation, les yeux grands ouverts de douleur et d’incompréhension.

Daniel voulut appeler à l’aide, tourna la tête, et rencontra les yeux du prêtre : ils brillaient d’un éclat glacé qui fit retomber tout espoir. D’une voix grave, sans passion, le prêtre articula :

-Etait-ce si dur à dire ?

                    *********

Vivian entendit dans son sommeil une série de sons doux et plaintifs qui bercèrent un moment ses rêves, comme une mélopée. Mais le bruit était si insistant qu’il l’éveilla à demi, et il réalisa que ces sons étaient émis par une voix humaine, quoiqu’elle n’eût rien d’articulé. Il ouvrit tout à fait les yeux. Il vit une silhouette accroupie près de lui, courbée sur sa couche, qu’il n’identifia pas tout de suite, dans la pénombre de la tente. Puis il reconnut Daniel, et eut un choc en comprenant qu’il pleurait, le visage enfoui entre ses bras. Vivian n’avait jamais vu son frère s’abandonner ouvertement aux larmes devant lui ; il en fut si impressionné qu’il ne pensa pas d’abord à ce qui pouvait causer cette douleur. Puis, aussitôt que la question lui vint, la réponse lui parut évidente.

-Il est mort ? cria-t-il.

Daniel leva vers lui son visage rougi.

-Oui.

-Dieu, murmura Vivian.

Il n’y avait pas réellement cru jusque-là, réalisa-t-il. Il sentit l’effort douloureux des larmes qui montaient gonfler ses yeux.

-Tu étais avec lui ?

-Oui…

-Comment…

-Ah ! coupa Daniel, ne me demande rien. Je ne sais pas. Je n’ai pas pu…

Vivian prit soudain la mesure de l’émotion de son frère. Il était bouleversé au-delà du simple chagrin. Quelque chose semblait l’avoir terrifié. C’était la première fois qu’il le voyait ainsi perdre le contrôle de lui-même, et pour la première fois aussi, réalisa-t-il, Daniel était venu chercher du réconfort auprès de lui, au lieu du contraire. Il en fut si ému que sa propre tristesse se dissipa un moment. Instinctivement, il saisit les mains tremblantes de son frère et les serra avec force. Il chercha quelque chose à dire, mais seules des banalités de circonstances lui vinrent à l’esprit : alors il se tut. Mais Daniel répondait à sa pression, et le geste semblait l’avoir un peu apaisé.

                    *********

Le lendemain, le chirurgien éveilla Vivian en lui passant un linge mouillé sur le visage. La sensation était désagréable et Vivian grogna de mécontentement. Sans s’en préoccuper, le chirurgien, avec une aide qui vint soulever le crâne de Vivian, entreprit de refaire son bandage avec un linge immaculé. Il était précautionneux mais sans douceur, et le jeune homme serra les dents pour réprimer un geignement de douleur. Il avisa soudain un homme debout devant lui, à contre-jour, qui l’observait d’un œil critique comme un chaland observe l’étal d’un commerçant. Clignant des yeux, Vivian s’aperçut qu’il portait une chatoyante livrée brodée de fleurs de lys.

-Il faudrait le changer, fit remarquer l’inconnu. Son habit est très sale.

Interloqué, Vivian comprit soudain qu’on parlait de lui.

-C’est compliqué dans son état, répondit aigrement le chirurgien. Sa Majesté doit bien comprendre que des soldats qui ont risqué sa vie pour Elle ne sauraient être aussi pimpants qu’un intendant royal.

L’inconnu pinça les lèvres et ses yeux jetèrent des éclairs.

-J’oublierais votre insolence. Faites au mieux.

Il sortit dans un mouvement de dignité blessée. Vivian avait encore l’esprit flou et n’était pas bien sûr de comprendre ce qui se passait.

-Le roi va venir vous rendre visite, expliqua laconiquement le chirurgien.

Vivian se sentait trop fatigué pour l’interroger davantage ; par ailleurs, il était aisé de deviner les raisons de cette visite, le lendemain de la mort de son père. Il avala sa salive : il sentait que ce moment allait être important, et un faux pas était si vite fait, avec le Roi de fer. Il se prépara mentalement à l’entrevue.

En effet, un peu plus tard, le roi entrait sous la grande tente, sans cérémonie, de son pas sec. Quelques seigneurs l’accompagnaient, dont Vivian comprit en y repensant qu’ils étaient les témoins de la volonté du roi.

-Toutes mes condoléances pour la mort de votre père, prononça le monarque de sa voix grave et atone.

Il considéra Vivian en fronçant les sourcils.

-Je vous remercie, Majesté, bredouilla Vivian. Il eut un geste instinctif pour se lever et s’agenouiller auprès du roi, mais la poigne ferme du chirurgien le rabattit contre sa couche.

-Pardonnez, Majesté, mais il pourrait se tuer en se levant, expliqua celui-ci.

-Qu’il reste donc allongé, fit le roi avec impatience. Jeune Vivian d’Autremont, je vous déclare duc à partir de ce jour : vous viendrez me prêter allégeance sitôt que vous serez rétabli, et nous vous introniserons dans les formes. L’armée royale ne peut attendre et nous devons repartir : vous êtes bien entendu exempt de nous accompagner. Rétablissez-vous afin de pouvoir recommencer à servir la couronne aussi loyalement que l’a fait votre père. Je n’oublierai pas le sacrifice de sa vie.

Abasourdi, Vivian ne sut que répéter ses remerciements. Le roi hocha la tête et d’un mouvement prompt, se détourna dans l’intention manifeste de quitter la tente ; les seigneurs qui l’accompagnaient s’écartèrent pour lui tracer chemin. Le roi et sa suite disparurent en un clin d’œil, et Vivian se demanda s’il n’avait pas rêvé. Puis il réalisa que le murmure habituel de la tente s’était tu. Toutes les personnes présentes, blessés, visiteurs ou chirurgiens, le regardaient avec respect ; quand Vivian les balaya du regard, elles baissèrent aussitôt le leur.

Il était duc.

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