La fiancée - 2

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Des éclats de voix se firent soudain entendre de l’extérieur, et le cortège ralentit. Jehanne passa prudemment la tête par l’ouverture de la voiture – aucun battant ne la protégeait d’une éventuelle chute. Le paysage s’ouvrit devant elle : ils surplombaient une vallée où deux rivières mêlaient leurs eaux en tourbillons miroitants. A ladite confluence, des centaines de toits d’ardoise formaient la ville fluviale que Jehanne savait être Combelierre. Un double pont de pierre permettait la traversée des deux rivières, et s’alignait avec la rue principale qui traversait la cité de part en part.

Trônant au-dessus de tout le reste, sur la pointe de la colline qui ombrageait la ville, se dressait la forteresse des Autremont. Jehanne en eut le souffle coupé. Encaissée sur le sommet, elle était moins étendue que le château de ses pères, mais elle semblait deux fois plus haute et imposante. Son donjon semblait toucher les cieux.

D’une manière ou d’une autre, les habitants avaient été prévenus que la fiancée de leur jeune seigneur arrivait aujourd’hui ; la cohorte avait été aperçue de loin, et lorsqu’elle pénétra dans Combelierre, il semblait que toute la population s’était massée le long de la grand’rue pour acclamer son passage. Jehanne ouvrit de grands yeux : elle n’avait jamais été applaudie de cette manière. Les femmes jetaient des fleurs sur le passage de sa voiture, les enfants bondissaient pour l’apercevoir, tous criaient : « Noël ! » « Vive dame Jehanne ! » « Vive les ducs d’Autremont ! ».

C’était une grande fête. Jehanne se sentit incroyablement honorée et terrifiée tout à la fois. Qu’est-ce que tous ces gens attendaient d’elle ? Est-ce qu’elle n’allait pas les décevoir ?

Un peu plus tard, la voiture et son escorte gravissaient péniblement la route qui menait au château des Autremont. Il apparut soudain au détour d’un virage, plus impressionnant que jamais, presque monstrueux vu de près. La voiture passa le pont-levis avec un fracas de tonnerre ; puis elle pénétra dans la grande cour. Jehanne entendit à nouveau des acclamations, et coula un regard prudent par la petite fenêtre. Toute une petite foule se trouvait là, des chevaliers dans leurs plus beaux atours, des hommes d’armes en uniforme rouge et jaune, des serviteurs en rangs bien ordonnés.

La voiture s’immobilisa, et par mouvement contraire le cœur de Jehanne se mit à galoper comme un cheval fou.

Son père apparut par l’encadrure, et lui tendit la main pour l’aider à descendre. Il lui adressa un sourire qui se voulait rassurant derrière son épaisse moustache brune. Mais ce qui comptait le plus pour Jehanne, c’était la tendresse confiante qu’elle lisait dans ses beaux yeux gris ; ils disaient : « Ne t’inquiète pas, ma fille, tu es parfaite. » Bientôt, songea-t-elle avec douleur, ils seraient séparés ; mais pour l’instant elle pouvait encore mettre sa main dans sa large paume et s’appuyer sur lui.

A l’instant où elle posa le pied hors de la voiture, elle vit tous les regards impitoyablement braqués sur elle. Elle avait conscience de ce qui attisait ainsi leur curiosité : ils évaluaient la beauté de leur future suzeraine.

Jehanne savait parfaitement que de ce côté-là elle n’avait pas grand-chose à vendre. Sa suivante avait fait de son mieux pour la parer, mais la splendeur de la robe émeraude et la sophistication de sa coiffure ne faisaient que souligner la banalité de son physique : une petite taille, des yeux marron, des cheveux marron. Le seul trait distinctif de son visage était un nez droit et long qu’elle héritait de son père mais qui convenait mal à une figure de femme. Aussi souffrait-elle difficilement ce genre de regard qu’elle savait sans indulgence ; mais elle n’était pas disposée à baisser les yeux avant d’avoir vu son fiancé.

Elle le remarqua bientôt : il était bien en évidence au milieu de l’assemblée, vêtu d’une splendide tunique et d’un surcot écarlate. Il avait des cheveux très clairs en bataille et arborait un sourire rayonnant. A côté de lui se tenaient un homme et une femme tout aussi richement parés qui étaient sans nul doute le duc et la duchesse. Le comte de Beljour se dirigea vers eux, sa fille accrochée à son bras ; ils s’inclinèrent tous deux devant la noble famille, et celle-ci en fit autant.

– Bienvenue au château, sire de Beljour et damoiselle Jehanne, dit la duchesse d’un ton onctueux.

Elle était d’une beauté à couper le souffle, réalisa Jehanne. Elle n’était plus si jeune, mais le temps ne semblait rien altérer à la perfection de ses traits et de son corps : sa robe d’un bleu profond soulignait son maintien et sa taille mince comme celle d’une jeune fille. Son visage d’un ovale pur était orné d’une bouche parfaitement dessinée et de deux magnifiques yeux verts. Elle était campée dans une attitude altière. Voilà une vraie duchesse, se dit Jehanne avec envie. Jamais je n’aurai cette grâce ni cette assurance. Quant au duc et à leur fils, ils étaient assez semblables, tous deux blonds aux yeux bleus : mais des poils blancs clairsemaient la barbe du duc, et ses traits s’affaissaient un peu. Il avait encore une belle stature et le regard droit.

– Comte de Beljour, je vous présente mon fils, Vivian d’Autremont, fit le duc.

Vivian s’inclina derechef ; quand il se redressa, son regard croisa celui de Jehanne, et son sourire s’intensifia. Il semblait enchanté par elle, ce qui la troublait : elle était si sûre qu’il serait déçu. Elle-même ne pouvait pas se plaindre : Vivian avait belle tournure et manières courtoises, celles-ci démenties seulement par son regard un peu trop brillant.

Son père la présenta à son tour, puis lorsque toutes les politesses d’usage furent achevées, la duchesse les invita dans les appartements qui leur avaient été réservés.

– Vous devez être fatigués du voyage ; prenez le temps de vous installer et de vous reposer. Nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance au banquet de ce soir.

Une servante brisa le rang et vint s’incliner devant Jehanne. C’était une forte femme qui paraissait un peu plus de quarante ans, d’un certain embonpoint qui n’était pas sans élégance ; elle avait un visage rond plein de gentillesse qui plut immédiatement à Jehanne.

– Ma damoiselle, je suis Blandine. Permettez-moi de vous conduire à votre chambre.

Jehanne abandonna son père à regret ; d’autres serviteurs le prenaient en charge, ainsi que ses chevaliers. Le château des Autremont était bien plus grand que celui des Beljour. Le donjon, au lieu de former l’angle de la muraille comme c’était le cas chez elle, était au milieu de la cour et la séparait en deux parties, la plus grande du côté de la barbacane qui gardait l’entrée. Jehanne crut que la servante allait l’y emmener, mais au lieu de cela elle l’entraîna vers une des tours du côté de la petite cour. Voyant son regard, elle expliqua :

– Vous aurez votre chambre au donjon non loin de celle du seigneur Vivian, sitôt que vous serez mariée ; la duchesse a jugé plus convenable pour le moment de vous installer un peu plus loin. Mais la chambre est très bien, vous verrez.

Elles passèrent devant un ensemble de bâtiments que Jehanne devina être le logis des serviteurs, de basses constructions aux toits de chaume. Puis elles pénétrèrent dans la tour, et entreprirent de gravir un escalier en colimaçon qui semblait sans fin. Enfin, Blandine ouvrit une belle porte de bois massif et s’effaça pour laisser Jehanne entrer.

– Oh !

La chambre était plus que « très bien » : elle était magnifique, tendue de tapisseries superbes et meublée avec goût. Le plus remarquable était le grand lit à baldaquin ouvragé qui trônait au milieu : Jehanne aurait cru un lit de noces. Les tentures et les draps étaient d’un beau vert profond, sans doute pour faire honneur aux couleurs de sa famille. Autour du lit étaient disposés une coiffeuse avec un grand miroir, une armoire finement sculptée de scènes pastorales, quelques sièges munis de coussins de velours.

– C’est une chambre de reine, murmura-t-elle.

La servante sourit.

– Vous aurez une chambre bien plus fastueuse quand vous serez duchesse. Puis-je faire quelque chose pour vous ? Voulez-vous prendre un bain ?

Jehanne imagina plonger son corps dans l’eau chaude : une nouvelle vision du paradis. Elle se sentait crasseuse de la fatigue et de la poussière du voyage.

– Oh oui ! Ce serait avec grand plaisir.

***

Un peu plus tard, Jehanne fut rejointe par Laurine, qui avec l’aide de quelques valets apportait ses malles. Tout en aménageant les affaires dans la nouvelle chambre de la jeune fille, les deux servantes commencèrent à bavarder gaiement comme si elles se connaissaient depuis toujours. Fraîchement baignée et changée, Jehanne rêvassait en regardant le spectacle de la petite cour à travers la fenêtre, quand des coups discrets furent martelés contre la porte de la chambre. Laurine courut ouvrir et s’effaça pour laisser entrer le visiteur : le comte de Beljour. Le visage de Jehanne s’éclaira.

– J’espère que tu as eu le temps de récupérer comme tu le voulais, ma fille, et que je ne t’importune pas.

– Mais pas du tout, Papa. Viens, assieds-toi. Je suis contente de te voir, tout est si nouveau ici.

– Bien plus impressionnant que chez nous, n’est-ce pas ?

Le comte plia sa longue silhouette un peu lourdement sur un des sièges en velours. C’était un homme massif, autrefois plein de vigueur, mais qui commençait à peiner sous le poids des années. Il arborait un air joyeux mais Jehanne pouvait reconnaître le pli d’inquiétude qui lui barrait le front. Dans le fond il était aussi angoissé qu’elle et elle sentit un élan d’affection lui étreindre le cœur. Les servantes s’écartèrent avec tact et allèrent faire mine de s’occuper d’un quelconque ouvrage dans un coin pour laisser le père et la fille dans leur intimité.

– Est-ce que l’endroit te plaît ? Tu en seras la châtelaine un jour.

– Je ne sais pas. Il y a tellement de monde, tellement de domestiques. Je me figure mal commander à tant de gens.

– Cela viendra avec l’usage. Tu n’auras qu’à regarder ce que fait la duchesse Isabeau pour apprendre. Mais ce n’est pas là le plus important.

Il hésita. Jehanne voyait venir la suite, et attendit patiemment qu’il trouve ses mots. Finalement, il opta pour les plus directs :

– Que penses-tu de ton fiancé ?

Elle sourit, se sentit un peu rougir. Elle se sentait mal à l’aise de parler de ce sujet avec son père, et elle sentait qu’il l’était aussi.

– Je l’ai à peine aperçu, tu sais, dit-elle pour gagner du temps.

– Allons, tu as bien une première impression. Il m’a paru en tout cas favorablement disposé à ton égard.

– Peut-être. Je ferais mieux connaissance avec lui au souper.

Il y eut un moment de silence. Puis le comte dit, avec une grimace qui essayait d’être un sourire :

– Je suppose que je ne pouvais pas te garder pour moi toute la vie.

Elle vit avec stupeur des larmes dans ses yeux. L’atmosphère de gêne qui s’était installée entre eux vola tout à coup en éclat comme du verre. Elle se précipita dans ses bras.

– Oh, Papa, dit-elle avec émotion, pourquoi veux-tu me marier ? Je veux rester avec toi, revenir au château des Beljour.

Elle avait cru longtemps, enfant, que ça serait là son rôle, depuis la mort de sa mère : prendre soin de lui, le réconforter, combler par l’amour filial le vide laissé par la comtesse dans leurs deux cœurs.

– Ne dis pas de bêtises, répondit son père d’une voix plus ferme. Tu as une vie à vivre et tu as besoin d’un mari. Dieu me pardonne, j’espère avoir fait le bon choix.

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