La fiancée - 3

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Vivian était ravi.

Le duc et la duchesse n’avaient pas lésiné sur les moyens pour donner au banquet toute la splendeur nécessaire à la présentation de sa future épouse. Une nappe brodée d’or couvrait les tables en forme de U autour desquelles s’étaient installés les convives. Les murs avaient été tendus de draperies écarlates frappées aux armes des ducs, un chevron rouge sur fond d’or ; le sol était jonché de fleurs et de plantes parfumées. Une profusion de chandelles faisait miroiter des reflets dorés sur les coupes et les timbales en faïence disposées çà et là par les serviteurs. Les plats les plus raffinés y étaient proposés : pintades, soupes de girolles, harengs fumés, le tout relevés d’épices orientales. Des ménestrels chantaient de languissantes mélodies ; Vivian n’y prêtait guère attention, mais les paroles qui atteignaient parfois son oreille lui faisaient comprendre qu’il s’agissait de chansons d’amour, ce qui était tout à fait approprié.

Il piochait de temps à autre dans l’écuelle qu’il partageait avec Jehanne ; mais il aurait été bien incapable de dire ce qu’il mangeait, davantage fasciné par le ballet de la jolie main de sa compagne qui allait et venait pour picorer la nourriture. Elle avait de longs doigts délicats, dont l’un était orné d’une bague d’or enchâssée d’une émeraude et d’une topaze. Lorsque la main revint vers l’écuelle, il effleura doucement le chaton.

– Vert et jaune, dit-il. Les couleurs des Beljour. C’est une bague familiale ?

– Oui. Elle me vient de ma mère.

Elle avait une voix mélodieuse, quoiqu’un peu tendue. Il leva les yeux vers elle et rencontra les siens : de grands yeux fendus comme ceux d’un écureuil, d’un brun profond qui faisait presque confondre la pupille et l’iris. Les troubadours n’avaient pas tant exagéré, songea-t-il. Son visage était encadré de beaux cheveux ondulés qui coulaient comme une rivière sur ses épaules. Sa robe laissait voir son cou gracile comme celui d’un cygne et la naissance de sa poitrine, ornée d’un grain de beauté comme une invitation. Mais, mieux que tout, elle présentait une attitude de timidité mêlée d’une sorte de fierté farouche que Vivian trouvait tout à fait irrésistible. Il lui décocha un grand sourire.

– Votre mère était-elle aussi belle que vous ?

Elle eut l’air surpris, une lueur de méfiance apparut dans son regard. Vivian devinait qu’elle n’avait pas l’habitude qu’on la trouvât jolie, et cela la rendait encore plus charmante.

– Elle était bien plus belle, répondit-elle avec un léger tremblement dans la voix.

– Je suis sûr que vous vous mésestimez, répondit Vivian avec sincérité.

Jehanne eut un léger froncement de sourcils, comme si elle n’était pas dupe de la flatterie ; mais elle le remercia néanmoins avec un mince sourire, et le jeune homme le ressentit comme une première victoire.

Il croisa brièvement les yeux de Daniel, assis un peu plus loin sur la table perpendiculaire à la sienne. Il avait vu le jeu de séduction de son jeune frère, et arborait un sourire légèrement moqueur, les yeux pétillants. Vivian n’en avait cure. Certains hommes trouvaient futile de séduire la femme qui leur était promise ; il n’en faisait pas partie.

Il la fit parler de sa mère, de sa vie au château des Beljour. Jehanne s’anima un peu, laissant voir une nature plus passionnée que sa timidité ne l’avait laissé deviner jusque-là. À son tour, il raconta le quotidien au château des Autremont, et promit de l’emmener dès qu’elle le voudrait en promenade pour lui faire découvrir le duché.

Ils bavardaient gaiement et tout semblait aller pour le mieux, quand l’incident se produisit.

Le comte de Beljour poussa soudain un grognement et plaqua sa main contre sa poitrine. Malgré le brouhaha, son geignement fut audible des convives les plus proches et tous se tournèrent vers lui. Il enfonçait violemment ses ongles dans son pourpoint, le visage crispé comme sous le coup d’une douleur intolérable. Jehanne poussa un cri et bondit de son siège pour se précipiter près de lui.

– Papa !

Le comte était tout pâle et suffoquait. Vivian se leva à son tour, paniqué, et la plupart des membres de l’assemblée l’imitèrent. Un tumulte se fit entendre, au-dessus duquel il entendit son père glapir d’aller quérir le chapelain. Vivian s’empressa auprès de sa fiancée, mais elle ne parut même pas remarquer sa présence. Les larmes coulaient sur ses joues et elle murmurait quelques mots à voix basse ; Vivian ne parvenait pas à les distinguer dans le bruit ambiant, mais ils ressemblaient à une supplication, ou peut-être une prière. Il ne put pas s’empêcher de la trouver à cet instant particulièrement belle et touchante, agenouillée auprès de son père, sa robe en corolle autour d’elle, ses beaux yeux ruisselants de larmes.

Finalement, un peu de couleur revint au visage du comte. Son expression s’apaisa, il parut respirer plus librement. Il posa sur sa fille un regard navré. Elle avait le visage levé vers lui avec une intense expression de soulagement. Vivian l’entendit prononcer, distinctement cette fois :

– Dieu soit loué.

– Je suis désolé, ma fille, fit le comte.

Vivian n’entendit pas la réponse, mais il vit le comte essuyer doucement les larmes sur la joue de sa fille.

La voix de père Simon s’éleva.

– Messire, comment vous sentez-vous ?

– Je vais beaucoup mieux, merci, fit le comte en se redressant, d’une voix étonnamment ferme. Ce genre de crise m’arrive parfois, mais elles passent vite. Je vous prie de m’excuser. Je vais me retirer.

– Permettez que je vous accompagne, fit le moine en offrant son bras en soutien.

Le comte se leva et prit congé, s’appuyant sur le bras du moine, non sans avoir adressé un sourire à sa fille que se voulait rassurant.

Vivian la vit ployer la tête et devina son émotion ; il passa gentiment un bras autour de ses épaules. C’était sans doute plus qu’il n’était convenable entre fiancés, mais vu les circonstances, Vivian pensait qu’il pouvait se le permettre. Il sentait la tiédeur de son corps, qui exhalait d’un doux parfum, un mélange d’ambre et de fleurs qui le grisait.

– Votre père est-il malade ? demanda-t-il.

– Oui, répondit-elle d’une voix hachée. C’est son cœur… Voilà des années que ses problèmes de cœur l’empêchent de combattre. Parfois, il a ce genre de crise, où il semble que son cœur va s’arrêter de lui-même… Un jour, l’une d’elle le terrassera, je le sais.

Elle plongea sa figure dans sa main. Embarrassé, Vivian lui tapota maladroitement l’épaule.

– Je suis désolée, hoqueta-t-elle. Je vais me retirer, moi aussi. Je ne me sens plus d’humeur à faire la fête.

– Je comprends, répondit Vivian, désappointé.

Elle s’écarta de lui, et s’inclina légèrement devant le duc et la duchesse, avec des mots d’excuse. Vivian la regarda disparaître avec regret.

Le banquet ayant perdu ses deux invités d’honneur, le duc déclara la fin des festivités. Les serviteurs commencèrent à emporter les plats et les écuelles. Les convives restèrent quelques minutes – les conversations allaient bon train sur l’incident – puis se retirèrent un à un. Vivian finit par quitter la salle à son tour pour rejoindre sa chambre ; mais il s’aperçut qu’il n’avait aucune envie de se coucher maintenant. Bifurquant vers les escaliers, il alla déambuler sur les remparts. La nuit était douce.

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