L'épervier - 2

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Peu avant la cérémonie, Daniel fut invité à se rendre dans la chambre de Vivian. Il le trouva tout paré de sa tenue de noce, une cotte d’écarlate flamboyant, finement brodée de motifs au fil d’or, adoucie par le surcot plus sombre qu’il portait par-dessus.

– Tu es splendide.

– Je meurs de chaud, répliqua Vivian avec un rire un peu nerveux.

Daniel sourit. Il prit place sur un tabouret devant son frère, mais celui-ci resta debout, marchant de-ci de-là comme s’il ne pouvait contrôler son agitation.

– Tu es inquiet ?

– Tu crois qu’elle pourrait me dire non à la dernière minute ?

Daniel ne put pas s’empêcher de rire devant cette angoisse absurde. Vivian pouffa lui aussi, mais Daniel pouvait voir que sa crainte était réelle.

– Pourquoi voudrais-tu qu’elle te dise non ? Je croyais que vous vous étiez réconciliés.

– Oui… pour ainsi dire… mais ce n’est plus comme avant.

– Ça reviendra, répondit Daniel un peu distraitement.

Vivian lui coula un regard en biais.

– Ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

Daniel rougit un peu, comme pris en faute.

– Ça me fait drôle de te voir te marier. Je ne t’ai pas vu grandir, ajouta-t-il un peu mélancoliquement.

Vivian eut cette fois un rire franc et lui passa affectueusement un bras autour des épaules.

– Mon grand frère protecteur, dit-il avec une tendresse un peu moqueuse. Mais ça ne changera rien entre nous… pas vrai ? ajouta-t-il, et cette fois on décelait une note d’inquiétude dans sa voix.

– Non… je suppose que non, fit Daniel.

Il songea avec amertume : « J’aimerais tellement y croire. »

***

Le prêtre achevait sa bénédiction.

Toute la foule des invités était massée devant l’église, où se déroulait la cérémonie. Il devait y avoir là plusieurs centaines de personnes : les Autremont et les Beljour, leurs branches cousines, leurs vassaux, dont les tenues éclatantes formaient un ensemble bariolé ; derrière, une foule plus terne, de bruns et d’ocre, formée des paysans et des bourgeois de Combelierre. Le soleil était à son zénith, la chaleur était forte ; chacun était impatient de se réfugier dans la cathédrale pour la messe qui allait suivre.

L’évêque se tut enfin.

Vivian et Jehanne se tournèrent vers l’assemblée, qui éclata aussitôt en acclamations.

Ils étaient mariés.

Le soir, au banquet, Aubin surprit tout le monde en empruntant la vièle d’un troubadour et en se mettant à chanter une longue chanson de geste. Sa voix n’avait plus rien de monocorde ni de balbutiant, elle avait pris au contraire un ton mélodieux ; il chantait sans effort des vers si longs que les musiciens eux-mêmes le considéraient avec étonnement.

– Voilà un talent que je n’aurais pas deviné, glissa Vivian à sa jeune épouse, assise à ses côtés.

– Mon frère a une mémoire extraordinaire, répondit Jehanne avec fierté. Il pourrait chanter des jours entiers.

– On dirait que cet exercice lui est plus facile que même de parler.

– C’est le cas. En fait, il a appris à parler en apprenant par cœur des chansons comme celle-ci.

Jehanne contempla son frère avec attendrissement. Il paraissait complètement plongé dans sa récitation, oubliant tout le reste – et c’était sans doute au mieux. Pour la première fois, assis avec les troubadours au milieu du U formés par les tables, il semblait à son aise. Elle parcourut le reste des convives d’un regard circulaire. Ils étaient si nombreux que la grande salle du château était à peine suffisante à les accueillir tous, et l’atmosphère était surchauffée. Tout ce monde babillait, buvait et mangeait avec entrain, dans un désordre et un brouhaha croissant au milieu duquel évoluait le ballet incessant des serviteurs. En quête d’un appui, elle chercha le regard de son père, mais il semblait en grande conversation avec la duchesse. Jehanne eut même l’impression désagréable, quoique l’attitude de la duchesse n’eût rien que de correct et de digne, que son charme faisait son effet sur le comte de Beljour. Elle détourna les yeux, vaguement écœurée, et ils tombèrent presque par hasard sur son frère Stéphane, qui semblait déjà fortement éméché et parlait très fort en brandissant sa coupe de vin.

Elle se sentit soudain terriblement seule.

Vivian murmura quelque chose qu’elle n’entendit pas, et elle tourna distraitement la tête vers lui.

– Pardon ?

– Puis-je t’embrasser ? répéta-t-il.

C’était bien la première fois qu’il lui demandait l’autorisation – peut-être qu’il faisait des progrès après tout. C’était drôle que ce scrupule-là lui vienne maintenant qu’ils étaient mariés – ou était-ce à cause des regards sur eux ? Elle acquiesça et il se pencha sur elle. Il avait une haleine chargée de graisse, mais elle avait probablement la même. Elle songea à la nuit qui venait et fut surprise d’en éprouver une certaine indifférence. C’était peut-être la fatigue.

Quand ils se séparèrent, elle eut la sensation qu’on les observait, comme un picotement le long de son échine. Tournant la tête, elle vit que Daniel les regardait avec intensité, et surprit sur son visage une expression amère. Était-il jaloux ? Cette pensée fit naître en elle un mélange de plaisir et de rancune, le second l’emportant aussitôt sur le premier.

« Si vraiment tu es amoureux de moi, pourquoi a-t-il fallu que tu joues les chevaliers nobles et vertueux ? Pourquoi ne m’as-tu pas au moins prise dans tes bras pendant que tu en avais la chance ? »

Elle se sentait de plus en plus gagnée par le ressentiment, au souvenir de l’occasion manquée, qui ne se reproduirait sans doute plus jamais. « Tu te targues de loyauté mais dans le fond tu n’es qu’un lâche. » C’était sans doute assez gratuit, mais l’insulter de la sorte, même en pensée, apaisait un peu son cœur.

Daniel s’aperçut qu’il dévorait des yeux les nouveaux mariés au moment où il croisa le regard de Jehanne. Celui-ci se fit si noir et accusateur qu’il détourna aussitôt les yeux en rougissant, sans bien savoir de quoi il se sentait coupable. Pour se distraire l’esprit, il reporta son attention sur les musiciens, et en particulier le jeune Aubin qui étonnait tout le monde en démontrant un talent musical insoupçonné. Les voisins de Daniel bavardaient entre eux avec animation et semblaient avoir oublié jusqu’à son existence, ce qui lui convenait parfaitement, lui laissant tout le loisir de remâcher son fiel sans avoir à faire semblant de partager la liesse générale. Il mangeait peu et buvait beaucoup de vin, mais l’ivresse qui en résultait ne faisait qu’accentuer son humeur maussade.

Tout à coup, un brouhaha se fit entendre et la vièle d’Aubin s’interrompit. Daniel leva les yeux : Vivian et Jehanne s’étaient levés et avaient tenté de s’éclipser discrètement, mais bien entendu le mouvement avait été surpris. Un bon nombre de convives s’étaient offerts de leur faire escorte et les époux étaient suivis par un cortège de têtes avinées et d’injonctions gaillardes ; des chansons s’élevèrent, de grasses plaisanteries fusèrent.

Le couple avait disparu depuis plusieurs minutes que l’on entendait encore les joyeuses exclamations grivoises depuis la grande salle, où les convives encore attablés faisaient leur part, trinquant gaiement et redoublant d’entrain.

Ce fut alors qu’Aubin provoqua un esclandre.

Voyant sa sœur disparaître, une émotion indéchiffrable apparut sur son visage. Il voulut rendre la vièle à son propriétaire, avec un geste maladroit qui fit cogner l’instrument contre le sol. Mécontent, le troubadour s’exclama :

– Doucement ! C’est que ta sœur devienne femme qui t’émeut ainsi ? Tu aurais donc voulu la garder pour toi ?

Des ricanements fusèrent. Le pauvre Aubin était tout rouge et paraissait totalement désemparé. Daniel jeta un bref regard à la table où se tenait le comte de Beljour : celui-ci, totalement absorbé dans sa conversation avec la duchesse, semblait ne rien avoir remarqué, mais son fils Stéphane, au contraire, avait levé le nez de sa coupe pour observer la scène avec un intérêt moqueur. Il ne ferait manifestement rien pour défendre son frère ; Daniel soupçonnait même qu’il serait plutôt mort que d’être associé aux quolibets dont Aubin faisait l’objet. Soudain, comme à l’issue d’une réflexion, Aubin balança son poing dans le visage du musicien. Daniel pouvait voir que le coup avait été donné assez gauchement et n’avait pas vraiment fait de mal à l’homme, mais celui-ci prit la mouche et répliqua. Le coup porté fut bien plus fort que le premier et fit basculer le jeune homme contre la dalle dure. Stéphane de Beljour éclata de rire.

Daniel se leva d’un bond, galvanisé par l’envie soudaine de se battre. Aubin était trop faible face à son adversaire pour ne pas lui donner un bon prétexte, et il se précipita pour saisir le musicien au collet avant que celui-ci ne se jette sur le garçon. Ce fut comme un signal : les autres ménestrels vinrent aussitôt prêter main-forte à leur collègue, les chevaliers s’élancèrent au secours de Daniel, d’autres convives se jetèrent par principe dans la mêlée, et la confrontation éclata en bagarre générale.

***

Vivian et Jehanne avaient enfin été laissés seuls, à l’étage, dans la chambre à coucher. Le bruit de la bagarre leur parvint de manière assourdie.

– On dirait qu’ils se battent, fit remarquer Jehanne.

– Bah ! Ils sont ivres. Ils célèbrent.

Vivian avait l’air passablement gris lui-même, et malgré cela étonnamment intimidé. Ils étaient allongés l’un à côté de l’autre dans le grand lit enveloppé de courtines en velours rouge qui les isolaient du reste du monde. Ils avaient été proprement déshabillés par les servantes les plus âgées du château. La situation paraissait à Jehanne tellement surréaliste qu’elle n’avait même pas peur. Elle trouvait tout à fait incongru de se retrouver, disons légalement, nue devant un homme nu lui-même, et c’était finalement bien moins impressionnant qu’elle se l’était imaginé.

Vivian la prit dans ses bras, et elle se laissa faire avec une passivité qui lui devenait désagréablement coutumière. Il se mit à la caresser, assez délicatement, comme s’il craignait de l’abîmer. Elle devinait qu’il prenait toutes ses précautions parce qu’il la savait vierge ; c’était sûrement bien loin d’être son cas, et cette pensée l’irrita. Ses caresses, pour douces qu’elles soient, lui étaient désagréables : elle avait l’impression qu’il essayait de saisir une intimité qu’elle n’avait pas envie de lui donner. Elle se sentait fatiguée et énervée, la journée avait été longue, il avait fallu supporter des cérémonies fastidieuses et faire bonne figure. Elle eut soudain envie d’en finir avec ces simagrées. Elle écarta les jambes et dit :

– Viens.

Vivian hésita, surpris de cet empressement.

– Mais je vais te faire mal.

– Mais non, répliqua-t-elle en réprimant avec peine son agacement.

Elle vit passer dans ses yeux un éclair de déception. Il aurait voulu profiter de ce moment, comprit-elle, de leur première nuit ensemble, et elle lui faisait comprendre un peu trop clairement qu’elle voulait en finir au plus vite. Mais qu’est-ce qu’elle y pouvait ? Pour lui c’était peut-être un moment rêvé depuis longtemps, mais pour elle c’était surtout un mauvais moment à passer. Elle ne le désirait pas, et même elle se refusait à le désirer ; dans le fond, elle lui en voulait parce qu’il n’était pas Daniel. Oui, pensa-t-elle fugitivement, si ç’avait été Daniel, tout aurait été tellement différent. Mais elle repoussa bien vite cette pensée loin de son esprit.

Vivian était touchant malgré tout, et elle eut un peu de remords. Est-ce qu’elle pouvait vraiment lui reprocher de ne pas se jeter sur elle ? Elle s’efforça d’y mettre un peu du sien, l’entoura gentiment de ses bras pour l’attirer contre elle.

Vivian finit par obtempérer.

Cela fit plus mal qu’elle ne l’avait pensé, bien plus mal même, elle se mordit la lèvre pour se retenir de crier. Il s’agita en elle un temps qui lui parut interminable, puis poussa un long gémissement et s’abattit le long de son flanc comme sous le coup d’un brusque épuisement. Il balbutia quelques mots qu’elle ne comprit pas et s’endormit en un battement de cil. Elle le contempla un petit moment, étonnée de la promptitude avec laquelle il était passé de l’excitation sexuelle au sommeil. Elle tourna la tête vers le plafond, s’absorbant dans la contemplation des motifs des courtines comme s’ils pouvaient apporter des réponses à sa perplexité. Puis la lassitude la gagna et elle s’assoupit à son tour sans même s’en rendre compte.

***

Le lendemain, Jehanne s’éveilla avec la sensation inédite d’être exactement la même que la veille. Cette nuit était censée l’avoir rendue femme mais, à part une légère douleur persistante à l’entrejambe, elle ne se sentait pas différente, elle n’avait pas la sensation d’avoir gagné cette soudaine maturité promise. C’était pourtant une surprise de taille de trouver Vivian à ses côtés, au lieu de Laurine. Elle regarda longuement le jeune homme endormi, pour s’habituer à cette vision qui serait celle qu’elle aurait désormais au réveil. Elle répétait ces mots dans sa tête : « c’est mon mari », jusqu’à ce qu’il ne lui fasse plus aucun effet. Il paraissait singulièrement jeune et vulnérable : l’idée l’effleura qu’ainsi elle pourrait le tuer sans aucune difficulté. Elle voulut aussitôt rejeter cette pensée avec horreur, mais c’était trop tard.

Elle détourna les yeux et balaya la pièce d’un regard circulaire. Pourquoi n’était-elle pas plus résignée qu’autrefois ?

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