L'épervier - 3

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Quelque chose avait changé pourtant, quelque chose s’était brisé, dans sa relation avec son père. Il avait fallu, encore une fois, lui dire adieu, et cette fois pour de bon. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient s’épancher au moment du départ, aussi le comte vint-il la voir en privé. Au lieu de frapper à la porte de sa chambre, comme de coutume, il envoya un serviteur annoncer sa visite. Ils parlèrent très peu. Un mur invisible s’était dressé entre eux. Elle n’était plus sa petite fille, l’enfant chérie à laquelle il passait tout. Quand elle songeait que Vivian était censé remplacer dans sa vie l’homme exceptionnel et tendre qu’était son père, elle se disait qu’il ne faisait pas le poids.

C’est donc en silence que son père lui prit la main, embarrassé par l’impuissance des mots, et effleura doucement le chaton de sa bague. Son visage prit une expression familière, à la fois souriante et douloureuse ; Jehanne savait que dans ces moments il se remémorait la période où sa mère était encore en vie. Elle réalisa tout à coup que sa mère avait connu la même servitude qu’elle-même à présent ; son père le comte avait longuement pleuré son épouse, mais elle, l’avait-elle aimé, choisi ? Leur mariage avait-il été réellement heureux ? Jehanne eut la fugitive certitude que des pensées semblables agitaient l’âme de son père. Prise d’un brusque élan de tendresse, elle se précipita dans ses bras, y cherchant la chaleur qui effacerait tous les doutes.

En revanche, Jehanne fut soulagée de constater que le comportement de Laurine était inchangé. Comme à l’ordinaire, Laurine la vouvoyait en public – désormais, elle l’appelait ma dame – mais dans l’intimité elle était toujours Jehanne, sa sœur de lait, celle qui connaissait le mieux ses pensées et ses craintes. Elles se dirent adieu à l’ombre des communs, pendant que la mesnie des Beljour se préparait au départ dans une effervescence bruyante. Le vent soufflait particulièrement fort ce jour-là ; le bonnet de Laurine s’envola en même temps que la rafale défaisait la nouvelle coiffe de femme mariée de Jehanne. Elles rirent de concert, en sentant leurs cheveux ainsi libérés s’agiter follement. Cette joie fut comme un baume sur le cœur de Jehanne, adoucissant la tristesse de la séparation. De plus, Jehanne savait que pour Laurine, ce départ signifiait aussi l’approche de son mariage avec Pierre, qu’elle attendait depuis si longtemps. Aussi Laurine n’était-elle pas si contrite et Jehanne s’efforçait-elle de ne pas afficher trop lourdement sa peine. Au moment de se quitter pour de bon, pourtant, elle sentit ses yeux piquer et souffla :

– Tu vas tellement me manquer.

– Toi aussi, Jehanne, murmura Laurine. J’aurais voulu que tu sois là à mon mariage.

Jehanne leva ses yeux embués en direction de Pierre, qui attendait sa fiancée à quelque distance ; croisant son regard, il baissa pudiquement les yeux. Ils étaient si évidemment amoureux, si heureux à l’idée d’être unis, que Jehanne en ressentit plus violemment que jamais la jalousie couler comme un acide dans sa poitrine. Elle voulut sourire pour dissimuler ses mauvais sentiments, mais rencontrant les yeux de Laurine, elle vit que celle-ci l’avait devinée. Elle lui serra fortement la main.

– Prends soin d’Aubin, ajouta Jehanne.

Elle avait eu vent de la bagarre qui avait suivi leur départ ; elle se rongeait les sangs à l’idée de laisser Aubin seul devant les railleries, et sans personne avec qui parler le langage des mains pour le comprendre.

– Je le ferai, promit Laurine, mais ton frère est plus fort que tu ne l’imagines.

***

Deux mois s’étaient écoulés depuis le mariage de Vivian et Jehanne.

Les premiers temps avaient été particulièrement durs pour Jehanne. Il avait fallu composer avec l’absence de ses proches les plus chers, surtout Laurine qui était restée à ses côtés tout le temps des fiançailles. Il avait fallu admettre le joug de la duchesse, qui avait décidé de prendre sa vie en main et désormais dirigeait ses habitudes, ses loisirs et son habillement : plus question de tir à l’arc, de chevauchée seule à travers la contrée. Isabeau avait décidé de dompter cette âme rebelle qui risquait par son comportement de déshonorer son fils. Elle lui avait mené une vie d’enfer, jusqu’à ce que Jehanne cède.

Il avait fallu accepter les visites de Vivian, la nuit. Mais il était si évident, même pour Vivian, que Jehanne prenait peu de plaisir à leurs étreintes, que le jeune homme avait fini par espacer ses venues. Jehanne avait fini par s’apercevoir que les nuits qu’il ne partageait pas avec elle, il les passait en compagnie de jeunes servantes. Il avait fallu accepter cela aussi.

Petit à petit, pour arriver à supporter tout cela, l’âme de Jehanne s’était comme émoussée. Elle qui ressentait tout si fort autrefois, la joie comme la tristesse, recevait chaque nouveau coup du sort avec mollesse, presque avec indifférence. Il lui semblait que plus rien ne pouvait l’atteindre ; elle baissait la tête, se taisait sous les remarques acerbes de la duchesse, endurcissait son cœur jusqu’à ne plus le sentir battre. De temps en temps, comme si quelque chose se réveillait brusquement, elle se mettait tout à coup à pleurer sans savoir pourquoi. Mais cela arrivait de plus en plus rarement. Tant bien que mal, elle pensait s’être adaptée à la situation.

Vivian désertait le lit de sa compagne, pour autant elle ne lui était nullement devenue indifférente. Il voyait Jehanne se faner comme une fleur sans eau, et l’idée qu’il pouvait avoir à ce point fait le malheur d’une femme l’épouvantait. Il se rappelait à quel point il se réjouissait autrefois à l’idée d’avoir une épouse et de la chérir comme nulle autre, et la désillusion était amère.

Il avait résolu de ramener le sourire sur le visage de sa compagne.

Au détour d’une promenade, il l’entraîna à plusieurs kilomètres du château. Ils parvinrent à un ensemble de bâtiments flanqué d’une tour et encerclant une cour immense. Dans la cour étaient plantées plusieurs poteaux, poutres et constructions de bois ; un véritable ballet s’y livrait, entre des hommes gantés de cuir, et une multitude d’oiseaux dont le vol gracieux et incessant donnait l’impression d’un tourbillon infini.

C’était une fauconnerie.

Vivian ne se lassait jamais du spectacle hypnotisant offert par les rapaces. Ils se croisaient indéfiniment sans jamais se toucher, ombres suspendues devant le soleil. La majesté sévère de leur vol contrastait avec la manière soudaine qu’ils avaient de fondre vers les leurres lancés par les chasseurs. Ils remplissaient le ciel de leurs cris stridents, gonflaient le cœur de Vivian d’un plaisir inexplicable, comme lorsque l’on admire quelque chose de supérieur à soi.

Se tournant vers son épouse, il vit que son visage avait changé : il y vit le début d’une lumière. Encouragé, il vint dire quelques mots à un dresseur, et quelques minutes plus tard celui-ci revint avec un oiseau de proie de petite taille sur l’avant-bras, la tête fièrement dressée. Le dresseur leur tendit une paire de gants de cuir semblables au sien ; Vivian en enfila un, et Jehanne l’imita, avec une perplexité visible.

– A quoi cela va-t-il nous servir ? Comptez-vous aller chasser maintenant ?

– Non. C’est pour lui, répliqua Vivian, et il adressa un sourire de connivence au dresseur.

Aussitôt, celui-ci approcha son bras de celui de Jehanne, et le rapace, en un vol bref qui ressemblait à un saut, vint s’agripper au gant de la jeune fille. La compréhension se fit soudain sur la figure de Jehanne.

– Un épervier, murmura-t-elle.

L’oiseau battit des ailes, sans s’envoler, révélant les plumes claires sous le plumage fauve de son dos et du dessus des ailes. Il vint fixer la jeune fille avec cet air sévère que donnent aux rapaces leurs yeux perpétuellement froncés, et ils semblèrent se jauger du regard. Vivian observa attentivement le visage de sa compagne : elle avait les yeux écarquillés et les lèvres entrouvertes, dans un émerveillement qui la transfigurait. Il voyait transparaître l’ancienne Jehanne d’avant leur mariage, celle qui l’avait si bien charmé, et en ressentit un élan d’amour qui lui fit presque mal.

– Il est magnifique, dit enfin Jehanne.

– Il est à vous, ma mie.

Jehanne se tourna vers Vivian comme si elle se rappelait soudain son existence. Elle le regarda avec incertitude. Puis elle lui sourit, un sourire vrai comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps. Le triomphe rugit dans le cœur de Vivian.

– Merci, fit Jehanne simplement.

Sur le chemin du retour, Vivian se sentit léger comme jamais. Porté par l’enthousiasme, il proposa à sa jeune épouse de faire un détour pour prolonger la promenade, et elle accepta. La journée était enchanteresse, tiède et ensoleillée, et Vivian se remémorait les après-midis où il lui faisait découvrir le pays, quand ils n’étaient encore que fiancés et que les baisers volés derrière une butte étaient tout ce qu’ils pouvaient se permettre. Jehanne semblait elle aussi plongée dans la rêverie, mais la mélancolie qui s’affichait sur son visage était toute différente de la sombre tristesse où elle semblait plongée depuis leur mariage. Aussi Vivian se sentait-il plein d’espoir, songeant qu’entre eux tout n’était peut-être pas perdu.

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