La salle des Tuiles

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Linoléum avait d'abord rendez-vous avec son aide de camp, Radis Boudreau, à la salle des Tuiles. L'endroit aux dimensions impressionnantes, dont le sol de vinyle non récupérable brillait de propreté, arborait sur ses quatre murs une mosaïque d'œuvres d'environ quarante centimètres carrés, à peu près toutes identiques. Ces tuiles avaient été fabriquées à la main, par un seul homme demeuré inconnu. Nommé Jupiter Dieu par la secte qui le vénérait, l'artiste, sûrement fou, avait fait l'objet de recherches durant plus de vingt ans. Un documentaire lui avait été consacré, en 2011, relatant l'une des enquêtes faites à son sujet. Les adeptes de la théorie du complot en avaient fait leurs choux gras. Sur chacune des œuvres exposées, on pouvait lire, à des nuances près, les mêmes mots sibyllins :

TOYNBEE IDEA

IN MOVIE 2001[1]

RESURRECT DEAD

ON PLANET JUPITER[2]

Chacune de ces tuiles avait été arrachée au bitume. Elles se comptaient par centaines, et une armée d'ouvriers équipés de marteaux et de ciseaux à bois avait dû arpenter les villes des États-Unis et celles d'Amérique du Sud pour les récupérer toutes. Elles devaient être acheminées intactes jusqu'au bunker Europe. Des hommes négligents avaient connu une fin atroce lorsque Linoléum premier avait commandé leur ensevelissement sous des décombres de vaisselle sale, vestige d'un gargantuesque souper officiel en l'honneur de Jupiter Dieu.

Radis faisait le pied de grue devant la sculpture de Stanley Kubrick entièrement composée de macaroni peints à la main par le Chef suprême de la Tuile, le seul objet de la pièce, installé en son centre. En désespoir de cause, on avait opté pour le buste du grand réalisateur, l'idole de la secte n'ayant pas de visage. La composition s'harmonisait parfaitement aux murs colorés.

« Tout est prêt ?

- La tribune a été parée, tel que demandé par notre Chef suprême, d'orchidées noires. La salle du bunker sent bon la lavande.

- Je ne parle pas de ça, idiot !

- Oui, bien sûr, Maître suprême. Rien n'a été laissé au hasard.

- Et moi, comment me trouvez-vous ? Allez-y franchement, je ne mords pas. Ma moustache ?

- L'angle droit est parfait ! Seulement...

- Quoi, seulement ? Vous faites une drôle de tête...

- Euh... il me semble, enfin, je ne sais pas.

- Allez ! On m'attend.

- Bien, votre Seigneurie suprême, votre postiche, là...

- Quoi ? Elle a bougé ?

- Non, non, tout va bien de ce côté. Mais, il me semble, avec tous les moyens dont vous disposez...

- Vous êtes en train de me dire que je dois me débarrasser de ma moumoute fétiche, l'objet sacré qui m'a aidé à tenir la tête froide au cours de toutes ces années de guerre. C'est la meilleure !

- Désolé, notre Chef suprême aura mal entendu...

- Ça va. Bon, j'y vais. Ah ! oui, n'oubliez pas de faire un tour aux cuisines.

- Bien, votre Grandeur. »

L'homme était livide. Un tour aux cuisines, dans le jargon de la Tuile, voulait dire passer à la casserole, se faire braiser. Regardant son ridicule gourou s'éloigner sur ses jambes courtes, avec sa moumoute découvrant une nuque rouge et mal rasée, Radis Boudreau se laissa aller à le maudire. Il poussa un soupir résigné, prit la direction des cuisines.

[1] 2001 : A Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968

[2] Il suffit de googler Toynbee Tiles. Ça vaut la peine d'aller voir les images. Le documentaire n'est pas mal non plus, mais le gars devait bien se douter qu'il n'était pas le premier à chercher.

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