CHAPITRE 8

21 minutes de lecture

« Il y a des jours, des mois, des années interminables où il ne se passe presque rien. Il y a des minutes et des secondes qui contiennent tout un monde » (« Voyez comme on danse » - Jean d’Ormesson)

Le refuge, 16 juillet en soirée

Le soleil se cachait déjà derrière les rocs montagneux rosissant le ciel où la lune s'immisçait timidement, lorsque le trio arriva à la bergerie. L’ambiance était au soulagement du retour et c’est dans un reposant silence que Jo et Toine s’apprêtaient à installer les brebis dans l’enclos. Toine le rompit :

  • Pourquoi n’avons-nous pas passé la nuit là-haut ? Tu nous avais dit que si le temps se gâtait, nous dormirions à la belle étoile.
  • Bivouaquer n’aurait pas été une bonne idée. Je pense qu’il est temps pour vous de retourner auprès de votre mère. Je ne pouvais pas revenir au refuge et laisser mon troupeau seul dans cette clairière qui est moins sécurisée que celle-ci. Tant pis, les brebis auront fait un aller-retour pour rien. Ce n’est pas bien grave. J’y retournerai lorsque vous serez en bas.
  • C’est bizarre que maintenant, tu sois si pressé de nous faire descendre.
  • Écoute, Toine, s’exaspéra Jo, je pense avoir suffisamment mis le bien-être de mes bêtes entre parenthèses pour vous aider, non ?
  • Oh, faut pas t’énerver ! Je dis juste que j’avais l’impression qu’avant tu voulais un peu nous retenir et que, maintenant, tu cherches à nous éloigner, c’est tout.
  • Et avant quoi, Toine ? Il ne lui laissa pas le temps de répondre. J’ai risqué votre vie là-haut ! Vous n’êtes ni bergers, ni même montagnards ! Vous venez d’ailleurs, d’un monde que je ne connais pas et que je ne veux même pas connaître. Ici, c’est ma maison mais pour vous c’est dangereux, tu comprends ?

Toine baissa la tête et concéda :

  • Oui, je comprends. Mais tu sais, je ne crois pas que nous soyons aussi différents, toi et moi. Je suis aussi tombé amoureux de cette montagne même si je ne la connais pas encore très bien. Tu peux en être certain, je reviendrai, mon pote !

Les deux jeunes gens se toisèrent dans le silence du crépuscule. Jo aurait tellement voulu y croire ! Bien qu’il ne doutât pas de la sincérité de son nouvel ami, tout lui démontrait, qu’une fois descendu, il ne croiserait plus la bouille juvénile de l’adolescent, ni les grands yeux clairs de Simone. Un goût amer lui envahit la bouche avec la furieuse envie de pleurer. Il y avait bien longtemps que le berger ne s’était senti aussi seul. Soudainement, le patou grogna en fixant d’un air menaçant les bordures sombres de la clairière. Jo reprit ses esprits et se leva brusquement, aux aguets, l’air inquiet.

  • Entrez dans la bergerie ! ordonna-t-il.

Toine et Simone ne bougèrent pas d’un iota, surpris par le ton cinglant qui venait de faire voler en éclat l’atmosphère calme de la soirée. Les hurlements lancinants des loups au loin, leur firent vite comprendre l’inquiétude de leur hôte.

  • Jo, que se passe-t-il ?
  • Simone, tu n’es pas bergère ! Va te mettre en sécurité tout de suite !

Toine insista :

  • Non Jo ! On est là pour t’aider. Dis-nous ce que l’on doit faire !

Jo, hésitant, regarda l’adolescent.

  • Ok, Toine, viens avec moi ! Il faut rassembler les brebis au plus vite dans l’enclos. Simone ! Va chercher les brindilles et le bois qui se trouvent en réserve à l’intérieur. On va faire des petits feux de camp tout autour du périmètre. Les loups ne craignent pas grand-chose, mis à part le feu.

Simone disparut dans l’embrasure de la porte pendant que les garçons tentaient de rassembler le troupeau. Le ciel s’assombrissait de plus en plus et les hurlements de la meute faisaient échos dans la vallée. Ils se rapprochaient !

Hash, l’une des brebis favorites de Jo s’affola au point de ruer et de faire valser son berger contre une balustrade qui se rompit sous son poids. Jo grinça de douleur. En tombant, il s’était entaillé l’avant-bras sur un bout de bois saillant.

  • Je vais la chercher ! cria Toine en courant en direction de la brebis paniquée.

Simone, qui était sortie précipitamment de la bergerie au cri strident de Jo, l’aida à se relever et s’efforça d’estimer les dégâts de la blessure. Une plaie longue d’une dizaine de centimètres allait du poignet jusqu’au coude. Si elle saignait beaucoup, cela ne semblait pas trop grave. Sans hésitation, elle déchira le bas de son chemisier et entoura le bras du berger pour arrêter les saignements.

  • Je pense que cela devrait suffire. J’y regarderai mieux plus tard, dit-elle, où est mon frère ?
  • Cet idiot est parti à la recherche de Hash !

Face au visage blême de la jeune fille, il lui prit les mains et ancra son regard dans le sien. Ce qu’il y lut le confortait encore plus dans son choix de les ramener au plus vite dans la vallée. La tempête avait envahi le bleu calme de ses yeux où la panique se mêlait à l’incompréhension. Elle tremblait.

  • Simone ! Regarde-moi ! Écoute-moi !

Il voulait la rassurer faire en sorte qu'elle reprenne ses esprits et lui expliqua :

  • Simone, je vais aller chercher ton frère et toi.... -Il est où ? Et moi ? Je viens avec toi, je....

Sa voix infantile tremblotait, se perdant dans la nuit. Et pourtant, malgré l’inquiétude, l’adrénaline bouillonnait au creux de son ventre.

  • Non, Simone, je compte sur toi ! Tu as rassemblé les brindilles et le bois. Maintenant fais quatre à cinq feux de camps autour de la bâtisse et de l’enclos. Les flammes vont éloigner les loups. Puis, tu t'enfermes à l’intérieur et tu ne sors plus ! Sous aucun prétexte, tu m’entends ?
  • Mais, Toine ?
  • Je vais le chercher ! Je te le ramène, promis.

Et Jo courut vers la sombre forêt pour rejoindre Toine. Mais quel idiot ce gamin maugréa-t-il. Se mettre dans la gueule du loup pour une brebis ! Heureusement, il l’entendait crier après l’animal et il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour l’apercevoir. Jo connaissait suffisamment sa montagne pour mesurer le danger. Hash et Toine se dirigeaient tout droit vers un précipice abrupt, qui dans l’obscurité, devenait à peine visible. Il ne courut pourtant pas assez vite pour éviter le drame qui se déroula sous ses yeux.

Hash, affolée, cavalait à perdre haleine et s’élança dans le vide sans même se rendre compte qu’elle allait vers la mort. Ni Toine, ni Jo n’étaient arrivés à temps pour sauver la brebis qui, dans un dernier bêlement lancinant tomba de plusieurs centaines de mètres. C’est alors que Toine, un peu tête brûlée, voulu jouer au héros et entreprit la descente vers le corps tressaillant de l’animal.

  • Non ! s’égosilla Jo en sprintant vers lui. Non, Toine !

Il tendit le bras vers son ami. Il allait attraper son fin blouson lorsque Toine perdit l’équilibre et glissa, à son tour, sur les rochers.

Jo se laissa alors tomber à genou au bord de la falaise. La tête enfouie dans les mains, il se mit à pleurer.

  • J’y étais presque ! J’aurais dû les aider à descendre à la minute même où je les ai trouvés ! Qu’ai-je fait !

Il couinait comme un enfant, désespéré de ne plus revoir ce gamin qu'il connaissait depuis à peine deux jours et qui lui avait témoigné plus de sympathie que tout autre personne depuis bien longtemps.

  • Comment dire à Simone que je viens de laisser mourir son frère ?

Jo n’osait pas plonger son regard dans le trou béant qui lui faisait face. Il avait peur de cette vue horrible d’un corps disloqué. Il savait que l’on ne se remettait pas de cette image pour être encore hanté par celui de sa mère gisant au bord du ruisseau. Un instant, il se remémora ce funeste matin, où, rongé par l’inquiétude, il avait suivi discrètement son oncle vers le point d’eau. Du haut de ses sept ans, il l’avait aperçue. Immobile, le regard vide et la bouche grande ouverte vers le ciel. Jamais il ne pourrait oublier le visage bleuté de sa mère figé dans l'atrocité de la mort. Il savait que cette vision d’horreur l’accompagnerait jusqu’à son dernier souffle. Il pleurait.

La montagne, qu’il aimait tant, lui avait encore pris un être cher. Pourquoi ? Pourquoi cherchait-elle à l’emmurer dans cette solitude ? Pourquoi lui témoignait- elle autant de cruauté ?

  • Jo ? Jo, c’est toi ? Sérieux, Jo si c’est toi, aide-moi ! J’arrive pas à remonter ! - Toine ?

Le berger se leva précipitamment en s’essuyant les joues. Il renifla et osa enfin regarder en contrebas. L’adolescent avait eu plus de chance que la brebis. Il avait glissé sur une minuscule plateforme. La situation restait dangereuse mais pas désespérée.

  • Toine ! Ça va ? Tu m’as fait peur ! J’ai cru que ......
  • Arrête et aide-moi, Jo. Je suis pas à l’aise, là !
  • Tu m’étonnes ! Tu peux bouger ? Est-ce que tu vois un passage qui pourrait te permettre de remonter ?
  • Je vois des rochers qui pourraient m’aider à gagner quelques mètres mais, j’ai la cheville en vrac.
  • Écoute, attends-moi ! Je vais chercher une corde au refuge et je reviens.

Toine ne put s'empêcher de rire.

  • Tu veux que j’aille où, Jo ? Franchement, t’attendre ? J’hésite mais ai-je le choix ?

Jo n’avait pas entendu ses railleries, il était déjà parti rejoindre Simone. Ces derniers jours ont été complètement dingues ! se dit-il. En arrivant, il regarda autour de lui et fut heureux de découvrir que Simone l’avait écouté à la lettre. Plusieurs feux de camp encerclaient la clairière. Dans le sombre recoin, entre l’enclos et la masure, il devinait Zip et le Patou, aux aguets. Si un loup osait les défier, il passerait un sale quart d’heure. Le berger ne doutait pas un seul instant de la vaillance de ses compagnons canins. Il sourit. Sous ses allures de petite citadine bien gâtée, Simone cachait l’âme d’une vraie guerrière. Peut-être tomberait-elle amoureuse de la montagne, finalement ? Peut-être qu’il y avait une chance que.... Il n’osa terminer sa pensée. Bien sûr que non ! C’était impossible, ils ne venaient pas du même monde ! Le gap était bien trop grand, insurmontable. Pourquoi le destin lui faisait ce vilain tour ? Pourquoi mettre sur son chemin cette fille mi fée, mi démon ? N’avait-il pas suffisamment souffert en perdant sa mère si jeune ? Fallait-il que le sort s’acharne en lui faisant croiser la route d’une fille magnifique qui lui met le feu au corps, le baume au cœur pour ensuite devoir la laisser partir bien plus loin qu’il ne pourrait jamais aller.

Il ouvrit la porte violemment, se dirigea vers la cheminée et prit prestement une épaisse corde qui traînait au sol. Simone, anxieuse, était accoudée sur la table. Elle tentait tant bien que mal de stopper le tremblement frénétique de ses jambes. A l’arrivée du jeune homme, elle se redressa, l’air interrogateur.

  • Où est Toine ?
  • Pas maintenant, mam’zelle ! Tu as bien alimenté tous les feux de camp ?
  • Oui, normalement, ils ne devraient pas s’éteindre avant plusieurs heures.
  • Alors viens avec moi ! Je t’expliquerai en chemin.

Sans un mot, Simone lui emboîta le pas. La peur lui tordait le ventre. Où était son frère ? Pourquoi Jo semblait si préoccupé et pressé ! Elle avait du mal à le suivre, il courait si vite ! Elle mit toute son énergie dans cette course folle, dans cette nuit ténébreuse. Elle espérait que Jo ne décèlerait pas sa fragilité. Elle ne voulait pas être un poids pour lui, d’autant plus que son instinct lui criait que son frère était en danger. Qui mieux que Jo pouvait alors l’aider ?

Le berger s'arrêta enfin. Simone avait peine à distinguer les lieux tant la nuit avait pris possession de la montagne. L’herbe semblait plus grasse à ses pieds et peu d’arbres les entouraient. Face à eux, il n’y avait que le néant, profond, noir charbon. Jo lui prit le bras, comme pour la stopper au cas où elle aurait continué à marcher vers le vide.

  • Toine ? cria-t-il, tu es là ?
  • Mec, tu ne vas pas recommencer ! Bien sûr que je suis là. Tu penses quoi ? Que je suis allé faire une partie de tennis ou quoi ?
  • Mon dieu, Toine où es-tu ? Tu vas bien ? s’inquiéta Simone

En entendant la voix de son frère en contrebas, Simone paniqua. Elle comprit que devant elle se trouvait un précipice de plusieurs centaines de mètres et mesura alors l'urgence d’en sortir son frère. A tâtons, elle s’approcha et s'aplatit contre terre pour mieux le repérer. C’était sans compter sur la pénombre de la nuit qui l’en empêchait.

  • Hello, soeurette, j’ai mal à la cheville mais sinon tout baigne, enfin, vu les circonstances quoi...
  • Jo, qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi mon frère est coincé là-dessous ?
  • Il s’est passé que ton frère est une tête de mule ! Il a voulu jouer au héros et le voilà coincé entre le néant et une montagne ! railla-t-il en nouant la corde autour de sa taille.

Jo se coucha alors près de Simone tout en laissant tomber l’autre bout de la corde. Il reprit :

  • Toine, je viens de te lancer une corde. La vois-tu ? Normalement, elle est suffisamment longue pour que tu puisses la saisir. Ensuite, attache- la fermement autour de ta taille.
  • Ok, je la vois, tu as encore du mou ? Car je n’arrive pas à l’attraper.

Au vu de ce qu’il avait déroulé comme longueur, Jo déduisit que son ami se trouvait environ à dix mètres en contrebas. Il lâcha encore un peu plus de corde. On entendait le râle de l’adolescent blessé. Jo lui demanda :

  • Comment va ta cheville ?
  • Elle me fait un mal de chien, j’ai l’impression d’avoir un second cœur à la place du pied. J’arrive à peine à me tenir debout.
  • Merde ! Toine, qu’est-ce que t’as foutu ? Pourquoi t’es là-dessous ?
  • Simone, c’est pas vraiment le moment de jouer à la grande sœur là, ok ? J’te jure parfois tu m’fais trop penser à maman !
  • On se calme, là ! intervint Jo. Je ne veux pas passer ma nuit ici ! Donc vous m’écoutez et tout se passera bien, ok ?

Frère et sœur répondirent en coeur un ok presque militaire.

  • Toine, lorsque tu as fini de t’attacher, tu me fais signe. Simone et moi, on va assurer ta remontée. Il faut que tu trouves le courage de te lever et de prendre le chemin que tu as vu tout à l’heure. Monte au plus haut que tu puisses le faire. Simone et moi, nous te hisserons au mieux pour les derniers mètres.
  • Mais.... à un moment, je vais me retrouver dans le vide ?
  • Il faudra que tu fasses corps le plus possible avec la roche, Toine. Et surtout, il faudra que tu nous fasses confiance pour les derniers mètres, tenta de rassurer Jo. - T’es frappa dingue, toi ! Je vais m’écraser comme une merde !

La voix paniquée de Toine leur vint comme un vent glacial au visage. Une lueur bleutée illuminait Jo et Simone. Etait-ce leurs yeux qui s’habituaient à la pénombre ou la nuit qui se faisait plus claire et plus clémente ? Les larmes coulaient le long des joues de la jeune fille. Jo s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. Il lui murmura :

  • Il a confiance en toi, c’est à toi de le convaincre. On ne peut pas le laisser sur cette corniche. Elle risque de ne pas supporter son poids bien longtemps. Il faut qu’il remonte avant que celle-ci ne se dérobe sous ses pieds.
  • Mon dieu ! C’est un cauchemar ! Et si.... Simone hésita avant de reprendre.... Et si on n’y arrive pas ? Si on le laisse tomber ? Je ne pourrai pas vivre avec la mort de mon frère sur la conscience.
  • Simone, si on ne fait rien, il va s’écraser et rejoindre Hash dans le précipice. Si on ne fait rien, il ne s’en sortira pas. Tu comprends ? On entend déjà le craquement de la paroi et quelques cailloux se dérober sous lui. Profitons de la lueur de cette lune pour nous donner un maximum de chance. Je te le répète : tu es la seule à pouvoir le convaincre !

La jeune fille essuya ses joues du revers de sa main. Elle inspira comme pour se donner du courage. Il fallait sortir son frère de cette galère qu’importait le risque. Elle était prête à se jeter dans le vide pour faire contre poids, à risquer sa propre vie pour sauver la sienne.

  • Toine ?
  • Oui soeurette, tu veux venir dormir avec moi, t’as fait un cauchemar ? plaisanta-t-il.
  • Toine, arrête la déconne, tu veux ! Tu n’as pas le choix, tu dois remonter. C’est trop dangereux de te laisser là, tu le sais.
  • Et si je tombe ?
  • Toine, tu es mon frère et un peu mon souffre-douleur aussi, j’avoue. J’ai trop besoin de toi pour te laisser tomber. Et puis, Jo est super fort. Nous, on est deux là- haut, on va pouvoir te hisser quelques mètres. S’il te plaît, pense à maman ! Faut qu’on revienne tous les deux, tu comprends ?

Un silence pesant s’installa. Ce fut comme un temps de pause nécessaire à la réflexion, comme le dernier bouclier à une prise de risque folle. Les effluves du humus rivalisaient avec les émanations sèches de la roche et de la poussière. Un relent de mort s’exhalait du halo sombre et sinistre qui enveloppait Toine. Il scrutait le ciel vers la voix de sa sœur. Il n’avait jamais remarqué avant ce moment, à quel point celle-ci pouvait être douce et envoûtante. Il se revoyait passer des heures dans le placard de la chambre de Simone juste pour savourer l’unique seconde où elle hurlerait de peur et de surprise. Il donnerait n’importe quoi pour être dans cet espace exigu et suffoquant plutôt que dans l’immensité sombre de cette nuit.

  • Bon ok, je suis attaché. Je monte maintenant ?

Jo regarda Simone. Soulagé, il lui sourit.

  • Tu es une sacrée bonne femme toi , la félicita-t-il avant de se tourner vers le précipice.

Il lui tapa sur l’épaule refoulant sa furieuse envie de la prendre dans ses bras. Puis, il lança vers le vide :

  • Non, pas tout de suite. Je cherche un arbre suffisamment solide pour nous aider. Tu vois, un peu comme une poulie.
  • Jo, je m’en fous de la manière dont vous allez me sortir de là, l’important c’est que ça marche !

Le jeune berger fit signe à Simone de le suivre, ils se dirigèrent vers un chêne vert centenaire bien robuste. Ils le contournèrent afin de faire passer la corde autour de son tronc épais.

  • Dès que Toine nous dira qu’il ne peut monter plus loin tout seul, nous le hisserons en tirant très fort sur la corde, ok ?

Simone acquiesça de la tête. Elle retrouvait de l’assurance dans l’action, bien décidée à faire l’impossible pour sauver son frère.

  • Bon, Toine, nous sommes prêts. Tu peux commencer à grimper. Prends ton temps, fais gaffe où tu mets les pieds, avisa Jo.

Pendant de longues minutes, ce fut une succession de râles et de soupirs mêlés aux craquements et petits bruits de graviers tombant dans le vide. Simone se prenait la tête entre les mains, les larmes coulaient toujours inondaient ses joues. L'ascenseur émotionnel la faisait vaciller entre angoisse et ténacité. N’était-ce pas cela que l’on appelait le courage ? Non, il n’y avait pas de courage dans ses intentions, juste un immense amour pour ce frère, et celui-ci transcendait tout sentiment de peur ou de faiblesse.

  • Argh, c’est horrible, j’ai mal à la cheville, j’ai peur de tourner de l’œil !
  • Frérot, tiens bon, frérot, on est là ! On te soutient, va au plus loin, on sera là pour te remonter.
  • Je peux pas mourir maintenant ! J’ai même jamais embrassé une fille !

La remarque fit rire Jo.

  • T’inquiète, Toine, tu auras tout le temps pour ça et crois-moi, c’est pas non plus la plus belle chose que tu raterais ! Courage, mon gars !
  • J’peux plus là !
  • Simone, va voir où il est. J’espère que tu le verras, d’ailleurs, çà voudra dire qu’il n’est plus très loin.

Simone se dirigea vers l’abîme et scruta le néant, elle distingua le bermuda orange de son frère et cria presque de joie :

  • J’te vois Toine ! Regarde, je suis là ! Je te vois !

Toine leva les yeux vers sa sœur. Il restait plaqué contre la paroi de la falaise, son visage avait morflé dans la chute mais il gardait son regard clair et gai parfois brisé par un éclair de douleur. Il distingua une silhouette à quelques mètres au-dessus de sa tête.

  • Simone, j’ai jamais été aussi content de te voir !
  • Tiens bon, frérot, on te hisse ! Toi, tu te plaques et tu nous aides au mieux avec les aspérités de la paroi. Courage, c’est presque fini !

Elle alla rejoindre Jo et le fixa d’un air de défi :

  • Si tu veux m'impressionner, c’est maintenant ou jamais ! Remonte mon frère !

Ils tirèrent de toute leur force. Cette force fut décuplée par leur courage, l’énergie de leur jeunesse et l’amour naissant qui les unissait déjà. Le duo ne faisait qu’un. Quatre mains à tirer à l’unisson, dans une coordination parfaite.

Toine se sentit tout d’abord tiré vers le haut. La corde lui faisait mal aux reins et lui brûlait les paumes. Puis, tout devint comme plus facile. Il eut l’impression que la force ne venait plus du haut mais que quelque chose le poussait sous les fesses. Un vent glacial et une lueur bleue lui entouraient les jambes. Était-ce une hallucination due à la douleur ?

Il arriva enfin au bord du précipice et s’agrippa au sol. Jo l’aida à s’extirper du néant, le mettant définitivement hors de danger. Simone l’entoura de ses bras et ce fut dans un torrent de larmes qu’elle accueillit le rescapé. Toine, heureux et éreinté, esquissa un sourire avant de s’évanouir. Jo gratifia Simone d’un regard bienveillant avant de lui montrer la jambe de son frère. La cheville avait déjà triplé de volume.

  • Il faut le soigner !

Sur ces mots, Jo le souleva et l’emmena vers la bergerie.

Pendant que Jo préparait un onguent naturel à la lueur du feu, Simone nettoyait les plaies légères que Toine portait sur son visage. L’eau fraîche réveilla l’adolescent. Il se sentait comme dans un cocon, réchauffé par la douceur des gestes presque maternels de sa sœur.

  • Je suis trop content de vous voir !

Simone continuait à lui caresser le visage avec des linges humides. Toine la laissait faire. Ses gestes le troublaient. Ils ressemblaient tellement à ceux de sa mère ! De vieux souvenirs remontèrent à la surface. Lorsque sa mère le bordait les soirs de cauchemar. Jo s’approcha et commença à oindre la cheville tuméfiée avec une pommade d’une horrible puanteur. Il immobilisa ensuite le pied avec une attelle de fortune.

  • Cela devrait suffire pour quelques heures. Dès demain matin, je vais vous faire descendre vers la route. Je pense que votre escapade montagneuse doit prendre fin au plus vite.

Les adolescents restaient silencieux. Bien sûr, ils étaient soulagés de rentrer, de retrouver leur famille, leur vie mais ils s’étaient attachés à leur nouvel ami.

Toine qui rompit le silence.

  • Et si tu venais nous voir un de ces quatre ?

Jo ricana :

  • J’crois pas, non. Je pense que nous ne nous reverrons plus, mon gars.
  • Pourquoi dis-tu ça ? Je t’aime bien et je suis sûr que Simone aussi. Si toi, tu ne peux pas venir, c’est nous qui viendrons te voir. Maman sera certainement d’accord, sans escapade dans la montagne, bien sûr.

Toine n’attendit pas la réaction de Jo. Il se cala dans les coussins et se sentit partir dans un profond sommeil laissant Simone et Jo, seuls pour discuter.

  • Pourquoi es-tu persuadé qu’on ne se reverra jamais ? lui demanda-t-elle brusquement.

Elle s’approcha de lui, lui prit le bras et se mit à soigner la plaie de l’après-midi. Elle reprit :

  • Ça s'est arrêté de saigner. Tant mieux.

Elle refit le pansement avec ce qu’elle pouvait trouver dans la vieille trousse de secours du refuge. Tout semblait si ancien, ici ! Quand elle eut fini, elle lui prit la main et leva les yeux vers lui. Elle croisa alors un regard froid presque glacial. Au moins, la voilà fixée, déduisit-elle. Elle qui pensait que cette nuit tragique les avait rapprochés, elle comprit qu’elle avait ‘mitonné’, que rien n’existait entre elle et ce berger. L’embarras empourprait son jeune visage et pour ne pas craquer, elle sortit du refuge rapidement.

Je suis un con ! pesta Jo et il sortit à son tour pour la rattraper. Jo se persuadait que c’était pour la préserver du danger de la montagne qui lui emboitait le pas. C’est vrai, il faut être fou pour sortir à la tombée de la nuit en sachant qu’une meute de loups se promène dans les parages.

Il la rejoignit près d’un des feux de camp encore fumant. Elle regardait l’aube qui s’annonçait. Sa silhouette tremblait. Il comprit qu’elle pleurait.

  • Simone, je ne veux pas te faire souffrir, tu es si jeune !
  • Tu le sens comme moi, Jonas ! Tu le sens cette attraction, ce lien qui nous unit tous les deux. Je ne peux pas m’être trompée à ce point !

Il s’approcha d’elle et lui demanda pourquoi elle se mettait dans un tel état ? Après tout, ils ne se connaissaient que depuis trois jours, et franchement, il avait du mal à croire que ce pouvait être les meilleurs moments de sa vie.

  • Tu m’as changée, Jo ! Je ne suis plus la petite conne qui a voulu t’assommer dans la forêt. J’ai honte de ma vie ! J’ai honte de pleurer comme une demeurée pour un mec qui n’en a rien à foutre ! J’ai honte d’avoir mené la vie dure à ma mère, d’avoir été une peste de sœur. J’ai honte ! Et quand je vois ta vie, je me rends encore plus compte de la petite idiote que je suis avec mes plaintes de princesse.
  • Arrête, Simone ! Tout le monde n’a pas les mêmes capacités à encaisser. Ta vie n’est pas meilleure que la mienne et pas pire non plus.
  • Bien sûr ! Alors explique-moi pourquoi j'éprouve autant de colère et de tristesse ? Toi, tu viens de perdre une amie, ta brebis que tu aimais tant. Et tu as perdu ta mère si jeune ! Toi, tu as de quoi cracher à la gueule de dieu ou du destin. Et pourtant, tu viens de sauver mon frère et tu te recueilles pour retrouver ta mère ici dans cette montagne. Tu montres un côté si calme, si apaisant ! Pas étonnant que tu ne veuilles pas de moi ! Comment pourrais-tu te contenter d’une fille si superficielle que moi ?
  • Alors c’est ce que tu crois ? Tu crois que je ne veux pas de toi ? Simone, regarde ! Ces montagnes qui nous entourent, ces paysages magnifiques dignes des plus grands peintres, cette beauté naturelle insaisissable et indomptable n’est rien comparé à l'émerveillement que je ressens quand je te regarde.
  • Mais pourquoi ? Pourquoi ai-je la sensation que tu me tiens loin de toi ?
  • Car j’appartiens à ces montagnes et toi, tu n’es que de passage. Car tu n’es qu’illusion aujourd’hui, du moins. Je ne sais pas pourquoi, j’ai cette sensation étrange que ce n’est pas notre moment. J’espère me tromper oh oui, j’espère qu’un jour, nous pourrons vivre pleinement ce que nous ressentons l’un pour l’autre. Mais, pas maintenant.
  • J’ai honte !
  • Honte? Mais de quoi, voyons ?
  • Lorsque je te dis que tu m’as changée, tu ne peux imaginer à quel point. Avant toi, j’en voulais à la terre entière et surtout à ma mère. Je n’ai jamais essayé de la comprendre, je ne voyais le monde que par le prisme de mon nombril. Et puis, tu m’as raconté ton histoire. Ta douleur d’avoir perdu ta mère si jeune m’a mise face à mon égoïsme de retenir la mienne si loin de moi pendant des années. Tu viens ici pour sentir sa présence, et moi, je me suis perdue pour éviter la mienne.

Jo la serra dans ses bras. Puis il la tourna vers l’aube qui pointait au-dessus de la forêt.

  • Ce n’est pas moi qui t’ai changée, Simone. Tu as juste grandi pendant ces quelques jours. Ce sont ces montagnes aussi dangereuses qu’elles soient qui t’ont révélé ta vraie nature. Regarde, ces couleurs pastel mêlées à la pénombre de la nuit. Voilà ce qu’est la vie ! Un peu de rose, un peu de noir, des petits bonheurs, de grands malheurs. Comment veux-tu connaître l’apaisement, le bien-être si tu ne croises pas la tristesse et le désarroi ? Écoute ton cœur, fais-toi confiance et ouvre- toi au monde, jolie petite fille. Et, un jour, tu comprendras pourquoi tu es venue jusqu’ici.

Il était si proche d’elle, qu’elle sentait le musc blanc qui émanait de ses cheveux bouclés. Elle s’abandonna dans ses bras, posant doucement sa joue contre son épaule. Un instant, elle crut même qu’il allait l’embrasser mais il ne le fit pas.

  • Viens, finit-il par dire, il faut aller rejoindre ton frère et dormir quelques heures car la descente sera rude.

Il lui prit la main. A l’entrée de l’abri, devant la porte encore close, il lui caressa la joue avant de déposer un baiser sur les lèvres. Elle put lire dans son doux regard qu’il espérait autant qu’elle un prochain rendez-vous de la vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Sylvie Monier Benjelloun ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0