CHAPITRE 6

17 minutes de lecture

On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresse (Louis- Ferdinand Céline)

Le refuge, 16 juillet, vers 8h00

Des bruits de clochettes et de bêlements réveillèrent la fratrie. Le soleil se levait sur la cime des arbres et l’air était encore frais. Le ciel promettait un bleu parfait. Simone et Toine descendirent de la mezzanine pour trouver sur la table une grosse miche de pain, de la confiture et un pichet de lait frais de brebis.

Seuls les cris de Jo pour appeler ses bêtes venaient à leurs oreilles : « Allez ! Allez ! ». Les adolescents s’installèrent pour prendre le meilleur petit déjeuner de toute leur petite vie.

  • C’est quand même tranquille ici, hein ? constata Toine.

Les cheveux en bataille et la lèvre blanchie de lait lui donnait l’air juvénile d’un enfant d'à peine dix ans. Simone le regardait, amusée. Comme il pouvait être chiant son frère avec sa trogne de petit garçon et son syndrome de Peter Pan. Et pourtant, c’était la personne qu'elle aimait le plus au monde.

  • Oui, on est bien ici, frérot. Il y a longtemps que j’ai aussi bien dormi ! Je me sens plutôt sereine, ici. J’aimerais pouvoir rester...mais....
  • Mais maman nous cherche, c’est ça que tu veux dire ?

Simone se leva pour débarrasser la table pendant que Toine commençait à s’habiller.

  • Oui, maman doit vraiment être inquiète. J’ose à peine imaginer son état. J’espère qu’elle ne croit pas qu’on se soit enfui.
  • Mais non enfin ! D’un côté, c’est moins inquiétant, non ? De croire que ses enfants sont partis plutôt que d’imaginer, je sais pas moi, qu’on les a enlevés ?
  • Arrête de dire des conneries, Toine ! Allez, on se prépare et on demande à Jo de nous faire redescendre.

A l’ouverture de la vieille porte, Simone fut de nouveau éblouie par la vue. Ce paysage presque surnaturel, irréel, s’était vêtu d’un camaïeu de vert aussi loin que son regard pouvait porter. Le ciel bleu mourrait sur les cimes enneigées qui déchiraient l’horizon.

Elle courut vers Jo, accroupi à soigner une jeune brebis. Jo en la voyant arriver, si gaie presque frivole, eut une hésitation. Était-ce vraiment la même fille qu’hier qui se tenait devant lui, le visage fendu d’un sourire éclatant ?

  • Bonjour Jo ! Dis donc tu es matinal ! Ça fait longtemps que tu es dehors ? Au fait, merci pour le p’tit dej. Comme c’est beau, ici !

Jo se mit à rire à gorge déployée.

  • Mais, t’es une marrante, toi ! Hier, tu parlais à peine et aujourd’hui t’es un vrai moulin ! Et en plus, je savais pas que t’avais autant de dents. Je vois que la nuit fut bonne.

La jeune fille fit mine de ne pas comprendre. Elle avait décidé qu’aujourd’hui serait une bonne journée. Elle allait retrouver sa mère et lui parler. L’histoire de Jo l’avait secouée. Elle s’asseya à même le sol, près de lui.

  • Qu’est-ce que tu fais ?
  • Je viens de lui nettoyer une plaie. Cette p’tite maline a certainement dû se faire mal en voulant monter sur le tas de bûchettes, là-bas, et elle s’est entaillée l’arrière-train. Il faut lui nettoyer la blessure tous les jours pour éviter que les mouches ne viennent y pondre leurs œufs.

Simone se releva d’un coup sec, dégoûtée à l’idée même d’imaginer un insecte dans cette crevasse sanglante. Jo riait intérieurement. « Non, non, conclut-il, c’est bien la même fille. »

Elle lui demanda :

  • Tu crois pouvoir nous redescendre dans combien de temps ?

Jo se rembrunit et continuait à soigner l’animal. Il ne la regardait même plus.

  • J’essaierai vers le milieu de l’après-midi mais pour ça, je dois me dépêcher à emmener le troupeau sur l’autre clairière. Le patou et Zip garderont les bêtes le temps que je puisse vous aider.

La jeune fille fut distraite par ce qui l’entourait. Une petite brise lui chatouillait les joues. On entendait le bêlement des brebis qui pâturaient dans l’attente du départ. Elle aperçut une grosse masse neigeuse et poilue au fond de la clairière. Ce devait être le patou dont parlait Jo, la veille.

  • Ne te fie pas à son allure de gros nounours. Il peut vraiment être dangereux s’il ressent une menace.

Sur ces mots, il libéra sa patiente qui courut gaiement vers le troupeau. Toine venait de les rejoindre.

  • Hello, Jo !
  • Salut Toine. Bien dormi ?

Il n’attendit pas sa réponse :

  • Le mieux est que vous veniez avec moi. Je nous ai préparé un pique-nique et des chandails au cas où on devrait passer la nuit à la belle étoile mais franchement, j’espère pas car ça craint avec les loups.

Frère et sœur se regardèrent interloqués :

  • Mais tu devais nous aider à descendre !
  • Oui, je sais et ne t'inquiète pas c’est ce qui est prévu. On va amener les brebis ensuite, je vous aide à rejoindre le sentier. Tu sais, la prudence est de mise quand on est en montagne. Ici, il fait beau mais, derrière, on ne connaît pas le temps. Déjà qu'avec tes culottes courtes, tu risques franchement de te les geler, mon gars.

Le berger leur fit signe de le suivre. Il prit trois besaces pleines à craquer et en tendit une à chacun des ados alors que la troisième se retrouva rangée sur sa poitrine. Toine et Simone prirent leur fardeau en silence. Ils s’étaient imaginés redescendre ce matin et pouvoir rassurer leur mère le plus rapidement possible. Leur plan venait de changer et l’on pouvait lire dans leur regard une certaine déception. Jo n’était pas dupe. Il voyait bien qu’il leur forçait la main mais il n’en laissa rien paraître. « Ces jeunes, se dit-il, pensent que je suis un simplet comme tous les bergers du coin. C’est ça qui est énervant chez les citadins, t’es berger donc t’es soit un bouseux, soit l’idiot du village voir même les deux. » Et pourtant, malgré son amertume, il les aimait bien ces gamins.

Il prit sa houlette et siffla. Aussitôt le border aboya et le patou se mit en place, derrière le troupeau. Les moutons suivaient Jo aveuglément, hypnotisés. Il y avait comme de la magie dans l’air. Où qu’ils puissent poser leur regard, le spectacle les saisit au cœur. Une telle splendeur ne pouvait être l’œuvre que de la nature. Toine fut comme touché par la grâce devant tant de beauté. "C’est mère nature la plus grande artiste au monde ! se dit-il. Si fragile et pourtant si talentueuse, pourquoi les hommes la mettaient-ils à si rude épreuve ? '' Une lueur de tristesse assombrit alors ses pensées et, dans sa jeune tête bien faite, commençait à germer des idées écologiques pour protéger cette terre si menacée par la folie humaine. Tout en suivant le cortège, il ne cessa de contempler et s’émerveiller de ce qui l’entourait. De grandes étendues jaunâtres parsemaient les prés au bas des sommets montagneux. On pouvait distinguer quelques isards sur les rochers. Tels des funambules, ils se frayaient un chemin dans ce dédale escarpé. La petite troupe longeait la draille, qui parfois, était balisée par de vieux murets de pierre et, à d’autres endroits, se résumait à un simple chemin de terre où les allées et venues des troupeaux passés avaient creusé un sinueux et centenaire sentier. La verdure, parsemée d’iris bleus et blancs, entourait cette piste. Tout laissait à penser que chaque pierre, chaque plante, chaque chemin s’enracinaient dans l’éternité de ces lieux. Le temps se perdait dans ce silence montagneux. Jo se partageait entre l’avant et l’arrière du troupeau. Il commandait son bétail d’une main de fer dans un gant de velours. Un coup de sifflet par ci, un « Alleeeez » par là et, chiens comme brebis, se dirigeaient exactement là où il voulait les emmener. Simone fut étonnée de voir avec quelle aisance et quelle assurance il arrivait à piloter tout ce petit monde. Elle le rejoignit à la queue du cortège.

  • Tu es berger depuis longtemps ?
  • Je suis né berger.
  • Tu m’as dit, hier, être né à Paris.

Jo la regarda, amusé :

  • Oui, mais ma mère m’a bercé de ses récits de montagnes et des animaux qu’elle aimait tant. Je me souviens de mon arrivée au village lorsque j’avais cinq ans. Je voulais monter là-haut le plus vite possible. Lorsque, pour la première fois, j’ai vu ce spectacle qui vous éblouit, toi et ton frère, j’ai su que c’était ici ma maison. Je suis un berger non pas par choix mais par sang, par vocation.

Il leva le regard vers les cimes de ses chères montagnes :

  • Regarde Simone ! As-tu déjà vu quelque chose d’aussi beau dans ta vie ? Cette immensité, cette force qui se dégage de ces rocs si hauts qu’ils arrivent à percer les nuages. Tu ne peux te rendre compte de toutes les espèces qui dépendent de ce lieu. Ça grouille de vie, ici.
  • Oui, tu as raison, tes montagnes sont magnifiques. C’est un endroit si serein, si paisible.
  • Non Simone, ce n’est pas un endroit paisible. Aussi belles qu’elles puissent être, elles restent dangereuses pour les non-initiés. Je dirai même qu’elles sont prêtes à tuer les étrangers irrespectueux. C’est de l’inconscience de s’y aventurer sans les connaître.
  • Peut-être, mais elles ne tuent pas que des étrangers. Ta mère, qui la connaissait si bien, n’y a pas survécu non plus.

Simone avait à peine terminé sa phrase qu’elle la regretta aussitôt. Jonas se rembrunit et baissa la tête. Il accéléra légèrement le pas comme pour prendre de la distance. Simone n’osa pas le suivre. « Quelle conne, se dit-elle, mais quelle conne ! Pourquoi j'ai cette manie de parler sans réfléchir. » Pour se donner contenance, elle chercha des yeux son frère. Il se tenait près du patou. Elle avait même l’impression qu’ils discutaient. Toine, le petit geek de la maison, sympathisait avec un chien presque sauvage et plus gros que lui. Vraiment, les choses ne tournaient plus rond depuis hier, finit-elle par conclure.

Ils arrivèrent enfin sur le pâturage tant convoité par Jo. Le patou prit place au fond de la prairie comme, pour en délimiter l’espace, alors que Jo s’installa lourdement parmi ses brebis.

  • Venez les jeunes, nous mangeons un bout puis nous partons ! Le temps se gâte, et si vous voulez rentrer aujourd’hui il ne faut pas tarder.
  • Tu rigoles ou quoi ! fit Toine, avec un grand sourire. Le ciel n’a pas un nuage !
  • Le vent vient du nord, Toine et les perturbations arrivent.
  • Comment peux-tu le savoir ? intervint Simone.
  • C’est trop compliqué à t’expliquer. C’est la nature qui nous le dit. Elle nous parle, il suffit juste de l’observer.

Ils déjeunèrent à même le sol. Le vent rafraîchissait l’air au point de donner la chair de poule à Toine. Le visage de Jo se fermait de plus en plus au vu du ciel qui se chargeait de nuages. Le vent devint plus violent. Les brebis bêlaient comme jamais.

  • Il faut se mettre en sécurité ! dit Jo en se levant. Il y a un enclos au fond de la clairière. Venez m’aider à regrouper le troupeau. Il va y avoir du grabuge.

Tous se levèrent et suivirent Jo. Simone courut vers l’enclos et ouvrit la barrière en bois. Déjà de grosses gouttes tombaient sur le sol. Le ciel bleu avait fait place à une épaisse masse grisâtre. Des éclairs déchiraient, par endroit, cette toile sombre. Le patou et Zip aboyaient et zigzaguaient à travers la clairière pour regrouper les brebis les plus téméraires. Il fallut près d’une demi-heure pour sécuriser les bestiaux. Jo, Simone et Toine étaient trempés jusqu’aux os. Le jeune garçon grelottait.

  • Sérieux, Jo tu veux qu’on s’abrite où ?
  • Là ! fit le guide en montrant une petite cahute montée sur roulettes.
  • On ne pourra jamais entrer à trois là-dedans ! s’insurgea Toine.
  • Écoute mon gars, c’est ça ou bien tu restes ici à attendre qu’un éclair te réchauffe le derrière !

Les trois jeunes gens coururent vers le minuscule abri et s’y engouffrèrent tant bien que mal. Une odeur de moisi prenait les narines mais au moins ils étaient au sec.

  • C’est mon grand-père qui l’a construite, ici même. On utilise beaucoup ce type de petite roulotte sur les plaines, mais moins dans les montagnes. C’est assez difficile de les trimballer sur les sentiers trop abrupts. Alors, il a décidé d’en construire une sur place pour justement pallier au temps capricieux des montagnes.
  • Pas con, mais je ne pense pas qu’il ait prévu cette cabane pour plus de deux personnes, tu vois ! remarqua Toine.
  • Ceux qui se sentent à l’étroit peuvent toujours aller prendre l'air.

On entendait l’orage qui grondait à l’extérieur. La pluie battait sur les taules de la cabanette. Jo était adossé contre la cloison de bois, les jambes repliées sur lui- même afin de laisser de la place pour Toine. Simone se trouvait juste à ses côtés, presque collée à son bras. Il sentait l’odeur humide de ses cheveux et la chaleur de sa peau. Il n’y avait aucune fenêtre pour les éclairer. Seuls les interstices entre les planches des parois laissaient passer la lumière extérieure. Jonas pensa, qu’heureusement, Toine était là. Car la proximité avec Simone, dans un si petit espace, le gênait. C’est qu’une gamine se martelait-il, mais son regard ne pouvait s’empêcher de descendre vers le chemisier mouillé de la jeune fille, qui dévoilait des courbes prometteuses. Il leva la tête et surprit le regard de Simone. Depuis quand le fixait-elle ? L’avait-elle vu regarder sa poitrine ? A cette simple idée, il piqua un fard et remercia son grand-père d’avoir fabriqué cette roulotte sans même une lucarne.

Soudain, la petite cahute commença à bouger comme un navire en pleine tempête. Le vent sifflait dehors et le tonnerre grondait. Les trois jeunes gens tentaient, tant bien que mal, de s’accrocher aux parois pour ne pas faire basculer leur abri de fortune.

  • On va finir par s’envoler, si ça continue ! s’allarma, Toine.
  • Non, la carriole sans nous dedans serait déjà loin, mais avec nous trois à l’intérieur, il n’y a pas de risque, tenta de rassurer Jo.

Les secousses se firent plus intenses au point que Simone devait s’agripper au corps de Jo. Elle fut surprise de ce torse si dur au toucher et de cet avant-bras si ferme. Le jeune homme la retint plusieurs fois pour lui éviter une embardée. Il lui prit alors les poignets et lui fit signe de le prendre par la taille.

  • Enserre-moi. Tu ne bougeras plus comme ça. Et toi, Toine, couche-toi un peu plus et entoure mes jambes avec tes bras. Plus on sera collé ensemble et plus on mettra notre poids vers le bas, et moins la cahute risque de se retourner.

Une intense lumière bleue perça les planches. Simone commença à paniquer :

  • Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe, dehors ? C’est quoi cette lumière ?

Elle voulut s’écarter de Jo qui la retint de force contre lui.

  • Non ! Reste là ! Ne bouge pas ! C’est une folie de sortir ! Aie confiance en moi, lui chuchota-il en plongeant son doux regard dans le sien.

Combien de temps se regardèrent-ils ? Personne ne put le dire. Le temps était comme suspendu. Et le trio était loin de s’imaginer ce qu’il se passait à l’extérieur. Un arc d’un bleu glacial et étincelant, se dessinait juste au-dessus de leur refuge et de l'enclos. La lumière qui s’en dégageait éblouissait les brebis qui se mirent à bêler et à se coucher comme pour s’en protéger. Le patou restait stoïque alors que Zip gémissait en se blottissant contre l’épaisse fourrure blanche du monstre canin. Et pourtant, au-dessus de ce dôme aveuglant, le ciel sombre et menaçant prenait des allures de déluge où vent et foudre s’unissaient pour s’abattre sur la montagne. Seuls ce qui se trouvait sous le dôme de lumière étaient épargnés.

Peu à peu le calme revint. Ils entendirent un bruit sourd puis, plus rien. Les lueurs bleutées laissèrent place à une clarté plus naturelle ; celle d’un simple jour d’été. Ils se regardèrent quelques instants, n’osant parler, ni même bouger. C’est Jo qui rompit le silence en ouvrant le cliquet de la petite porte et en sortant précipitamment. Simone se préoccupa de son frère.

  • Ça va, toi ?
  • Oui, j’ai eu la frousse de ma vie mais je crois que ça va. Je trouve qu'il nous arrive des trucs trop chelous depuis deux jours.
  • Mais que s’est-il passé ?!

Le ton effaré de Jo, lui d’habitude si placide, les fit sortir de la petite cabane en quatrième vitesse. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. Un immense arbre s’était fracassé juste à côté de leur abri. Fendu en deux, chaque moitié de ce pin centenaire gisait de part et d’autre de la carriole. Il avait été éventré de tout son long, comme foudroyé !

  • C’est pas possible, s’exclama Toine en faisant le tour des lieux. C’est comme si...comme si l’arbre était tombé sur nous et que notre petit refuge était plus solide que cette masse ! Ce tronc doit peser au moins une tonne ! Et il s’est littéralement coupé en deux !
  • Arrête Toine, je pense que c’est la foudre qui l’a touché et en tombant, il s’est fracassé, c’est tout.
  • Enfin Simone, regarde ! Perso, je trouve ça trop bizarre. En plus, si c’était vraiment ce qu’il s’est passé, les deux parties seraient beaucoup plus proches de la carriole. Là, ils forment presque un angle droit !... Mais t’as raison.... En y réfléchissant, même si notre abri avait été plus solide et que cet arbre lui serait tombé dessus, ses débris ne pouvaient pas être si loin.

Toine fronça les sourcils. Cette l’histoire l’intriguait et ne pas pouvoir comprendre le dérangeait. Simone leva les yeux au ciel. Elle connaissait son frère et sa tendance à l’exagération en plus d’être borné. Elle prévoyait un retour assommant avec toutes ses questions et ses théories.

  • Mais que s’est-il passé, alors ? continua Toine.

Il marchait de long en large, se grattait la tête et s’approchait du tronc. Puis, il revenait examiner le petit toit. Jo n’avait pas attendu la fin de la réflexion du jeune garçon. Il se trouvait déjà près de l'enclos, à moitié rassuré, par le calme du troupeau.

Simone, qui fixait son frère, s’était assise à l’entrée de la petite roulotte. Elle paraissait soucieuse.

  • Arrête de jouer au détective, Toine. Ça ne sert à rien. Ça ne va pas changer la situation merdique dans laquelle on est.
  • Quelle situation merdique ?
  • Il est trop tard pour descendre sur le sentier des randonneurs. On ne rentre pas ce soir.

Toine vint s'asseoir auprès d’elle.

  • Ah oui. J’avais pas vu ça comme ça.

Au loin, Jo préparait ses brebis pour très certainement redescendre au refuge. Ils le regardèrent.

  • Tu crois vraiment qu'il va nous aider à retourner à la civilisation ? demanda Simone.
  • Ben, même si pour l’instant j’ai plutôt l’impression qu’il repousse notre départ, je crois que c’est un mec cool. Je suis persuadé que demain on sera en bas, sœurette.

Il lui sourit et lui tapota l’épaule. En lui faisant un p’tit clin d’œil, il ajouta :

  • En plus, j’ai l’impression qu’il y a un p’tit truc entre vous, j’me trompe ?
  • J’ai pas vraiment la tête à ça. Je m’inquiète trop pour maman. Je ne voulais pas que ça en arrive là cette histoire, tu comprends ?
  • Je sais, sœurette et maman n’est pas idiote. Elle sait très bien que tu n’as pas voulu tout ça, dit-il en lui montrant le spectacle devant eux.
  • Sauf que, même si elle ne me croit pas capable de disparaître en prenant mon frère sous le bras, c’est ce qui s’est passé. Et si j’étais à sa place, je penserais au pire. Tu vois, l'imaginer s’inquiéter, nous chercher partout et bien, ça me rend folle.
  • Oui, je sais. J’y pense aussi. Mais avoue que cette histoire, elle est quand même dingue ! Le bus qui nous plante, le pervers qui nous course, Jo qui nous sauve d’une nuit glaciale au milieu de nulle part. Et puis, cette lumière étrange et cette tempête qui s’abat sur nous. Jamais, j’aurais pensé vivre un truc pareil.

Toine stoppa net et son visage s’illumina avant de reprendre :

  • Je sais, soeurette ! Et si le guide avait raison ? Si les esprits des morts hantaient cette montagne ? Peut- être que ces lueurs étranges...
  • Toine ! Arrête de divaguer ! C’est pas un fantôme qui t’a donné l’envie de pisser en plein milieu de la forêt ! Allez, viens on va aider Jonas.

Ils partirent rejoindre Jo qui les attendait un peu plus loin, déjà prêt à descendre la draille. Simone s’approcha de lui, l’air ennuyé.

  • Jo, merci pour ton aide dans la roulotte. J’ai failli perdre les pédales.
  • T’inquiète ! C’était aussi pour moi que je l’ai fait. Je voulais pas te descendre sur le dos parce que tu te serais pris un arbre, plaisanta-t-il en lui pointant du doigt les débris près de la cariole.

Elle lui sourit puis continua après une légère hésitation :

  • Et aussi, je suis désolée pour tout à l’heure.

Elle trifouillait son chemisier en évitant son regard. « Comme elle semble fragile cette petite vipère », pensa Jonas. Il avait tellement envie de la prendre dans ses bras. Il aurait tellement voulu retourner, juste un instant, dans l’exigu refuge pour retrouver l’odeur de sa peau et la chaleur de son corps. Et, en même temps, cette fille l’énervait. Elle l’énervait car il ne voulait surtout pas s’attacher à son doux visage, à ses si beaux yeux bleus, à son rire, à sa moue boudeuse. Non ! Il ne voulait pas la connaître pour l’aimer davantage. Il ne voulait pas devenir comme son père, cet homme qui pleure encore aujourd’hui l’absence de son seul amour. Car, il était convaincu que cette jeune fille des villes, si étrange et si fragile, l’oubliera dès son retour dans sa chaleureuse maison. Lui, ne ferait pas le poids puisqu'il ne pourrait lui apporter que la rude expérience d’une vie spartiate d’un montagnard. Il n’avait rien que lui-même à offrir car il n’était qu’un berger. Et qu’est-ce qu’un berger pour une fille comme elle ? Pour la première fois de sa vie, il eut envie d’être quelqu’un d’autre. L’aimer serait une erreur ! Elle lui prendrait tout en partant. Elle lui prendrait son coeur, son ardeur, sa vie. Il ne pouvait, il ne voulait pas l’aimer. Il voulait juste rester dans sa montagne, dans son univers. Il était temps de la quitter avant que la déchirure ne se fasse encore plus béante, avant que son cœur et son esprit ne soient que lambeau.

Jonas se voulait amical espérant cacher ses tourments. Il lui fit un clin d’œil et une petite tape sur l’épaule avant de rejoindre Toine en tête du troupeau. Simone souriait et ne le quitta pas des yeux lorsqu’il s’éloigna.

Le retour vers la bergerie fut moins pénible que Simone ne l’appréhendait. Elle se sentait soulagée et de meilleure humeur. « Je vais positiver, se convainc-elle. Il nous reste juste une soirée et une nuit avant de retrouver maman. Je ne peux rien faire pour la rassurer donc, je vais vivre le moment présent et le chérir. Toine a raison ! Nous vivons une aventure extraordinaire bien malgré nous. » Elle prit le temps de contempler ce paysage magnifique où il ne subsistait plus aucune trace de la tempête qui s’était abattue sur eux quelques heures plus tôt. L'air était plus frais et l’herbe plus humide mais la montagne gardait sa splendeur et son magnétisme. Comment ne pas être sensible à son charme ? Cette nature si belle, si forte ! Tous les sens étaient exacerbés par elle ! L’odeur des fleurs et de la tourbe ; les couleurs éclatantes allant du blanc immaculé des sommets enneigés aux sombres recoins en lisière de forêt ; le toucher avec la fraîcheur de la pluie sur la peau, la douce caresse du vent sur les joues ; et les innombrables bruits, les piaillements des oiseaux, le bêlement des brebis, le hululement du hibou. Tout son être respirait cette nature, comme s’il se réveillait pour la première fois. Est-ce cela le sentiment de se sentir vivant ?

Elle vit son frère discuter avec Jo à l’avant du troupeau. Quelques bribes de la conversation lui arrivaient entre les bêlements et les cliquetis des clochettes. Elle sourit quand elle comprit que Toine saoulait Jo avec ses hypothèses farfelues de ce qui s’était réellement passé là-haut. Son frère pouvait être têtu et tant qu’il ne trouverait pas une explication à cet arbre tombé de nulle part, il sciera les côtes de toute personne qu’il croisera.

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