CHAPITRE 4

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Et si nous étions tous à la poursuite de quelque chose que nous possédions déjà ? (Je reviens te chercher, Guillaume Musso)

L’aire de repos, vers 19h

  • Là, on est vraiment dans la merde, Soeurette !

Toine rangea son portable dans la poche de sa veste légère en s’avançant vers la route.

Simone, qui se trouvait près de l’endroit pique-nique en ruine, appela à son tour sa mère. Le téléphone à l’oreille d’une main, elle se secouait les cheveux de l'autre pour enlever la terre sèche, vestige de sa chute magistrale. Valérie ne répondit pas. Elle lui laissait un message quand un bruit de moteur se fit entendre. Une voiture s’approchait. Toine et Simone se regardèrent. Rapidement, ils coururent vers les pétarades pour arrêter le véhicule. Une vieille Renault Megane d’un bleu sale pila juste devant eux. Un homme d’une cinquantaine d’années en sortit. La face jaunie aux traits de fouine du nouveau venu se fendit en un sourire édenté.

  • Vous faites quoi là tout seuls, les gosses ?

Son regard aviné s’attardait sur le jeune homme. Simone se sentit très mal à l’aise face à cet individu. Elle aurait préféré rencontrer une vieille dame ou une famille de touristes plutôt que ce solitaire un peu louche.

  • Tu t’es perdu avec ta copine ? Tu veux que je te ramène en ville ?

A aucun moment il n’a détaché son regard de Toine. Il le zieutait de la tête aux pieds, un petit rictus malsain aux lèvres. Promptement, il s’approcha de l’adolescent dans le dessein de lui caresser les cheveux. Toine eut un vif mouvement de recul :

  • Hé ! vous n’me touchez pas, ok ?

Mais le pervers ne renonça pas et réitéra son essai. D’une voix tremblante d’envie, il murmura :

  • Allez, viens !
  • Oh merde !

Simone attrapa le bras de son frère et l’entraîna vers la forêt.

  • Cours ! Cours aussi vite que tu peux ! C’est un malade ce mec ! Cours, frangin !

Elle-même cavalait à perdre haleine, non sans jeter quelques coups d’œil par-dessus son épaule afin de s’assurer que son frère la suivait. Toine ne la quittait pas de vue, affolé, il fonçait aussi vite qu’il le pouvait.

  • Toine, tu me suis ? Dis-moi que tu me suis, Toine, je t’en prie !

Les larmes coulaient le long des joues de Simone qui, paniquée, se retourna sans ralentir sa course pour visualiser son frère. Malgré la pénombre qui s’épaississait autour d’eux, le visage familier de Toine, haletant, la rassura.

  • Suis là, putain ! cours, Simone, il est derrière nous !

Les deux adolescents s'enfuyaient, entrant un peu plus dans la forêt, sans même se rendre compte qu’ils gravissaient la montagne.

  • Putain, mais c’est qui ce taré ? C’est quoi cette journée de dingue ! jura Toine, tout en continuant son marathon forcé.
  • Tais-toi, Toine ! Cours !

Et ils coururent encore et encore jusqu’à ce que le souffle leur manque. Ils ne s’étaient même pas rendu compte à quel point ils s’étaient éloignés de toute civilisation. A l'orée d’une clairière, Simone s’adossa contre un arbre tandis que Toine se laissa tomber sur l’herbe étrangement grasse pour la saison.

Le ciel s’assombrissait, le crépuscule tombait. Depuis combien de temps détallaient- ils comme des lapins, vers nulle part ? Toine fixa le ciel et s’étonna de sa couleur rosée.

  • Simone ? dit-il, essoufflé. On est où, là ?
  • Tu me prends pour un GPS ou quoi ? Je sais pas ! Comment veux-tu que je le sache ? Suis crevée là. Je sais même pas depuis combien de temps on court comme ça.

Le garçon s'assit en tailleur et observa sa sœur qui se laissait glisser le long du tronc en se frictionnant les bras.

  • Brrr, il commence à faire vraiment froid.

D’un bond, elle se mit debout et prit l’une des vieilles branches qui jonchaient le sol. - Toine, murmura-t-elle, cache toi ! Il arrive ! Ce salaud nous a suivi.

Toine ne se fît pas prier et se mit derrière sa sœur tout en prenant soin de s’armer d’une grosse poignée de terre. La jeune fille le regarda, étonnée.

  • Tu comptes faire quoi avec ta motte ? Tu te mets à la poterie ou quoi ?
  • T’as déjà pris de la terre dans les yeux, sœurette ?

Convaincue, elle lui répondit :

  • A mon signal, tu lui jettes en plein visage.

Simone hurla lorsque s’approcha la silhouette immense :

  • Vas-y !

Et en fermant les yeux, elle assainit un coup, au hasard, sur la masse noire tandis que son frère resta silencieux et immobile, son projectile de fortune enserré dans la main.

  • ‘Aïe ! Mais vous êtes dingues !

Simone comprit rapidement sa méprise en entendant cette voix plus jeune et franche. C’est à ce moment-là que Toine reprit contenance et lui jeta en plein front sa motte de terre. La grande silhouette se laissa tomber à genoux en criant :

  • Aaah ! Ça va pas la tête ou quoi !

L’inconnu se frotta les yeux en secouant sa crinière bouclée. Simone surprise, fixa son frère.

  • Mais t’es pas bien, toi ?! Tu vois bien que c’est pas le vicieux et tu le charges quand même !
  • Attends ! Toi aussi, tu l’as frappé, lui rétorqua-t-il.
  • Oui, mais avant de voir que c’était pas lui !
  • Si j’vous dérange, je me barre et vous laisse rentrer, tranquille, chez vous tout seuls !

La silhouette s’était redressée. C’était un homme d’une vingtaine d’années. Il semblait bien bâti sous ses multiples couches de vêtements. Il portait un vieux chandail couleur beige et un pantalon marron usé. Son allure patibulaire n’inspirait pas vraiment confiance.

  • Et qui vous dit qu’on est perdu ? osa Simone, pleine d’audace.
  • Ah pardon, mam’zelle. Je vous laisse à votre promenade nocturne. Bonne soirée.

Il lança un geste de salut et fit mine de s’éloigner.

  • Ok, ça va ! Vous n’allez pas nous laisser là, quand même ? L’étranger lui fit volte-face tout en se frottant les yeux rougis.
  • Mais oui, et bientôt je vais devoir m’excuser d’avoir interrompu votre promenade et d’avoir reçu ton coup de bâton aussi ! persifla-t-il en lui désignant le haut de son crâne.

Simone parut confuse et, bien que la situation ne l’enchantât pas, elle prit conscience que cet homme incarnait leur seul espoir de retrouver la civilisation. En se mordant la lèvre inférieure, elle esquissa des excuses non sans ajouter moult justifications :

  • Désolée pour le coup... mais on était poursuivis par un fou furieux et j’ai cru que c’était lui et....

Le regard incrédule du jeune homme stoppa net les prémices de sa plaidoirie. Toine vint à sa rescousse.

  • C’est qu'il a voulu me toucher les cheveux, le dingue ! Il avait un regard de vicieux.
  • J’sais pas, moi, j’étais pas là. En revanche, je peux vous dire qu'il y a un bail que vous fuyez un fantôme car je vous ai vu de là-haut et personne ne vous suit depuis un long moment. C’est quoi vot’ nom ?

Son regard interrogateur passa d’un ado à l’autre. La jeune fille fit la moue. C’est certain, il va se foutre de sa tronche en entendant son prénom, se dit-elle. Elle en avait l'habitude. Elle ne pouvait plus calculer le nombre de fois où les copains l'avaient appelé “Simone la vieille”. Elle prit les devants :

  • Lui, c’est mon frère, Antoine, mais son p’tit nom c’est ‘Toine’. Et moi, c’est Simone. Aucune réaction du jeune homme qui répondit sereinement :
  • Moi, c’est Jonas mais on m’appelle Jo.

Jo raconta qu’il venait du village voisin où il vivait avec son grand père et sa tante. Il était berger et passait toute la saison estivale en alpage avec le cheptel de brebis de son grand-père. Il remontait le versant de la montagne lorsqu'il les avait vus détaler comme des lapins. Avec les culottes courtes orange du garçon, ils étaient visibles à des kilomètres, plaisanta-t-il. Il remarqua que Simone grelottait. Il fouilla dans son sac à bandoulière et en sortit une veste.

  • Tiens, lui dit-il, c’est pas grand-chose mais, crois-moi, ça te réchauffera.

Elle hésita un moment avant de prendre ce qui ressemblait à un vieux pardessus. Sans relever, Jo remarqua son indécision. Il se tourna vers le jeune garçon.

  • Désolé mon gars, je n’en ai qu’un et honneur aux dames, comme on dit. Il fit un clin d’œil à Toine et reprit :
  • Bon, c’est pas tout ça mais il faut se bouger. Ça craint de rester la nuit, ici.
  • Tu nous aides à redescendre dans la vallée ? questionna Toine.
  • Non, il est trop tard, on va se viander plusieurs fois avant d’atteindre la route. En plus, dans cette nuit noire, comme je vous l’ai dit, la forêt, ça craint. Je vous emmène dans mon refuge.

Sur ces mots, il pointa du doigt la cime des arbres qui cachait la montagne. L’air devenait de plus en plus frais. Des bruits sourds et des petits cris d’animaux se faisaient entendre au loin. L’odeur de humus prenait les narines.

  • Tu veux nous faire croire qu’il est moins dangereux de monter là-haut que de redescendre d’où l’on vient ? rétorqua Simone.
  • Peux-tu seulement me dire d’où tu viens, mam'zelle ? Je ne sais pas depuis combien de temps vous courez comme des lapins mais vous êtes à des kilomètres de toute habitation. Enfin, plus nous allons monter et plus la nuit sera claire. Fais-moi confiance ! Je connais bien ce coin de montagne. J’y passe mes journées. Maintenant, à toi de choisir. Soit, tu me suis, soit tu descends toute seule. Moi, faut que je remonte mettre mes brebis dans l’enclos avant la nuit, et vu le ciel, c’est déjà mal barré !

Jonas fixait la jeune femme, l’air tenace. Ce n’était pas son style de se mettre en avant de la sorte. Il était plutôt du genre à laisser dire et à garder ses émotions pour lui. Toutefois, il fallait bien avouer que cette petite et ses certitudes l’avaient piqué au vif. Il reprit :

  • Vous avez de la chance que je vous ai vu de si loin ! J’ai laissé mes brebis pour vous aider et, même si j’ai totalement confiance en mes chiens, ils n’ont pas pour habitude de les surveiller si longtemps sans moi.

Simone hocha la tête en signe d’acquiescement faisant comprendre à Toine qu'ils n’avaient pas le choix. Celui-ci prit la parole :

  • Ok. On te suit. Mais t’as du réseau, là-haut ? Faut qu’on prévienne nos parents. Jo parut interloqué par la question avant de sourire en commençant à marcher.
  • Toi, t’es vraiment un mec bizarre !

Toine n’osa pas lui demander d'explications supplémentaires. Après réflexion, avoir du réseau ou le wifi si haut, ça serait vraiment trop stylé, franchement ! pensa-t-il en suivant sa sœur.

Le petit groupe se mit en route et sortit de la forêt. Toine et Simone eurent le souffle coupé par la beauté du paysage qui leur fit face ! Quelle magie de voir les nuages teintés de rose, percés par la cime des montagnes. On devinait au loin, les neiges éternelles sur certains endroits du ciel. Cette voûte céleste était comme lacérée par des épées dévoilant l’infini sombre piqueté d’étoiles. Aucun bruit, sauf une légère brise chargée du parfum des fleurs sauvages qui vint leur chatouiller les narines, ne perturbait la splendeur de cette toile vivante et éphémère.

  • C’est magnifique ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau ! s'exclama Simone.

Sans un mot Jo la fixa, l’air satisfait. Cette petite l’intriguait. Si belle et si farouche, si enfant et si femme à la fois, il en avait été troublé dès son coup de bâton. A cette pensée, il passa ses doigts sur la bosse sensible à l’avant de la tête. Ouille ! C’est qu’elle n’y est pas allée de main morte, cette fille !

Les silhouettes des trois jeunes gens se dessinaient sur cette allégorie pastelle et magnifique. Aucun d’entre eux ne remarquèrent la lueur bleue glacée au fond de la forêt. Ils étaient tous tellement éblouis par ce ciel magique, qu’aucun d’entre eux ne prirent la peine de jeter un œil par-dessus leur épaule. Arrivés enfin sur le plateau, Jonas les laissa là, le temps de faire rentrer ses brebis dans l’enclos. Sa maîtrise du sujet, aidé par un chien venu de nulle part, lui permit de finir sa tâche en quelques minutes. Il revint près des citadins :

  • Voici Zip ! dit-il en présentant son Border Collie. Au-delà d’être un très bon chien de berger, c’est mon plus fidèle compagnon.

Dans l’enclos, trois brebis bêlaient en se frottant sur les barrières. Jo alla jusqu’à elles, la fratrie sur les talons.

  • Elles sont pas contentes ! dit Jonas en riant. Ces trois-là, c’est mes chéries. Si elles n’ont pas leur dose de câlins avant le coucher, elles bêlent comme des filles !

Il décocha un sourire à Simone qui ne réagit pas du tout à la plaisanterie. Puis, il se tourna vers Toine :

  • Allez, je te les présente, dit-il sans s’arrêter de rire. Voici Brigitte, Jeanne et celle à tête noire, c’est Hash.
  • Haha, très drôle ! répondit Toine. Tu donnes des noms à tes moutons, toi ? Et les autres, ils s’appellent comment ?

Jo caressait une à une ses trois brebis fétiches.

  • Non, les autres, elles n’ont pas de noms. Tu sais il y en a trente-cinq ! Mais, Ces trois demoiselles, je les ai mises au monde quand j’avais 17 ans. C'étaient mes premières naissances. Mon grand-père m’a dit, ce soir-là : « Maintenant, elles sont à toi. Tu en es responsable ». Elles sont devenues mes amies. Allez mes belles, je vais revenir vous traire bientôt et puis, c’est dodo !

Les brebis s'éloignèrent comme si elles l’avaient compris.

  • Et vous, dit-il en direction des jeunes, suivez-moi.

Il partit vers une petite masure de pierre qui jouxtait l’enclos. L’épaisse porte était fermée par un énorme verrou. Il l’ouvrit. Un grincement zébra le silence de la montagne. En allumant une lampe à huile, il fit découvrir à ses invités son univers. Une odeur de bois brûlé refroidi volait dans l’air. A droite de l’entrée, se trouvait une table en vieux chêne avec un banc de chaque côté. Un évier, où séchait de la vaisselle d’un autre temps, faisait face à l’unique fenêtre. A l’opposé de la porte, s’imposait une cheminée, d’où émanait cette odeur de bûches consumées par le feu. Elle était aussi grande que la pièce était petite. Un premier lit, converti en canapé de fortune par des énormes coussins, se trouvait le long du mur qui faisait face à l'espace cuisine. Juste au-dessus de cette couche, surplombait une petite mezzanine où on y devinait un deuxième couchage. Son accès se faisait par une échelle adossée à gauche de l’entrée. Des ustensiles de cuisine étaient suspendus au mur, près de la table. Couvertures et vieux édredons couvraient partiellement le lit. Les murs étaient par endroit à nu et par d’autres enduits d’un torchis blanc. Aucun objet inutile ne semblait se trouver dans cet endroit si ce n'est un mystérieux coffret en bois posé sur le rebord de la cheminée. Simone n’arrivait pas à croire qu’une telle maison pouvait encore exister au vingt-et-unième siècle.

  • Entrez, fit l'hôte. Je vais faire du feu. D’ici quelques minutes il fera suffisamment chaud pour vous promener tout nu, plaisanta-t-il.

Il s’affairait à la tâche, non sans observer du coin de l’œil ses invités de fortune. C’est Toine qui rompit le silence avec un « Wouah, c’est stylé ici ! »

  • Et tu vis comment sans électricité et sans eau courante, sérieux ? Et tes toilettes, elles sont où ? T’as pas même une douche ?

Simone s’approcha du pseudo canapé, épousseta le plaid à carreau qui le recouvrait pour s’y asseoir juste au bord. Ce comportement fit sourire Jo qui la regardait en brisant des brindilles pour le feu. Il décida de ne pas relever l’attitude désobligeante de la jeune fille et renseigna Toine.

  • Depuis l’année dernière, j’ai installé des toilettes sèches derrière la cabane. Avant, c’était dans la forêt. Pour l’eau, je vais me baigner dans le ruisseau qui se trouve en contrebas et j’ai une réserve d’eau dans une petite citerne derrière. Je la remplis tous les trois jours en ramenant, au seau, l’eau du ruisseau. Bientôt, j’installerai une arrivée directe du ruisseau jusqu'à la cabane. Mais l’urgence cet été, c’est de sécuriser l’enclos. Les loups rôdent de plus en plus dans la région et le patou ne suffit plus.

Jonas parlait avec passion de sa montagne et de son métier de berger. Simone, qui n’avait pas parlé depuis leur arrivée à la cabane, demanda :

  • Le patou ? Qu’est-ce que c’est ?

Jo continuait à attiser le feu. Il demanda à Toine de lui passer une énorme grille qui se trouvait près de l’évier. Le jeune homme alla la chercher en attendant sa réponse. Les deux citadins semblaient comme subjugués par les récits de Jonas. Celui-ci reprit :

  • Un patou, c’est un énorme chien. Il vit avec le troupeau et ne le quitte jamais. C’est un peu sa famille. Il est bien plus proche des moutons que du berger. Il donnerait sa vie pour une seule des brebis. Son rôle est de protéger le cheptel quoiqu’il lui en coûte. Vous ne l’avez pas vu ce soir et pourtant il était bien là, couché non loin de vous. Il vous a observé et si vous aviez eu juste un mouvement suspect, il vous aurait sauté dessus !
  • Merci de prévenir, fit Simone.

Elle cherchait vainement du réseau avec son portable.

  • Mam’zelle, à ta place je mettrais ce truc de côté. Il n’y a aucune chance de le faire marcher ici. Je te conseille de le ranger. Demain, lorsque vous descendrez, tu pourras peut-être en faire quelque chose.
  • Lorsque vous descendrez ? Ça veut dire que tu ne vas pas nous emmener jusqu’en bas ? s’inquiéta Simone.
  • Dis donc, je suis flatté de voir ta déception alors que tu me connais à peine ! plaisanta Jo. Non, je ne peux pas descendre et laisser mon troupeau sans surveillance. En plus, je dois les emmener sur l’autre clairière pour la journée. Va falloir que vous y alliez seuls. Mais ne vous inquiétez pas, je vous amènerai jusqu’au sentier des randonneurs. A cette époque de l'année, il y en a du monde, ajouta-t-il non sans amertume.

Simone parut déçue mais se reprit vite avant de laisser toute émotion égratigner son stoïcisme.

  • Moi, suis pas certain de pouvoir descendre sans toi, Jo. Franchement on l’a échappé belle aujourd’hui.
  • T’inquiète Toine, je suis persuadé qu'il y a déjà des dizaines de personnes qui ratissent la forêt à votre recherche. Tu seras à peine sur le sentier, qu’ils te cueilleront toi et ta jolie sœur.
  • Tu as l’air sûr de toi, Jonas et pourtant, tu ne nous as pas emmené à leur rencontre.

Pourquoi était-elle toujours aussi négative, comme sur la défensive ? se demanda le jeune berger.

  • Allez, venez souper !

Il mit sur la table une grosse miche de pain, du fromage de brebis ainsi que des salaisons et du lard grillé

  • Demain, j’irai chasser pour qu’il y ait une belle pièce de viande sur la table. Il faut fêter votre passage. Ajouta-t-il.
  • Heu, non, Jonas, c’est très gentil mais du pain et du fromage, c’est bien suffisant, n’est-ce pas Toine ?

Le frangin, la bouche pleine, acquiesça d’un signe de tête. Il en rêvait de manger ! Et ce pain ! Jamais il n’en avait goûté d’aussi bon !

Le repas fini, Jo répartit les couchages.

  • Bon, je propose de vous laisser la mezzanine. Moi, je prendrai le lit couchette. Là- haut, c’est bien plus douillet. Il y a une petite lucarne où vous pourrez voir les étoiles.

Il s’affairait. On voyait bien qu’il ne recevait pas beaucoup de monde dans sa cabane montagnarde et il voulait faire les choses bien. Il ouvrit le banc par le dessus et en sortit, quelques chemises liquettes blanches parfaitement pliées. Il les secoua prestement, libérant un léger parfum de lavande. Simone prit le vêtement qu’il lui présenta avec des pincettes alors que Toine, qui était déjà torse nu, enfila le linge blanc et monta quatre à quatre l'échelle.

  • Argh ! Enfin une bonne nuit crapulax ! dit-il en se lovant sur sa couche.
  • Ton frère, lui, il est vraiment drôle !
  • Ah oui ? Et moi, je ne le suis pas, c’est ça ?
  • Euh... suis pas du genre à mentir... concéda Jo avec un air faussement gêné. Tu n’es ni drôle, ni vraiment agréable.

Il la regardait du coin de l’œil en faisant semblant de s’affairer à attiser le feu. Simone fut pincée au vif.

  • Eh ben dis-donc. Tu te fais vite une opinion sur les gens, toi !

Simone, vexée, s’enfonça un peu plus dans les coussins. Les bras croisés, elle se mordait la lèvre inférieure comme une petite fille boudeuse.

  • Faut pas m’en vouloir, je suis quelqu'un de direct. Mais avoue que t’es pas très sympa quand même ! T’arrives ici, tu fais mine « oh mon dieu où vais-je me mettre, quelle saleté, dis-donc ! »

Il l’imitait à s’asseoir sur le traversin de fortune.

  • Alors que c’est plutôt moi qui devrais te demander de retirer ton pantalon tout séché de terre. Tu sais, c’est pas parce que je vis en haut des montagnes que je suis un pouilleux !

La colère de Simone se transforma en embarras, rosissant ses joues. Afin de garder contenance, elle se leva pour s’approcher du feu qui mourait dans la cheminée.

  • Je suis désolée si je t’ai blessé. Je n’ai pas l’habitude d’être ... elle chercha ses mots, ... dans ces conditions, finit-elle.
  • Ne t’inquiète pas d’ici demain, ça sera terminé. Tu vas retrouver ton petit confort, tes amis et ta famille.
  • Ma famille ? En est-ce une seulement ?
  • Ben, écoute je ne connais que ton frère et franchement j'aurais aimé ne pas être enfant unique et grandir avec quelqu’un comme lui.
  • Ouais t’as vu que son beau côté, répondit-elle en souriant. Elle continua en se calant dans les larges coussins du canapé. Son visage était éclairé par les petites flammes qui tentaient désespérément de ne pas s’étouffer. Elle demanda : tu n’as ni frère, ni sœur ?
  • Nan, pour pouvoir avoir des frères et sœurs il faut avoir des parents. Mon père est de Paris, il y est reparti depuis des années déjà. Quant à ma mère, elle est morte. J’avais sept ans.
  • Oh merde ! Je suis désolée ! Et tu n’es pas parti vivre avec ton père ?
  • Non. C’est une histoire assez compliquée, tu sais.

Simone, curieuse lui fit comprendre qu’elle aimerait qu'il lui raconte. L’atmosphère s’était adoucie et Jo se laissa aller à la confidence.

  • Lorsque ma mère a rencontré mon père, c’était dans cette montagne. Elle était venue rejoindre mon grand-père sur les estives pour lui amener des vivres. Elle descendait tranquillement lorsqu’elle s’est retrouvée nez à nez avec ce parisien. Il s’était perdu dans la montagne. Plus tard, il lui avouera qu’il pensait mourir là, car il tournait en rond depuis des heures. D’après ma grand-mère, ce fut le coup de foudre et ma mère n'a pas hésité longtemps à partir avec lui à Paris. Ils se sont mariés. Puis, ils m’ont eu. Ma mère avait vingt ans. Je me souviens qu’elle était très belle. C’est un peu con, ce que je vais dire, mais c’est son odeur qui me manque le plus. Elle sentait bon la rose. Le soir, quand elle me berçait, je me blottissais tout contre elle. Son parfum m’enveloppait dans sa chaleur et je m’endormais au rythme de son cœur. Elle était belle, elle était douce, ma mère.

Le regard de Jonas était perdu, noyé dans l’antre de la cheminée. Simone ne pouvait détacher ses yeux de ce visage si particulier. Le nez droit, les traits fins, il avait un côté noble qui contrastait tellement avec son allure de paysan ! Ses boucles châtain clair lui couvraient la nuque. Elle continua son exploration en s’attardant sur les épaules robustes puis la poitrine large et musclée qui se devinait sous sa tunique. Le rude et intense travail de berger avait façonné ce corps tout en muscle ; non pas comme un bodybuilder mais plus en finesse comme un coureur de fond. Sa bouche bien dessinée, ses grandes mains abîmées par les rudes tâches quotidiennes étonnaient Simone. Comment pouvait-il être si rustre et si délicat à la fois ?

Jonas continuait ses confidences :

  • Je suis né à Paris. Ça t’en bouche un coin ça, hein ! plaisanta-t-il en la fixant quelques instants. Mes parents ne sont revenus ici que vers mes cinq ans lorsque ma mère est tombée malade. On ne savait pas ce qu’elle avait exactement. Elle ne se nourrissait que très peu et vivait avec une certaine apathie. Pour mes grands- parents, c’était le mal de la montagne. Pour eux, elle ne pouvait pas vivre loin de celle-ci. Pendant notre séjour, elle avait repris des couleurs. Mes plus beaux souvenirs avec ma mère, c’est ici dans cette cabane, quand on venait apporter les vivres à mon grand-père et qu’on y passait un week-end entier. Elle s’occupait des brebis, elle riait au vent, elle me courait après. Le soir, on s’endormait l’un contre l’autre en regardant les étoiles par la lucarne. C’était bien.

Jo prit d’émotion marqua une pause.

  • Quand mon père vit qu’elle allait mieux, il décida qu’il fallait rentrer vivre à Paris.

Ma mère en pleurait mais, lui, ne supportait pas la montagne. Il en avait peur. Moi- même, je me souviens, je ne voulais pas partir. La veille de notre départ, ma mère disparut dans la nuit. Tout le village l’a cherchée. Tu sais, il faut une demi-journée de marche pour venir jusqu’ici. Donc il en a fallu du monde pour passer au peigne fin les environs. C’est seulement le lendemain matin que mon oncle l’a retrouvée. Son corps gisait dans le ruisseau, en contrebas de la cabane. Il paraît qu’elle était devenue toute bleue et que son crâne était fracassé, certainement par sa chute qui avait dû être très violente. Elle était partie en chemise de nuit, pieds nus.

  • Mon dieu, Jo, je suis tellement désolée pour toi ! Elle lui prit la main pour le réconforter.
  • Oh ! T'inquiète ! Ça fait plus de dix ans maintenant ! Mon père est reparti, brisé, à Paris. Il m’a demandé ce que je voulais faire. Et j’ai voulu rester ici. Cette montagne, c’est un peu ma maison. Chaque fois que j’y monte, chaque fois que je la regarde, je sens que ma mère n’est pas loin. Je ne pourrai jamais la quitter bien longtemps.
  • Tu n’étais qu’un enfant, tu venais de perdre ta mère et ton père t’a laissé ici ! Comment a-t-il pu ?
  • Simone, les gens ne réagissent pas tous de la même façon face à la douleur. Mon père aimait sincèrement ma mère. Moi, je n’étais pas le plus important. En quelques mois, mes grands-parents m'ont donné plus d’amour et d’attention que mon père en sept ans. C’était presqu’un inconnu pour moi. Il a été très sage de me laisser ici, parmi les miens.

Simone fit la relation avec sa propre histoire. Ce fut à elle de se dévoiler.

  • Ma mère aussi, elle nous a demandé de choisir entre vivre avec elle, à Paris ou rester avec notre père, à Lille.
  • Et tu as choisi de rester avec ton père ?
  • Comment le sais-tu ?
  • Une intuition, répondit Jonas en souriant.
  • En réalité, je n’ai pas choisi mon père. J’ai choisi mon univers, mes amis, mes....
  • Tes certitudes
  • Heu oui aussi, avoua-t-elle.
  • Tu lui en veux, n’est-ce pas ?

Elle savait très bien de qui il voulait parler. Le feu s’était éteint dans la cheminée, seule la lampe à huile posée sur la table éclairait la pièce.

  • Je pense qu'il vaudrait mieux que j’aille me coucher.
  • Oui et moi, il est temps que je m’occupe de la traite. Conclut Jonas en se redressant.

Elle se leva et se dirigea vers l’échelle.

  • Simone ?
  • Oui ? dit-elle en marquant une pause.
  • Tu as une chance de dingue d’avoir tes parents. Profite d’eux et arrête de te poser trop de questions. La vie est courte, tu sais.
  • Tu as certainement raison, rétorqua-t-elle sans se retourner. Bonne nuit.
  • Bonne nuit.

Jonas prit son pardessus et sortit.

Bien blotti dans le lit de la mezzanine, Toine avait écouté la conversation. Ce Jo n'avait plus de famille, ne possédait presque rien et pourtant il semblait heureux parmi ses brebis. Il ne bougea pas lorsque sa sœur vint se coucher près de lui. Elle lui tourna immédiatement le dos. Lui, faisait semblant de dormir. Il n’avait aucune envie de plaisanter, aucune envie de lui montrer son émotion. Il restait là, allongé, à regarder la nuit persillée d’étoiles que la petite lucarne laissait entrevoir.

Simone, elle, se cala sur son flanc, la tête posée sur les avant-bras. Elle regardait vers l’unique pièce attendant le sommeil avec impatience. Elle ne dormait toujours pas au retour du jeune homme. Elle vit Jo se délester de ses vêtements sans aucune pudeur, lui qui était persuadé que la fratrie était endormie. Il avait le torse solide, la peau étrangement pâle pour un homme du sud qui passait le plus clair de son temps à l’extérieur. Sur son épaule gauche et allant jusqu’à son coude, un arbre aux centaines de branches s’enracinait fièrement. Assis sur le lit de fortune, il enfila sa tunique pour la nuit et leva les yeux vers la mezzanine. Il ne dit rien. Il sourit tout simplement à la pénombre de la nuit.

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