IV . Les Sous-Bois

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 — Alors, tu as décidé de venir avec moi ?
 Law cheminait gaiement sur les sentiers de terre. Les vents m’avaient transporté jusqu’à lui. Je répliquai d’une voix espiègle.
 — Comment ferais-tu sans carte ni boussole ?
 Il sourit à la malice. Nous traversions le sillon de plaines irriguées dont la terre se durcissait à mesure que nous empruntions la voie de l’Ouest, aux frontières de Cysée. Le ciel d’azur portait des nuages oisifs qui traçaient de larges ombres sous nos pas. À travers leur coton, nous distinguions deux Arkanges pourfendre les cieux et s’irradier de teintes lapidaires. Law avait intercepté mon regard, intrigué par l’envergure de son Arkange.
 — Aaer. Il s’appelle Aaer. « Le Cycle du Cercle ».
 Je demeurais stupéfaite. Aaer. Les bois de ce cerf mythologique étaient dérobés à la nuit profonde. Il bombait le buste, piqué de muscles puissants sur une mâchoire véhémente. Deux yeux crépitaient sourdement d’un iris doré. Aaer divisait l’air de ses larges ailes rabattues le long de son corps. Furtivement, le jeune aventurier tendit son menton vers les nuages. Il y désigna Laey qui volait à plusieurs mètres de distance, dans un ciel qu’elle aurait dérobé à elle-même.
 — Est-elle contrariée ?
 J’agitais frénétiquement la tête.
 — C’est dans sa nature. Laey n’est pas en paix. Elle ne l’a jamais été…
 Law s’était acquitté d’un hochement de tête magnanime. J’ajoutai faiblement.
 — Il doit y avoir une chose infâme en moi.
 Il rit de gaieté de cœur.
 — Les Arkanges et leurs mystères.
 Ainsi débutèrent nos aventures. L’esprit léger sous un ciel de printemps nouveau. Nous cheminions vers l’ouest, en direction de la Cité d’Opale et progressions à l’orée du bois Eden Garden. Nos espoirs dans ce périple étaient divergents. Law et ses cheveux hirsutes prétendraient à la succession du Roi d’Asphalte, celui dont le dessein est de veiller sur les Portes du Crépuscule. Les légendes transcrivaient la présence d’un portail occulte greffé à travers ces mêmes portes : une faille infâme, griffée sur la ligne du temps, taillé en plein cœur de la Cité d’Asphalte et ouvrant vers la dimension du Chaos. En ce dessein, le Crépuscule devait être maintenu clos.
 Je souhaitais, pour ma part, enquérir ce Souverain d’une faveur qui reliait le Monde des Vivants au Royaume des Esprits : celle de rendre Sail à la vie. Dans cette expédition, j’aspirais également à distiller les tourments scellés en moi-même, fut-il possible d’y parvenir. Cette épopée présageait de nombreux bouleversements, jonchés de péripéties fracassantes. Néanmoins, notre quête du Crépuscule s’amorçait bel et bien ici, à la lisière du bois Eden Garden et de ses arbres enracinés jusqu’à la cime du ciel.

 À la mi-journée, nous pénétrions l’orée du bosquet. C’était une forêt dense et contrastée composée de deux reliefs particuliers. La forêt ancienne, primaire, était gorgée d’une canopée vertigineuse. Myrtes, nerpruns, cornouillers et mahonias obtenaient des diamètres extraordinairement larges et pouvaient s’enorgueillir d’être plusieurs fois séculaires. Quant au second relief de la forêt, il appartenait à des parcelles du sous-bois cultivées et entretenues par la main de l’homme. La forêt secondaire. Eternellement jeune, en perpétuel renouvellement. Près de celle-ci, nous nourrissions l’espoir de rencontrer âme humaine. C’était autant de sources d’informations à assembler pour localiser la Cité d’Opale. Car si notre carte -aussi candide fut-elle - était juste et notre boussole précise, il n’était de bonne augure de se perdre en bosquet. Les bois Eden Garden étaient précisément saturés de lémures et de récits folkloriques, teints d’affabulations lugubres. Il était récurrent d’y trouver terrifiante péroraison. Une légende nécromancienne y régnait. Par ailleurs, je figurais bien trop préoccupée par mes pensées pour discerner le bois s’obscurcir autour de nous. D’une voix allègre, j’interrogeais.
 — Law ?
 L’aventurier hocha la tête d’un mouvement vif.
 — Nous parlions d’un Roi. Celui qui a le devoir de veiller sur les Portes du Crépuscule. Mais ce Roi pourrait-il être une…
 Law trancha avant que je n’eus achevé ma phrase.
 — Le précédent souverain s’appelait Pariage d’Egée.
 Ses yeux luisirent en se posant sur moi.
 — Et c’était une Reine.
 Je demeurai stupéfaite.
 — Elle régna quatre-vingt-trois décennies avant de chercher son successeur. Où étais-tu tout ce temps ? Cloîtrée hors de notre monde ?
 Je m’offusquais.
 — Je te l’ai dit, l’Histoire ne nous est parvenue que par des légendes.
 Il rit de bon cœur.
 — Alors je te le répète : les légendes sont vraies.
 Subitement, Law arqua ses yeux jusqu’à la canopée du sous-bois, examinant à pas feutrés la trace d’une forme de vie sylvaine et reprit à voix basse.
 — Les combattantes sont plus nombreuses que tu ne le crois. Tu aurais toutes tes chances.
 À ces mots, nous contournions un obélisque auguste gravé en formules mathématiques et en chiffres abstraits. À son détour, nous découvrions le parvis d’une chaumière rudimentaire couverte de lichens des sous-bois. Elle demeurait à plusieurs enjambées de nous, clairsemée de fleurs des rivières et d’une culture de plantes légumineuses. Un cercle de pierres rondes abritait cendres et braises qui crépitaient dans son âtre. Elles dégageaient une épaisse fumée en rôtissant une formidable pièce de viande, bien trop copieuse pour un seul homme. Law para notre marche, sceptique. Les circonstances étaient trop favorablement prononcées. L’odeur de la viande fumée éveilla cependant son estomac en un grognement rauque. Il se massa énergiquement l’abdomen et le somma de garder le silence. Puis nous progressions à pas lents, dans une souplesse acrobatique qui contenait des lancés de jambes enflées et parfaitement silencieux jusqu’à atteindre le parvis de la chaumière du sous-bois ainsi que son repas en concoction. Sitôt parvenus à destination, Law étira un sourire intrépide.
 — Tu vois, aucun danger.
 Brusquement, deux yeux immenses griffés de pupilles filaires, fendirent la pénombre derrière ses omoplates. La bête se redressa suprêmement au-dessus de nos épaules, déployant une mâchoire carnassière garnie de canines affutées. Le jeune aventurier pivota lentement en humant l’exhalaison bestiale de cette créature. C’était un fauve. Un fauve aux proportions aussi imposantes que ne s’élançait la canopée des arbres. Law mâchonna d’entre la commissure de ses lèvres.
 — Kalia. Je ne t’ai toujours pas posé la question...
 J’observais ses pupilles se dilater intensément à mesure que s’amplifiait le danger. Une adrénaline aguerrie étirait son sourire.
 — Tu sais te battre ?
 Le rugissement de la bête déchira la placidité de la forêt.
 Nous roulions au sol avant d’être brisés par son coup puissant. Le fauve avait frappé à terre, abattant plusieurs arbres dans un fracas assourdissant. Il fendait à présent dans notre direction. Sa force et sa vitesse étaient similaires à son envergure : toutes trois colossales. La bête jeta son buste impitoyable vers nous. Pétrifiée par son assaut, je brisais mon élan et me laissais dévorer par l’ombre féroce qui s’étendait par-delà mes épaules. Le fauve disloqua les airs de ses phalanges cruelles tandis que Law me plaquait au sol. Malgré cette échappée, le carnassier parvint à glisser ses griffes sur nos corps dans un crissement pénétrant. Nos équipements nous avaient certainement évincé d’être tranchés jusque dans nos chairs. En dépit de leur robustesse, ils succombèrent à l’assaut. Le félidé parvint à déchiqueter mon cardigan et à sectionner le pourpoint de Law, de son encolure à son ourlet. Leurs lambeaux churent irrémédiablement, agréant à ce que l’air du bois obscur ne s’engouffre dans leurs trouées et effleure nos côtes. Le fauve n’eut pas épargné d’étoffe assez large pour couvrir mon buste. Seule subsistait une bandelette de soie nouée fermement autour de ma poitrine et qui constituait mon dessous. Law s’en aperçu. Troublé, il bascula le regard dans une direction opposée tout en dissimulant ses joues teintes de rose vif. Sitôt fut-il redressé face à la bête que ses équipements cédèrent, libérant un torse musclé et ruisselant de perles de sueur. Lui ne partageait pas la même pudeur à exhiber son corps. Il n’en était pas non plus de circonstance.
 Le carnassier chargea à nouveau. Il s’élança atrocement par-delà nos épaules, obturant les rayons fastueux qui perçaient à travers la canopée du sous-bois. D’effroi, j’invoquai une forme de mystique. Mes lèvres exsangues articulèrent.
 — Expulsae !
 Le halo fut d’une envergure considérable. Il détonna brusquement sur le fauve dans un souffle puissant et se distilla en circonférence autour de nous. Indomptable autant qu’abscond, c’était une capacité qui drainait ma terreur. Le fauve fut projeté à plusieurs mètres en lisière du sous-bois. Son étourdissement avait ouvert une opportunité à Law. Le jeune aventurier braqua son poing et chargea sur la bête, ses équipements fuyants ses jambes, en un hurlement belliqueux. Avant qu’il n’eut atteint la mâchoire du titanesque félin, la porte de la chaumière claqua superbement dans le sous-bois. Elle fit trembler le sol, osciller les murs et vibrer les nerpruns aux alentours.
 — SILENCE !
 Une femme charnue, pourvue de lunettes ovoïdales et serties de saphirs, s’époumonait depuis le parvis de sa chaumière. Elle inspecta, de deux yeux vifs, la scène qui se tramait sur son perron et se hâta énergiquement vers le fauve. D’un trait, elle bondit jusqu’au crâne de la créature et saisi deux tiges de ses moustaches épaisses pour les brider au sol. Le félin demeura subitement docile, le museau apposé placidement contre le lichen du sous-bois. La femme menue susurra à son oreille.
 — Tout doux, Elfred.
 Puis d’une vive contorsion, elle pivota sur son séant et nous indiqua, de son index à la souplesse d’un lombric, le seuil de sa chaumière. Nous traversions le proscenium de ce théâtre inopiné d’un pas mal assuré, dévorés par le regard chétif du fauve et pénétrions la cahutte.

 La courte dame était ornée d’une cape blanche brodée de chiffres abstraits sous une kyrielle de formules indéchiffrables. Elle calotta sa porte pour la seconde fois, en faisant trembler les pavages de sa masure, vibrer les ornements aux murs et claquer des cristaux de verres entrechoqués. Grossièrement, elle nous toisa de bas en haut derrière ses lunettes flamboyantes. Law se présentait à torse découvert tandis que je retenais désespérément les nippes de ma tunique en les plaquant avec force contre ma gorge. Aussitôt, notre hôte charnue interrogea.
 — Qui êtes-vous ? Et que faites-vous ici ?
 Law avait appuyé ses mains sur chacune de ses hanches en étayant son buste ruisselant.
 — Nous sommes des voyageurs. Nous cherchons la direction d’Opale.
 La courte dame réajusta les besicles sur son nez aquilin.
 — La Cité d’Opale ?
 Nous acquiescions à rythme asynchrone.
 — Marchez plein Ouest. Vous vous êtes déjà égarés excessivement vers le Nord.
 Tout en formulant le point cardinal à suivre, notre hôte menue avait empoigné l’embrasure de sa porte et l’entrouvrit sur le fracas du sous-bois. Le félin carnassier rugit monstrueusement à notre vue. Elle ajouta, malicieuse.
 — Prenez-garde. Les bois sont dangereux.
 Nous échangions de nouveaux regards penauds, vacillants entre nos équipements déchiquetés et la canine barbare de la bête. Subitement, Law désigna le fauve de ses deux yeux inquisiteurs. Il apparaissait que ni lui ni moi n’avions jamais rencontré pareille créature.
 — Et ça, c’est quoi ?
 La courte dame fit volte-face, dissimulant un sourire espiègle sous ses besicles lapidaires.
 — Ça ? C’est mon mari.
 Un rugissement barbare rompit la stupéfaction qui s’installait sur le parvis de la chaumière. Notre hôte charnue chassa ses deux yeux au ciel et poursuivit, contrainte.
 — Cependant, je crains qu’Elfred ne soit décidé à vous laisser vous échapper par le seuil de notre demeure. Vous passerez par une brèche à la dérobée.
 Ainsi, elle nous indiqua de la suivre à travers la chaumière. Si chaumière fut-elle. La demeure, qui s’apparentait à une masure de bosquet, recouverte de parmélies et entortillée d’usnées du sous-bois, s’édifiait d’allures merveilleuses à mesure que nous la traversions. Son antre recelait de couloirs longs parsemés de sources lumineuses fantastiques. Des alambics aux liquides effervescents, phosphorescents, luminescents clairsemaient les pièces et sabordaient les rallongements que nous empruntions. Des chambrées de bois précieux, de pierres royales et de tapisseries soyeuses s’accumulaient, enfantant d’incroyables vertiges à la dimension de cette demeure. Rythmée par ses pas frénétiques, la courte dame poursuivit.
 — Avant que vous ne vous mépreniez sur une mésaventure hybride entre une humaine et un incube, qui s’avérerait somme toute extrêmement désobligeante, je conteste. Je suis une chimiste. Hydrologiste renommée. J’étudie les liquides, leurs mécaniques et leurs capacités.
Elle précipita la cadence de ses pas en expulsant ses bras au ciel.
 — Est-ce donc à moi d’anticiper le fait que mon bien futé de mari ne se méprenne sur la nature d’une éprouvette au liquide verdâtre…
 Puis elle rabattit son visage nonchalamment vers le pavage du sol, la paume de sa main dissimulant sa lippe.
 — … Et qu’il déguste une solution métamorphique comme une huile parfumant nos délicieux pissenlits ?
 La courte dame para soudainement sa marche sur le seuil d’une pièce aux fresques abstraites, dessinée d’équations tout autour des murs en pierres. Elle tira une tapisserie archaïque et dévoila une large brèche griffée dans l’une de ses parois. Elfred avait dû passer par là… Avant que Law ne s’engage à l’emprunter, je retins son avant-bras. Puis je déclarai, d’une voix hâve.
 — Nous pouvons vous aider.
La chimiste charnue réajusta ses besicles et fronça le sourcil.
 — Et comment ?
 Law soutint son regard décontenancé. En modérant d’une main les nippes de mon regretté cardigan, je fouillai de l’autre dans une bourse tenue intacte à ma ceinture. J’en extrayais une fiole de sels et l’agitais sous le faisceau des lampes à huiles.
 — Donnez-lui en une poignée. Il devrait retrouver forme humaine.
 L’hydrologiste menue rehaussa ses verres sur des mèches de cheveux entortillés en examinant l’objet à pupilles nues. Elle le fit ensuite valser d’une main à l’autre, fascinée par son contenu. Je développais.
 — Ce sont des sels curatifs. Ils proviennent de la Baie de Cysée. Ceux-là paralysent la mystique. Ils vous aideront.
À ces mots, la courte chimiste recouvra ses yeux intrigués sous ses lunettes lapidaires. Promptement, nous regagnions le seuil de la chaumière, traversant à nouveau les longs couloirs irisés par le reflet des expériences et solutions chimiques en cours. La physicienne menue avait, à son inaccoutumée, entrouvert avec courtoisie sa porte de bois épais. Elle s’était approché de la formidable pièce de viande rôtissant sur ses braises lasses et l’avait saupoudré d’une poignée de sels mystiques. À sa permission, Elfred le fauve se saisit docilement du lard gastronomique et le dévora goulûment. Les instants qui suivirent le métamorphosèrent. Ses crocs affutés se réincarnèrent en mâchoire humaine. Son buste de fauve s’écrasa sur lui-même pour naître d’une gorge et d’un abdomen semblable. Ses griffes impitoyables devinrent des abstractions à ses ongles et enfin, sa crinière ébouriffée se ramifia en une chevelure brune indisciplinée, couplée à une barbe drue. Elfred était redevenu celui qu’il était. Il se présentait également complètement nu. Néanmoins, la chimiste charnue perlait de joie derrière ses besicles de saphirs. L’heure était aux retrouvailles.

҉

 — Le Laboratoire des Bois Eden Garden vous sera toujours reconnaissant de vous être égarés en forêt.
 L’hydrologiste aux yeux vifs nous avait conduits dans une pièce de hêtre clair, sur les hauteurs de sa chaumière. Là, alambics, appareils de distillation, baromètres, capsules manométriques, balances de précision et hydrostatiques paradais sur des étagères poussiéreuses. Elle souleva une trappe au sol et dessangla un coffre de bois sombre.
 — Mon nom est Sand. Elfred et moi sommes heureux de vous exprimer notre gratitude à travers ceci.
 Le coffre s’entrouvrit en craquant sombrement sous nos yeux émerveillés. Il contenait une eau à la teinte de l’améthyste qui ondoyait placidement au cœur de l’artefact. Sand nous aiguillonna.
 — Allons donc.
 D’un geste téméraire, Law plongea ses avant-bras dans la cavité du liquide aux reflets de pierres précieuses. Ses yeux s’incurvèrent tandis qu’il y tâtonnait une forme. Celle-ci devint progressivement matière puis masse, avant de se lover dans la paume de ses mains. Il arracha soudain ses bras aux ondées, extrayant dans ce mouvement une myriade d’étoffes ruisselantes de perles précieuses. De ses mains interdites, il déploya un pourpoint de cuir sombre ouvert sur un bliaud à la teinte d’un ciel d’été et qui s’inclinait sur deux chausses d’écorce de prunelier, grimpant jusqu’aux tibias. À cela s’ajoutait un sayon de velours aux reflets du bois, brodé d’orfrois. Sand glosa, sous nos yeux éblouis.
 — La solution d’Améthyste. Ou liquide de l’Inopiné. Il contient ce dont vous nécessitez, inopinément.
 Sous les nippes laminées de son torse nu, Law m’indiqua de suivre son mouvement. Les yeux ébahis, je plongeai mes avant-bras au sein du liquide précieux. À mon tour, je découvris la matière se former au cœur de ses eaux pâles. Aussitôt, je l’en extrayais. Les perles d’améthystes ruisselèrent encore. Elles dévoilèrent un bliaud gris, couleur d’éclat de lune, à col haut et à épaules découvertes, descendu sur un bas de velours fin qui épousait la courbes des hanches jusqu’aux tibias. Ceux-là même furent montés d’une chausse de soie rehaussée sur une talonnette de jade. Une cape de velours opaline sublimait cette uniforme tandis qu’une templière, sertie d’asters taillés, s’extirpait des eaux. Nos deux capes étaient reliées par une fibule d’ophite gravé d’une fleur des champs. Nous possédions à présent de nouveaux équipements pour courir les vents. Aux instants suivants, Sand et Elfred nous conduisirent au sein d’une serre arborescente qu’ils cultivaient avec affection. Ici prospéraient coquelicots, aubépines, colchiques, menthes et pissenlits. De flegmes arbres sauvages berceraient le chant de rouges-gorges et se hissaient jusqu’aux verres supérieurs. Des orbes liquides teignaient la pièce d’un camaïeu de bleu vibrant sur chaque plantain autour de nous. À cela, Elfred suggéra.
 — Le jour est à son déclin. Lierres et lichens composent une couche végétale confortable. Acceptez l’hospitalité d’une nuit.
 La serre était un lieu sûr pour passer la nuit au cœur de ces bois. Nous acquiescions, de regards indulgents. Néanmoins, Law fit volte-face avant que nos deux hôtes scientifiques ne se congédient. Une question consumait ses lèvres.
 — Pouvez-vous nous en dire plus sur ces bois ?
 Sand et Elfred pivotèrent lourdement en échangeant un regard irrésolu. D’une voix faible, ils murmurèrent.
 — Vous ignorez la légende des Eden Garden, n’est-ce pas ?
Nous affairions la tête à rythme asynchrone. Elfred poursuivit.
 — Cette forêt appartient à une famille princière : celle des Eden Garden. Il y a plusieurs siècles de cela, ils furent mandatés par la Reine Pariage d’Egée de veiller sur ces bois éternels, unissant les horizons de l’Océan Sélénite aux terres claires de la Cité d’Opale. Dès lors que les bois furent sous leur protection, ils héritèrent du nom de la noble famille.
Sand s’était accroupie sur le lichen, examinant le soleil couchant à travers les réverbérations de la serre. Puis elle ajouta d’une voix guindée.
 — Jadis, ils furent d’extraordinaires mages. Ils veillèrent sur ces bois avec bravoure et droiture. Ils s’évertuèrent à protéger toutes formes de vie.
Son timbre s’assombrit.
 — Ce, jusqu’à ce qu’ils signent un pacte avec la mort elle-même, livrant leurs propres âmes à la Funeste pour naître d’une nouvelle branche à la mystique : la Nécromancie.
 Elfred apposa une main raide sur l’épaule de la chimiste charnue qui s’en empara.
 — Appréhendant cela de la famille princière, la Reine Pariage d’Egée manda l’Infanterie d’Asphalte de quérir leur faits. Incapables alors de saisir la nature de leur mystique, l’Infanterie de la Reine affronta les Eden Garden. Trois générations vivaient en leur demeure. Aucune n’y survécu. Les mages disparurent. Mais la nécromancie, elle, perdura.
 Je déglutis bruyamment. Mes tempes s’affolaient sous la tension du récit.
 — Depuis, il est dit que leurs âmes rôdent en ces lieux, animant toujours la forêt.
 Sand la chimiste amplifia les paroles de son époux en réajustant ses besicles. Elle avisa de justes conseils.
 — Je vous suggère de contourner les bois trop profonds. Restez plutôt dans la lumière du jour.
 Law infléchit son visage en sincère gratitude. Il délibéra.
 — Nous partirons aux premières lueurs de l’aube.

 La nuit fut fertile aux rêves les plus éprouvants. Ils m’avaient transporté au sommet de plaines verdoyantes qui épousaient la mansuétude d’un ciel d’été. Là, une fillette aux boucles rousses, ornée d’une coiffe pourpre, humait les airs libres. Ses yeux d’un bleu intense se fondaient aux cieux. Elle marchait paisiblement à travers les champs. Soudain, sous ses pas quiets, les plaines s’embrasèrent. Elles furent brusquement consumées par une sinistre fournaise. La fillette redoublait d’enjambées saccadées, les yeux nimbés d’effroi. Espace et temps s’engourdirent sous sa course. Je jetais mes bras. Elle les aurait bientôt atteints.
 — Allez, debout !
 Les rayons du soleil perçaient. C’étaient les premières lueurs de l’aube. Pourvu de ses équipements rutilants, Law se tenait prêt à reprendre la route. Je me redressai, dissipant de ma mémoire le rêve de cette nuit et m’équipai à mon tour. Nous partions vers l’Ouest, direction la Cité d’Opale !

҉

 — Kalia ?
 Je pivotais la tête, arrachée à mes pensées. Nous marchions depuis plusieurs heures dans la lumière des bois Eden Garden. Le ciel trainait des nuages lents et vaporeux qui semblaient se languir dans l’oisiveté. Autour de nous, la vie sauvage tissait un réseau dense d’interactions entre les souterrains, la terre ferme, la canopée des arbres et l’espace aérien. La faune et la flore sauvage chantaient ce chœur prodigieux qui ne peut être entendu que lorsqu’on s’y fond soi-même. Law, dans ses nouveaux équipements, avait rompu ses foulées.
 — Ce que tu as fait hier, lorsqu’Elfred a tenté de nous dévorer…
 Je me remémorais les mésaventures de la veille, furetant avec un effort non-dissimulé ce dont il pouvait bien s’agir.
 — C’était époustouflant.
 Je saisissais à présent. Le halo. L’explosion.
 — Qu’est-ce que c’était ?
 Je dissimilais mon embarras derrière le col haut de mon bliaud gris argent. Il fallait à présent expliquer la nature de ce fait indomptable.
 — C’était ma peur.
 Je balbutiais encore.
 — L’instinct dans ma peur. Il s’exprime.
 Law marchait placidement, attentif à mes mots.
 — Un point de contact se crée, il se décuple en halo et explose à l’environnement. Je l’ai appelé Expulsae, l’Expulsion.
 Le jeune aventurier aiguisa ses yeux stupéfaits. Je poursuivis.
 — À l’inverse, ce point de contact est capable de s’écraser dans ses propres entrailles. Il implose en lui-même au premier impact. Il s’agit d’Attractae, l’Attraction.
 Law rengorgea ses poumons d’air tandis que j’achevai.
 — Fatalement, tous deux sont liés à une autre énigme. Cela s’est produit lorsque nous nous sommes rencontrés. Les lignes du temps oscillent et me permettent de voir quelques instants au-delà de notre temporalité. Il s’agit de la Clairvoyance. C’est comme ça que j’ai su pour ta blessure.
 Le jeune aventurier fronça ses sourcils hirsutes dans la réflexion. Puis à nouveau, il délia ses lèvres.
 — Quelle est la nature de ta mystique ?
 Je soufflai, incertaine.
 — Elle est liée aux mouvements du Soleil, des Astres et de la Lune. Aliénor en a découvert une partie. Il en reste une autre, à laquelle je suis toujours inhibée.
 Il chassa son visage vers la voûte du ciel.
 — Alors ce voyage, c’est pour cela ?
 Je secouais la tête.
 — Pas seulement.
 Law reprit ses foulées, le visage caressé par les rayons du soleil.
 — Je pars vers le Crépuscule pour soumettre une requête au Roi d’Asphalte : celle de ramener Sail au Monde des Vivants.
 Le jeune aventurier brisa son élan, interdit.
 — Sail ?
 À cet instant, l’Arkange Aaer fendit le ciel, traversa la canopée du sous-bois et sillonna les branchages denses des nerpruns pour fondre dans l’esprit de Law. Son corps puissant s’était hâté, aussi vif qu’un souffle, jusqu’au jeune homme. Aaer apportait une prémonition : un flot diluvien allait s’abattre sur les bosquets. La forêt se manifestait. Le jeune aventurier perçu alors les visions de son Arkange. Aaer s’était envolé haut dans les cieux. Il y avait décelé un aven dans l’océan de nuages. Celui-ci se déversait sur les terres. Il se répandait dans les bois Eden Garden, absorbant les futaies et dressant une houle à l’envergure d’un déluge. Aux horizons, Law décela une traverse vers la Cité d’Opale. Il nous faudrait suivre la voie du Nord-Ouest, en direction de l’astre Quasar, qui perçait au ciel obscurcit. Hélas, une brume moite croqua nos chevilles. La vague s’était déjà dressée dans notre dos. Silencieuse et félonne, elle contenait l’orage du ciel. Law était revenu à lui-même. Il se hâta dans ma direction. Au même instant, le ressac céleste déferlait sur nous. Ce, avant que nos mains n’aient pu s’atteindre.
 La houle nous engloutit dans un embrun vaporeux, nous culbuta sous les orages du ciel, nous opprima à travers la cage des éclairs et nous pétrifia sous le froid de la stratosphère. La voix de Law déchira la vague.
 — Au Nord-Ouest ! L’Astre Quasar, il te guidera !
 Ce furent les derniers mots qui franchirent la mer de nuage. Nous nous étions brusquement perdus l’un à l’autre. La brume s’était abattue : elle était constituée d’un embrun mystique qui s’était effondré depuis les firmaments. L’horizon fut subitement noyé sous son manteau poisseux. Il en absorba chaque son, chaque élément, chaque éclat. Je ne discernais plus même la canopée du sous-bois. La voix de Law s’était dissipée derrière ses vapeurs.
Où sommes-nous ?
 Quasar. L’Astre Quasar.
Où est l’Astre ?
 Je chancelai, désorientée par cet espace sans masse. Devant moi éclata, tonitruante, la cage des éclairs. Je la fuis dans l’effroi. La foudre retentit derrière mes lombes. Sa fulmination brisa mon tympan. Je ployai sous le choc, démunie d’équilibre. Mes cheveux se balançaient furieusement, cinglant mon visage. Un cyclone se formait aux horizons. Je saisis une roche et l’agrippai de toutes mes forces. Le son strident des éclairs retentit dans une puissance incomparable. Mes tempes hurlaient. Mon buste se soulevait. La cage des éclairs scinda mes avant-bras. La douleur fut insoutenable. Mon corps tout entier se hissa hors de la terre ferme. J’étais happée par le cyclone et basculai vers l’inconscient.

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