II . D'ailes et d'Arkanges

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 Je ne me suis pas encore présentée.
Mon nom est Kalia. Ce nom vient d’une fleur. Il s’agit d’une plante commune qui pousse sur les coteaux fertiles de la Baie de Cysée. Aliénor m’y a recueilli lorsque j’étais nourrisson. C’était une nuit d’été sur ce plateau de simples où elle venait cueillir une bouture d’euphorbes destinée à la concoction d’un rituel astral. Ce soir-là, elle n’en rapporta pas. Dans ses bras était bercé un nourrisson aux joues roses et au dos bruni par la terre meuble. C’est ainsi que j’ai fait irruption dans sa vie. Pour Aliénor, qui ne pouvait porter d’enfant, c’était un signe des Dieux.
 Nous vivons des marais salants rejetés par la mer, tout près de la baie à la couleur de l’aube. L’agriculture et la minéralogie d’Aliénor sont très formées, étendues et réputées à travers les continents. Ses sels fins de mer ont de nombreuses qualités, dont la mystique, qui constitue une forme ancestrale de magie. Lorsque la mer s’engouffre dans la fresque de nos marais, elle borde les coteaux fertiles sur lesquels nous cultivons nos simples. Nous avons découvert que les sels drainaient leurs parfums, pouvaient s’accommoder de leurs goûts et rendre leurs vertus. Ainsi, nous puisons des sels de vermeils, des sels de valérianes, des sels d’aulnes ou d’onagres. Dans leur capacité d’absorption, les sels nous ont plus étonnés encore. Ils furent aptes à intensifier les vertus curatives de nos cultures. La mélisse confère aux sels sa capacité à apaiser les maux de l’esprit, le pourpier colmate les plaies peu profondes tandis que le millet ramifie l’épiderme déchiré en profondeur. De cette façon, nous avons confectionnés des Sels Mystiques, nés de la terre et de la mer. C’est ainsi qu’ils se sont transmis et répandus bien plus loin que nos plaines. C’était la principale raison pour laquelle les fervents d’aventures voyageaient jusqu’en nos terres. Ils furent rompus en courage pour venir visiter la Baie de Cysée, située à l’extrémité des continents. Et je ne tarderai pas à rencontrer un nouvel aguerri, mordu d’aventures et d’épopées fantastiques.

 Peu avant cela, une douleur foudroyante incendia mon buste.
Elle s’intensifia en un heurt violent qui étreignit ma gorge. J’en avais enfin saisi l’origine. Il s’agissait de Laey, mon Arkange. Elle se trouvait probablement face à une situation périlleuse. Je savais en ressentir sa détresse. Sous le joug de son caractère acariâtre, cela pouvait se produire à chaque instant.
Ce qu’est un Arkange ? C’est une extraordinaire énigme.
Un Arkange est en quelque sorte le garde-fou du « moi ». Du moi intérieur j’entends. De celui ou celle que nous sommes profondément. De celui ou celle que nous aspirons à être mais également de celui ou celle que nous avons été. Ils font partie des créatures de notre mythologie et veillent à l’équilibre de l’être humain. À chaque naissance, un Arkange est décroché de la constellation à laquelle il appartient. Les lignes du temps s’éveillent. Cela s’appelle la Métempsychose des Astres : une réincarnation vers les terres humaines. Les Arkanges prennent la forme de Cerfs Mythologiques, pourvus d’ailes puissantes et dont la somptuosité exerce une attraction impériale en chacun d’entre nous. Physiques et métaphysiques, ils s’attribuent de chair et d’os ou demeurent esprit à leur guise. Nous méconnaissons leurs origines. Cependant, on m’a maintes fois conté un mythe, un récit folklorique qui parcourt les régions et que l’on nomme la Légende du Crépuscule.


« Avant l’Aube de nos Vies,
les Civilisations Antiques,
Développées et singulières,
Transformèrent leur Monde.
Le discernement trépassa
Extraites à la Nature,
Arrachées aux lois de l’Univers,
L’humanité fut perfidie.
Une oscillation traversa le grand Cosmophore,
le Réceptacle de la Création,
La Suprême n’eut d’autre choix.
L’Equilibre devait revenir.
Deux Oracles descendirent du Ciel,
Fils du Soleil,
Fille de la Lune,
Ils firent naître la Cendre,
et répandirent en Poussière
les Civilisations-Traitresses
De l’Etat de Vie.
Aux nouveaux jours,
les Arkanges veilleront
Près de l’Âme,
Fendu au Cœur,
Et ne s’ouvriront plus
Les Portes du Crépuscule. »

 Ce mythe fait blêmir n’est-ce pas ? Je n’ai pas écrit qu’il serait enchanteur.
Voici l’étendue de nos connaissances sur l’origine des Arkanges. Ils veillent à disloquer les atrocités de l’esprit, à en démembrer son aversion, à en évincer sa perfidie avant qu’il ne s’enfonce dans les abîmes du vice. Les plus anciens fabulent sur leurs origines profondes. Ils seraient des âmes déchus des Civilisations Antiques. Hélas, nul n’obtint de certitude.
 Pour ma part, j’ai été liée à l’Arkange Laey.
Son nom signifie « la Caresse dans la Haine ». Elle ne saurait mieux le porter. Son caractère irascible se dresse en perpétuel conflit contre le monde. Redoutablement, à mon égard. Je crains d’avoir été une assassine damnée dans une vie antérieure pour qu’elle concentre tant de fureur lorsque ses pupilles se figent dans ma direction. Cela me causait un chagrin immense durant l’enfance. Se multipliaient ces scènes épouvantables durant lesquelles elle tentait, avec véhémence, de briser les liens célestes qui nous lient. Je sanglotais à chaudes larmes, recroquevillée sur moi-même jusqu’à ce qu’elle s’épuise de tout son être et se résorbe à la colère. Laey en est pour preuve de mes scrupules : il semblerait que je cause une disgrâce irrévocable autour de moi. Indolemment, je me suis accommodée à son regard furieux et à son caractère irascible. Le destin nous avait liées. Et à cet instant même, Laey se trouvait face à un danger critique. Il me fallait la rejoindre.
 Je bondis hors de notre gloriette, empruntai une échelle de bois vertigineuse et grimpai à larges enjambées sur l’ouvrage qui crissait à chaque pas. Son sommet donnait accès un édifice stupéfiant : la plateforme d’observation des astres. Depuis l’observatoire, nous pouvions étudier les cycles du ciel et contempler le panorama des terres aux pourtours du bourg de Cysée. À la lisière des plateaux verdoyants s’élevait un bosquet paisible dans lequel Laey apprécier flâner, étendue à l’ombre d’un sureau noir, lorsqu’elle ne manifestait pas son hostilité contre le monde. Il se situait près d’une source en ruine, à l’extrémité du village. C’était là-bas que je ressentais sa présence.
 Une vingtaine de kilomètres étaient à parcourir. Moins d’une quinzaine, en coupant à travers les plaines abruptes. Cela représentait un intervalle de temps considérable. Il existait néanmoins un processus pour décupler ma cadence. Mon esprit déclinait cette hypothèse et la récusait indéniablement. Cependant, Laey n’avait jamais manifesté tant d’inimité. L’inconscience l’emporta. Sail m’avait déjà appris à courir sur les vents. Aussitôt, j’abattis mes paupières.
« Concentre-toi,»
« Allez, concentre toi !»
 Sa voix chaude résonna dans mon esprit. Son timbre enjoué décocha.
« Maintenant, lance-toi ! »
 Sous les instructions que je conservais en mémoire, j’absorbai une profonde inspiration, scindai la plateforme d’observation dans sa diagonale et m’élançai sur le sillon des vents.
 La chute fut vertigineuse.
Mes tempes s’engorgèrent d’effroi tandis que la pression de l’air cinglait mes cheveux. La vélocité s’accentua, opprimant mes poumons au creux ma poitrine. Je n’avais pas écouté la voix du vent. Je n’en avais pas discerné sa nature, ni sa direction. Inéluctablement, je m’écraserai au sol. Avant le funeste impact, son nom frappa mon esprit et s’inscrivit sous mes paupières. C’était la Bise. Espiègle bise. Elle se jouait des âmes téméraires. Dans un élan rédempteur, elle me hissa sur les courants de l’air. Je rassérénai farouchement mon souffle, obturai mes paupières et me remémorai distinctement la lisière du bosquet, jonché de ruines mousseuses qui plongeaient dans une source placide. Aussitôt, les vents me guidèrent vers les abords du village. Hâtivement, nous surplombions les fragments de fontaine qui subsistèrent au temps. Je m’orientais à présent vers les herbes hautes des plateaux verdoyants. Dans une maitrise bien trop lacunaire, je me dissociai grossièrement de la course des vents et chutai à terre sans parvenir à désamorcer ma vitesse. Ce que je n’accomplis que d’une seule façon et non la plus agréable : en m’écrasant dans une illustre splendeur contre les flancs de la source fraîche. Désopilant spectacle que ce suprême fracas, consacrant l’étourdissement au rang de souverain.
 Néanmoins, au terme de cette mésaventure vertigineuse, j’étais parvenue à distinguer le long corps de Laey se dresser aux abords de la fontaine désuète. Elle irradiait le grès du sol, culminant une hostilité féroce en elle-même. Je chancelai dans sa direction, les yeux vrillant dans leur orbite.
 — Laey, que se passe-t-il ?
 Les siens étaient fendus d’exacerbation. Cuirassée sur son corps fauve et sanglée d’une mâchoire hargneuse, l’Arkange faisait face à une créature de son envergure. Ses bois de cerf rayonnaient d’une teinte vermeille : Laey était prête à engager un affrontement. Précipitamment, je bondis au sol et agrémentai ma chute d’une roulade souple. L’enchaînement se déroulait avec une méticuleuse précision dans mon esprit. Extrait à lui-même, il fut soumis à des réalités physiques dont je n’avais tenu rigueur : tel le taux d’humidité aux abords d’une source détrempée depuis l’aube des temps. Sans détour, mes chevilles ripèrent sur la roche poisseuse et je plongeai, dégorgée de tout héroïsme, dans la source fraîche.
 L’eau avait de bien précieuses vertus. Elle vouait les esprits à retrouver leur sang-froid. Promptement, je perçai à la surface par une respiration bruyante tandis qu’une rainette-aigle, perchée sur son rondin de bois, s’esclaffait d’un croassement malingre. Elle ne manqua pas de bondir sur mon crâne. Dans le même instant, je roulais deux yeux alertes vers la terre ferme. D’ici, je distinguais Laey et celui qu’elle défiait.
 Il s’agissait d’un Arkange robuste et féroce, à la couleur de la nuit. Deux iris, teint de dorures, crépitaient dans l’âtre de ses yeux. Il faisait face, lui aussi. Laey claqua sauvagement son sabot sur l’herbe fraiche, écrasant les sisymbres sauvages qui jaunissaient au printemps. Sa mystique indisciplinée assomma la surface de l’eau, manquant de nous y engloutir la rainette-aigle et moi-même. Celle-ci cessa derechef ses croassements intempestifs tandis que je tentais de progresser dans le remous, déjouant les mouvements tentaculaires de Laey. Subitement, mon élan se brisa. Un regard intense, scindant la lisière du bosquet, pétrifia mes mouvements. Un individu paré d’étoffes à la couleur d’un ciel d’été avait plongé dans les eaux fraîches. Brusquement, il saisit mon poignet, agrippa mon avant-bras ruisselant, le hissa par-delà mes épaules et l’aplatit contre les ruines mousseuses de la fontaine. Ses yeux mordorés incendiaient son visage. Il posa son front brûlant contre le mien. Ses lèvres virulentes articulèrent.
 — Dis-lui de s’apaiser.
 Mon cœur frappait dans la cavité de ma poitrine. Mon avant-bras avait été solidement piégé sans que je ne puisse l’appréhender. Deux yeux fulminants dévastaient les miens. Subitement, la Clairvoyance enlaça mon esprit. Elle se révélait lors de situations critiques. Les lignes du temps oscillaient et se soulevaient subrepticement pour me laisser entrevoir un segment avenir. C’était l’une de mes facultés, aussi primitive fut-elle. J’avais vu dans ses iris ce qu’il allait se produire. Je détournai mon visage et couvris mes paupières sourdement en me libérant de son entrave. Hâtive, je me hissais à terre et piétinais jusqu’à Laey. À ma vue, l’Arkange s’indigna de fureur. L’hypothèse d’agir sous ma protection la répugnait profondément. Elle claqua une dernière fois son sabot à terre, déploya ses ailes hargneuses et déchira le ciel vers les étoiles naissantes. Laey s’était une nouvelle fois résorbée dans la colère. Le jeune homme aux cheveux hirsutes et au bliaud détrempé avait lui aussi quitté les eaux pour rejoindre son Arkange. Je le piégeai à mon tour à l’avant-bras.
 —Tu es blessé.
 Ses yeux mordorés se fardèrent de perplexité. Sa blessure n’était pas perceptible. Elle n’était pas visible. Pas même naturelle. Il en méconnaissait l’origine et ignorait tout de sa nature. Il demeura stupéfait quelques instants, le visage imbibé de gouttelettes empressées. Enfin, il expira.
 — Je cherche Aliénandor et ses Sables Mystiques.
  Je tressaillis à cet énoncé.
 —Tu voudrais dire Aliénor et ses Sels Mystiques ?
 Le jeune homme échangea un regard dubitatif avec son Arkange. Il mâchonna une recommandation adressée à lui-même tout en chassant ses yeux au ciel : « ne plus demander conseil à un milicien ivre ».
 Je saisis sa confession tout en accentuant la courbe de mes sourcils. À cet effet, le jeune homme acquiesça. Je le guidais derechef auprès d’Aliénor, dans la fresque de nos marais salants et notre baie à la couleur de l’aube.

҉


 — Kalia, derrière toi !
 Aliénor était devenue furie. Elle avait bondit hors de notre gloriette en brandissant, haut et lourd, le Marteau d’Osmium. Son arsenal d’armes était aussi complet que considérable. Il y en avait bien assez pour découper, trancher, déchiqueter, démembrer, éviscérer n’importe quel mercenaire arriéré. Néanmoins, le marteau d’Osmium demeurait particulièrement redoutable. Nous l’employions pour forer la terre sur plusieurs dizaines de mètres en sous-strates et accroître la surface de nos marais salants. Avant de n’avoir pu prononcer l’ombre d’un souffle, le marteau espiègle avait frappé le sol de son métal lourd. Il s’agissait à présent de survivre à son contrecoup. Sous la puissance de l’arme antique, nous fûmes projetés, l’aventurier aux yeux mordorés et moi-même, à plusieurs dizaines de mètres d’altitude et chûmes, ébahis, dans un orchestre fracassant. Le choc assourdissant se répandit en onde concentrique aux confins des plaines. Au loin, la montagne crachait une myriade de pervenches secouées par la frappe. Puis le calme s’effondra sous le voile que la nuit. Je balbutiai, étourdie au sol.
 — Aliénor…
 La jeune femme se pencha par-delà mon visage, toisant d’un œil ombrageux le jeune individu.
 — Ce n’est pas un pilleur… C’est un patient.
 Elle écarquilla subitement deux yeux hâves.

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