Hé, Raymond ! Tu descends ?

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Adam eut vite fait d'avaler son fruit. S'il manqua dégueuler tout son quatre heures, ce fut juste à cause des pépins. Et, pour ce qui concerne les pépins, le malheureux n'en était qu'aux tous premiers. Mais, ça, il l'ignorait encore.    

L’absorption de cette merveilleuse petite pomme lui fit les mêmes effets qu'à Eve. Il ouvrit les yeux, découvrant le monde et ses splendeurs d'un regard neuf et éveillé. Les fleurs, les adorables petits lapins blancs qui gambadaient joyeusement dans les herbes, les chevaux sauvages aux crinières d'ivoire qui paissaient au pied des arbres et tout le reste.
La Nature s'était parée de couleurs inconnues, l'air lui-même vibrait d'une sonorité nouvelle.

Bref, Adam avait la sensation de s'installer dans un nouveau studio-kitchenette haut de gamme. Avec Eve à ses côtés, ils restèrent longtemps à ne rien dire, à ne rien faire qu'à dévorer des yeux leur univers qu'ils pensaient si bien connaître.

Mais, bon sang ne se démentant jamais, Adam baissa un instant les yeux sur Eve...
Elle était bonne à en crever, la vache ! Il réprima sa pulsion initiale, celle qui aurait consisté à culbuter la bergère et lui faire son affaire en quelques coups de rein vigoureux. Mû par une pensée nouvelle, plus profonde, plus sincère peut-être, il la considéra avec bienveillance.

Ladite bienveillance ne dura pourtant pas plus de quelques secondes.
Adam réalisa qu'Eve était à poil. Et ce n'était pas qu'une expression ! Eve était littéralement couverte d'un duvet plus ou moins dense sur la quasi-intégralité du corps, lui rappelant une amie chimpanzé qu'il connaissait depuis longtemps. Peut-être cette dernière était-elle un peu moins velue qu'Eve mais, à tout prendre, il se dit qu'elle avait aussi un certain charme. Et puis, en cas d'hiver rigoureux, il pensa qu'il pourrait toujours se coller contre elle pour se réchauffer.

Eh oui, Adam se découvrait un esprit pratique tout neuf... Et pas que pratique. Il se sentit pousser l'envie de bricoler utile, la preuve : il pensa aussi, pour toutes les saisons chaudes à venir, qu'il serait bien de lui bricoler quelques pierres coupantes pour raser tout ou partie de cet épais pelage. Sympa, non ? En plus, quelques bains pris dans la foulée la soulageraient probablement des nuées de poux et autres parasites qui l'encombraient. Il se fit d'ailleurs la réflexion que le caractère un peu acariâtre d'Eve relevait sûrement de cette gêne animale. Adam l'admirait en finissant de déglutir le dernier petit morceau de pomme qui était resté coincé entre deux molaires. Amoureux, quoi. Un sentiment qu'il découvrait en même temps que le reste. L'Amour... ils n'avaient pas fini d'en parler, ces deux-là. Et leurs successeurs aussi !
Bref, Adam ne la sauta pas tout de suite.
De son côté, Eve rêvait encore. Les yeux plongés vers l'horizon, elle semblait absente. Partie pour ailleurs.

Bien sûr, elle finit par revenir. Non pas que le voyage lui parût pesant mais, doucement, imperceptiblement, ses yeux avaient rejoint le sol. Enfin, pas exactement le sol. Ce fut juste un peu plus haut, environ un mètre au-dessus. Et ça pendait bêtement entre deux frêles troncs d'arbre. Enfin, ce n'étaient pas des arbres non plus, pensa-t-elle sans réellement réfléchir. Il s'agissait de deux jambes, pas les siennes de surcroit. La chose pendouillante ressemblait vaguement à une petite bourse, velue, accompagnée d'une sorte de pieu, court. Toujours un peu trop courts, ces trucs-là, songea-t-elle soudain, alors qu'elle ignorait un peu de quoi elle parlait, cependant.

Oui, son attention revenait peu à peu... Pour se focaliser sur cet objet étrange qui faisait naître en elle un curieux désir. Oui...ce truc ressemblait à...

- Mais ! Je vois ses couilles !!! s'exclama-t-elle soudain en mettant ses mains devant son visage pour masquer sa gêne et sa surprise. Ce con est à poil, ma parole ! Bougre de soudard, veux-tu me planquer ça tout de suite !

Par pur réflexe, elle ramassa son bâton, son inséparable bout de bois salvateur, pour en menacer Adam qui ne comprit pas tout de suite de quoi elle parlait. C'est vrai qu'il se baladait avec les valseuses à l'air, mais quoi, il pratiquait depuis sa naissance ce qu'il appellera plus tard "l'aéro-thérapie", technique naturelle consistant en une mise aux vents des parties génitales en permanence afin d'assurer le meilleur taux de bronzage possible à ses petites bébêtes. Et puis, il trouvait cela plus facile quand, souvent, lui venait l'envie de rejoindre les chevaux paissant aux pieds des arbres...

La réflexion très spontanée d'Eve lui fit comprendre que, elle aussi, était à poil. Dans l'autre sens du terme, cette fois-ci. C'est-à-dire nue comme un ver. Il n'avait pas réellement fait attention parce que, faut-il le rappeler, il ne songeait en la regardant qu'à la soulager de sa moumoute intégrale.

C'était un des premiers effets de la pomme : elle ouvrait les yeux. Et les deux premiers humains du Paradis réalisèrent avec effroi qu'ils se promenaient dans le plus simple appareil dans un Jardin public ! Non mais, dans un jardin pu-blic !! La honte totale pour eux !

Eve, fidèle à son futur rôle de femme sempiternellement insatisfaite (et pas encore déclarée insatiable...) releva alors les yeux vers le ciel :

- Espèce de gros dégueulasse ! T'as pas honte de nous mater comme ça, à poil !? Non, mais t'es vraiment un gros pervers tout moisi, dans ton genre ! Et l'autre aussi, hein ? Non mais, regarde-le avec son service trois-pièces à l'air, il a l'air de quoi, hein ? J'te préviens, Raymond, tu vas faire en sorte de me changer tout ça rapidos, pigé ! ragea-t-elle, ivre de colère et de honte.

Voilà, pour Eve, Raymond-Dieu-Prométhée n'était finalement qu'un psychopathe, un dangereux déviant sexuel qui se tapait sûrement sur la colonne pendant qu'elle se promenait, innocente et naïve, dans les champs du Jardin d'Eden.
A bien y réfléchir, on pourrait penser qu'elle n'avait probablement pas tort...

Adam, lui, continuait de s'en foutre. A poil ou pas, ça ne changeait rien pour lui. Simplement, il se prit à craindre pour sa santé lors des saisons froides. A l'époque, il faisait toujours beau et chaud mais, sans savoir pourquoi, il se mit à redouter de voir ses roupettes geler un petit matin, au risque peut-être de les voir se briser comme du verre en cas de gel intense. Où était-il allé pêcher une idée pareille, Raymond lui-même ne le sut jamais.

Mais ce dernier n'eut pas le temps non plus d'y réfléchir plus intensément parce les deux humains s'étaient mis à brailler comme des syndicalistes en colère sur les grands boulevards parisiens*

Lui qui sortait à peine d'une sérieuse ronflette de fin de matinée, celles qu'il préférait, avait un peu de mal à recoller les morceaux, faut dire. Quoi ? Il ouvrait un œil pour s'entendre traité de tous les noms ? Lui qui n'avait rien négligé pour le confort de ses deux petits protégés ? C'était à n'y rien comprendre, foi de lui-même !
Il sortit péniblement de son hamac fait de nuages cotonneux pour mettre pied à terre. Oui ! Dieu avait décidé sans prévenir qu'il descendrait voir de près les raisons des cris de mécontentement des deux ahuris humains.

L'ascenseur céleste étant en panne, Raymond dut se taper tous les étages à pied, ce qui lui prit quelques jours et réveilla aussi quelques mauvais rhumatismes qui le mirent, finalement, de mauvaise humeur. Z'allaient en chier des bulles carrées, les deux cons du rez-de-chaussée, c'était sûr !


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* NDLR : Effectivement, pas de Paris, pas de syndicalistes, encore moins de boulevards parisiens à l'époque. Mais quand même, ça y ressemblait vachement !


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