Ils ont bouffé des pommes, ces pommes !

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Ben ouaip. Z'ont becqueté une pomme chacun, ces deux étourdis. Comment cela fut-il possible ?
Voilà :

Quand Eve se réveilla, se fut pour constater que l'autre ahuri d'Adam s'était comme qui dirait rapproché. Il était grave pour le rapprochement, faut croire. Eve put en juger de près puisqu'il la tenait tendrement enlacée. Avec les bras et les genoux. Pas difficile, on aurait dit un jeune signe agrippé à sa mère ! Mais pas de problème : un bon coup de pied bien placé et elle se libéra d'un geste souple. Un peu engourdie et le front douloureux, elle était songeuse.

Elle n'était pas arrivée à manger le serpent. D'ailleurs, il s'était fait la paire, ce petit drôle. Déçue, elle goûta sans trop y croire au bouillon de légumes qui finissait de carboniser dans la marmite. L'eau s'était évaporée depuis longtemps, si bien qu'il n'y avait plus que quelques morceaux de charbon collés au fond. En plus, se dit-elle, elle était bonne pour deux heures raymonesques de récurage.
En attendant, elle commençait à sérieusement crever la dalle, la cocotte.
C'est alors que ses yeux se posèrent sur l'Arbre. Ce putain d'arbre interdit. Il était assez loin, pourtant elle distinguait parfaitement les lourds fruits qui faisaient ployer les branches. Ce n'était pas un chêne, encore moins un de ces gigantesques conifères qui refroidissaient l'air de leur ombre gigantesque. Non, c'était un petit arbre, presque ridicule par sa petitesse. Certes, il semblait vigoureux mais ce n'était rien qu'un petit arbre.

Ce qui laissa Eve penser que la connaissance du Mal et du Bien ne devait pas représenter grand chose. D'ailleurs, est-ce que le vieux barbu rouspéteur n’avait pas un peu exagéré en disant qu'ils pourraient mourir de manger un de ces fruits ? Miss Tartine n'était pas loin de le croire. Elle hésita longtemps, pourtant.
Les yeux rivés sur les fruits rouges, ô combien tentants, elle ne pensa bientôt plus qu'à une chose : aller en récolter quelques uns. Elle savait d'instinct qu'elle pourrait s'en faire des tartes, des compotes, des galettes et plein d'autres trucs que sa grand-mère qu'elle n'aurait jamais ne lui apprendrait donc jamais. A s'en faire péter les hémorroïdes !

Ouais, mais l'affaire pouvait véritablement poser des problèmes. Si elle ne croyait pas un instant au risque de mourir, sauf à s'étrangler en mangeant trop vite, elle ne négligeait pas les avertissements divins. Que faire ?
Longtemps, elle résista à l'offrande indécente de ces fruits qui n'attendaient qu'un petit geste de sa main. C'est vrai, il lui suffisait de tendre la main, d'en prendre un, délicatement, puis de le porter à sa bouche. En faisant cela, elle n'aurait plus faim, son ventre ne la torturerait plus, son esprit se trouverait libéré de ce qui virait petit à petit à l'obsession...

Eve semblait entendre une petite voix sifflante, quelque part près d'elle. Cette petite voix voulait la persuader de mettre fin à sa faim, quitte à provoquer sa fin.     
"Allez, lui disait la voix venue de nulle part, ne te retiens pas plus longtemps ! Mange un fruit... tu n'auras plus jamais faim. Et puis, comment croire qu'une chose aussi insignifiante que ce fruit pourrait t'être fatale ? Ne vois-tu pas qu'il n'attend que toi ? Il veut que tu le manges... Allons, ma belle, il te suffit de..."

Elle tentait de se persuader que c'était pour calmer son appétit, qu'elle n'en mangerait qu'une bouchée, le temps de calmer les ardeurs douloureuses de son ventre. Ensuite, elle retournerait dans les bois, là où elle savait qu'elle trouverait quelques baies et quelques fruits, autorisés, ceux-ci... Oui, la pauvre Eve tentait de se convaincre de sa bonne foi.
Pourtant, au fond d'elle-même, elle savait que c'était presque par défi et assurément par envie de braver un interdit notoire qu'elle voulait de ces fruits. Elle gardait en tête, sans savoir d'où il venait, un curieux message qui lui assurait qu'en mangeant de ce fruit, elle connaîtrait tout, en une fois. Sans limite. Et puis, encore plus profondément caché en elle, la Connaissance la rendrait véritablement à l'image de son Créateur... Eve avait toujours rêvé de porter la barbe. Blanche, si possible.

Donc, en bouffant une pomme, elle pourrait envoyer le vieux con aller se faire foutre chez les Grecs !

Schirak, parce que c'était lui la petite voix sifflante, bien entendu, continuait de lui parler sans se faire voir, même chez les Grecs...
Il usait de tous ses artifices pour manipuler la pauvre enfant qui souffrait un réel martyr, déchirée entre l'envie de savoir et la peur de braver la Loi.
Et il répétait à l'envie : "Allons, il te suffit de..."

Tendre la main.

Ce qu'elle fit...

Rejoindre l'Arbre ne lui coûta que quelques pas. Prendre une pomme ne lui demanda qu'un geste.
Les tempes battant à tout rompre, elle sentait qu'elle était sur le point de faire une folie. Elle sentait qu'elle s'en mordrait les doigts. Pourtant, plus que jamais, la petite voix savait se faire persuasive, convaincante. Dominatrice.
Eve céda à l'envie. Eve céda au désir.

Une pomme. Une simple pomme, toute rikiki. Rouge à n'en plus pouvoir, ferme comme une paire de seins, gorgée de sucre...
Elle amena très lentement le fruit à sa bouche. Elle sentait le parfum exquis de l'interdit, s'enivrait presque d'une sensation qu'elle savait dangereuse. Ses lèvres étaient presque à toucher la peau. Sa main trembla encore une seconde puis, d'une morsure sauvage et décidée, elle planta ses dents dans la chair fraîche et acidulée. La secousse fut si violente qu'elle ferma les yeux, de peur de voir le sol se dérober sous ses pieds. Le Feu soufflait en elle.
Son corps en sembla transformé... Dans ses veines coulait une force nouvelle, le monde autour d'elle s'éclairait d'un jour nouveau. Le ciel, habituellement bleu, était maintenant noir comme de l'encre et les étoiles se confondaient dans les nuages gazeux des galaxies de l'Infini dont elle découvrait les premières frontières, ébahie et stupéfaite. Le ciel s'était ouvert sur des distances sans limites et elle comprit que le Jardin n'était qu'un ridicule atome, perdu dans un vaste Univers.

- Ben voilà...susurra la voix de Schirak, toujours bien planqué. Une bonne chose de faite ! A l'autre couillon, maintenant ! Avec un peu de chance, il suffira d'attendre. Con comme il est, cela ne prendre que quelques minutes. Je vais aller le réveiller...on sait jamais !

Descendant de sa branche, comme l'humain de son arbre, il rampa sans bruit vers Adam qui n'en finissait pas de dormir, assommé par quelque coup plus rude de la part d'Eve, peut-être.

Roulé en chien de fusil, le pouce dans la bouche, l'homme premier du nom roupillait comme un nourrisson après la tétée. Schirak s'approcha sans crainte.

- Allons, mon petit...il faut se réveiller. Ta pétasse de copine a une petite surprise pour toi. Je dirais même : une petite surprise pour ta pomme !

Il éclata de rire, à la façon d'un démon, les yeux injectés de sang. Sa langue fourchue vibrait de plaisir incontrôlé. Encore une seconde et il risquait le spasme fatal, voire une petite éjaculation imprévue !
Heureusement, Schirak savait garder le contrôle en toute circonstance. Il ricana encore un peu, toussota et glaviota aussi, histoire de se soulager la corde vocale. Il n'en avait qu'une mais, pour sa plus grande joie, il en avait usé et abusé. Il irait d'ailleurs bien s'en jeter un au troquet du coin mais celui-ci n'existait pas encore. Dommage, se dit-il.
Adam tardait à se réveiller. Ce qui impatienta Schirak qui, pour gagner du temps, n'hésita pas une seconde à lui pénétrer le conduit auditif avec sa langue frétillante.
Enfin, il ouvrit un œil. Un peu hagard, certes, le geste incertain et la vue encore un peu confuse mais, quand même, il daigna ouvrir les mirettes.
Il se gratta un peu la tête. Quelques ecchymoses le ramenèrent vite à la réalité. Adam bégaya quelques mots incompréhensibles puis, se frottant le ventre, il sentit qu'il avait faim. La marmite crépitait et fumait comme un refroidisseur de centrale nucléaire : il tenta d'en extraire quelque chose mais il n'obtint que quelques éclats croustillants d'une matière noire et malodorante.

Puis, presque par instinct, à moins que ce ne fut grâce à son incroyable odorat, il tourna la tête vers le centre du Jardin. Et ce qu'il aperçut le mit en émoi.
Miss Bâton Qui Fend Le Crâne A Tous Ceux Qui Veulent La Bourrer Sans Son Accord était encore là, le cul à l'air et l'air très affairée. Ni une, ni deux, Adam sauta sur ses pieds, se rajusta la chemisette qu'il n'avait pas sur le torse puis, poussé par une furieuse envie de visiter la case-trésor de l'autre, se rua en hurlant à tue-tête !
Il allait perdre son pucelage, une fois pour toute, merde !
Si Francis Ford Coppola avait existé, lui et sa caméra, il est probable qu'il aurait rajouté quelques scènes mémorables à son Apocalypse personnelle. En effet, quelques ralentis bien sentis montrant Adam cavalant comme un tordu, biroute à la main et pataugeant dans quelques flaques d'eau auraient été tout simplement splendides. Ajoutez à cela quelques effets spéciaux pour trafiquer les couleurs et les rendre plus sauvages, et l'affaire était jouée.
Malheureusement, si Coppola n'était pas encore de ce monde, le bâton d'Eve, lui, était là et bien là...
Sans se retourner ni s'émouvoir un instant des cris de barbare d'Adam, elle attendit le moment propice, la toute dernière seconde, avant de se retourner pour faire face à l'attaquant.
Alors qu'il arrivait, lancé comme une locomotive à vapeur dans une pente de montagne, elle se déplaça d'un seul demi-pas, affermit la prise du bâton dans sa menotte fine et gracieuse puis, comme un géant du base-ball, décocha le coup de batte du siècle dans la mâchoire offerte d'Adam. Encore un sacré pet' dans les dents pour le père de l'humanité !
Sur le coup, il stoppa sa course dans la seconde, ses pieds quittèrent le sol puis, sans s'inquiéter de se ramasser la coloquinte sur les pierres acérées qui affleuraient, il repartit illico presto dans les vapeurs célestes des songes sans rêve...
Mais, et ce fut un coup historique, Eve ne voulait pas en rester là. Elle avait manqué de chance quand elle l'avait poursuivi dans les bois, aussi voulait-elle marquer le coup, cette fois-ci.
Avant même qu'Adam ne touchât le sol, elle arracha une autre pomme de l'Arbre interdit puis, dans un geste défiant tous les ralentis du monde, l'enfourna d'autorité entre les dents d'Adam.
Celui-ci manqua s'étouffer ! A cause d'Eve, le monde manqua perdre son unique représentant masculin, alors qu'il n'avait pas encore pu veiller à sa descendance. Tout manqua basculer à cause de...la pomme d'Adam !

(Note de l'historien : cet épisode quasi-tragique reste encore visible de nos jours. En effet, les hommes modernes portent encore la déformation au niveau de la gorge en souvenir génétique !)

Le mal était fait. Totalement. Adam et Eve venaient de bouffer une pomme chacun. Bon, celle d'Adam était encore coincée dans sa glotte mais,ce n'était qu'une question de secondes, il aurait vite fait de l'avaler. C'était avaler sa pomme ou son bulletin de naissance.

Et ils découvrirent la Connaissance du Mal et du Bien...



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