L'hiver au cœur

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De l’Église au clapier, il n’y a qu’un pas. L’abbé Martin le sait bien. Deux établissements quasiment collés au tournant d’une rue, l’architecte devait être un sacré comique. Tous les soirs, il longe les ruelles pour aller s’épancher sur quelques donzelles ou s’enfiler moults godets de gnole. Tous les matins, il se réveille le tarin rougi et les yeux chassieux puis s’empresse de se laver de ses péchés en citant cinq Ave et cinq Pater.

Aujourd’hui, il ne déroge pas à la règle : une journée en soutane confessant les dérives du tout-venant et prônant la bonne parole, assis dans son confessionnal derrière un petit rideau pourpre. Dans cette bulle hors du temps, il accepte de plonger dans les abysses les plus noires tout en restant lui-même. Dernière confession de ce mardi : une belle blonde platine aux yeux rêveurs et aux formes divines. Et lui, un vieux cureton à l’allure truculente qui n’attend qu’une chose : sortir de l’église pour ne plus penser et aller s’amuser avec deux ou trois cagoles, un shot à la main.

Il la voit du coin de l’œil, ses yeux larmoyants et sa lèvre qui tremblote déjà. L’abbé Martin pourrait lui parler de plein de choses, essayer de la dragouiller un petit peu. Mais, soutane oblige, il se la met sur l’oreille et s’assied pour écouter Estelle, une de ses habituées.

  • Pardonnez-moi mon Père, car j’ai péché.
  • Pas de ça entre nous, Estelle. Je te l’ai répété des dizaines de fois, il n’y a pas besoin de toutes ces simagrées. Si je pouvais, je serais en survêtement, fait-il en s’imaginant sur son canapé devant un bon match de foot ou une émission. Dis-moi tout.
  • Je ne m’y ferais jamais, ricane-t-elle timidement. Alors… euh… J’ai eu des pensées impures envers mon voisin de palier.
  • Le beau Patrick ? Ce n’est pas la première fois. Parle-moi de lui, du couple qu’il forme avec… Avec qui d’ailleurs ?
  • Marlène.
  • Oui voilà, parle-moi de tout ça. Est-ce qu’ils sont heureux ? Est-ce qu’ils respirent le bonheur ? Est-ce que les gens les jalousent quand ils les voient passer main dans la main ?
  • Justement non, ils vont bientôt divorcer et…
  • Et je ne vois pas de péchés, Estelle. Tu sais, il faut célébrer l’amour et le désir tant qu’il y en a, les chercher dans les coins et recoins de ce monde. C’est une fois qu’ils disparaissent qu’on vit dans le péché, ne pas essayer de trouver la moindre parcelle de bonheur dans ce champ des possibles, c’est ça pécher.
  • Mais… ne dit-on pas qu’il ne faut pas convoiter... Je sais que je ne devrais pas…
  • Tu es une belle femme, dans la fleur de l’âge. Tu sais, je vais te dire une chose, vu la gueule du monde, tu devrais prendre ton pied du soir au matin ! Désirer n’est pas un péché, et comme tu le dis, leur couple bat de l’aile.
  • Mais, qu’est-ce que va en penser Dieu ?
  • Oh tu sais ! Dieu, ça fait longtemps qu’il ne daigne plus tourner les yeux vers nous. Ne soit pas obnubilée par tout ça. On est là, on se démerde avec ce qu’il nous a offert et basta. Si tu veux lui faire honneur, profite pleinement de la vie, use-la jusqu’à plus soif.
  • Je… Je…
  • Je sais ah ah, je diffère de mes confrères. Disons que la vie m’a plus appris que la religion.
  • Merci mon père, merci vraiment ! Vous êtes vraiment un original vous savez.
  • Vouvoyer quelqu’un qui vous tutoie, ça c’est péché aussi.

Ils se regardent par les petits espaces du grillage et se mettent à rire. Une fois le portillon rabattu, l’abbé et la pénitente se lèvent, cette dernière riant à gorge déployée.

  • Oh, pardonnez-moi… pardonne-moi, chuchote-t-elle, je ne voulais pas faire trop de bruit dans la maison du Seigneur.
  • Le silence serait une bien plus grande insulte, tu sais. Il ne nous a pas fait pour être silencieux, mais pour qu’on ouvre bien notre gueule, et qu’on n’arrête jamais ! répond-il en lui faisant un clin d’œil appuyé.

Il n’avait jamais été versé dans la religion. Lui ce qu’il préférait à l’époque, c’était écumer les pieux de belles demoiselles et forniquer jusqu’à la déraison. Jeune, musclé, intelligent et des yeux qui capturaient l’âme, il profitait de la vie sans modération et sans concession. Il lui arrivait d’enchaîner les conquêtes à la manière d’un Louis XIV sous crack, jamais rassasié et capable de combler ses proies du crépuscule à l’arrivée des premiers rayons du soleil.

Un beau jour, en tournant à l’angle de la rue, il l’avait aperçue : brune aux cheveux interminables, des yeux à damner le plus saint des saints et une bouche sensuelle qui nourrissait de belles promesses. C’est ainsi qu’il avait trouvé son âme sœur, celle qui lui fit oublier ses frasques sexuelles et son amour pour la bibine. Son « éternelle » qu’il l’appelait même, celle qu’il aimait par-dessus tout, qui savait combler ses silences.

Malheureusement, une nuit où même la lune semblait ne pas vouloir voir ce qui allait arriver, l’impensable se passa. Une soirée comme une autre au restaurant du coin : un repas copieux, une demande en mariage des plus banales avec la bague dans le champagne et ils finirent plus que pompette. Au sortir, il s’était aperçu qu’il avait oublié son manteau. Il fit demi-tour alors que sa belle décida d’aller se réchauffer dans la voiture. Un chauffard sûrement déphasé par l’alcool et les piqures la renversa, l’envoya dans les airs et ne s’arrêta même pas sous le choc. Tout s’était passé si vite et pourtant c’était au ralenti que Martin sortit du resto et tilta. Sa délicieuse Julie n’était pas encore retombée qu’elle n’était déjà plus là. Et depuis cet instant, la vie l’avait quitté lui aussi. Il s’était remis à boire comme un trou, comme s’il pouvait combler ce vide qui lui gelait le cœur. Il s’était remis à baiser tout ce qui bougeait, comme pour oublier son amour perdu. Et enfin, il était rentré dans les ordres, comme s’il pouvait parler à Dieu pour récupérer ce qui lui avait été arraché.

Il sort de l’église, ne rentre pas chez lui, direction le bar du coin. Sa deuxième maison en quelque sorte : les odeurs familières, les rires gras des clients, le petit jukebox vieillot, le pot de cacahuètes dans lequel tout le monde pioche… Il se sent bien, salue ses amis de beuverie et se pose.

Avachi sur le zinc, une bouteille de vodka vide à ses côtés, l’abbé Martin se remémore sa vie passée avec son ange, son tout. À ses côtés, l’on peut apercevoir un petit homme trapu à l’air patibulaire qui lit son journal en sirotant son verre de rhum ; un autre plus large, la quarantaine, ivrogne invétéré, la veste déchirée comme un drap de pauvre qui se perd dans la contemplation d’une tâche sur le mur ; et un vieillard aux poches sous les yeux qui descendent jusqu’aux genoux, buvant comme s’il profitait du dernier verre du condamné.

  • Il veut la petite sœur, l’abbé queutard ? blagua le barman en remplissant un nouveau verre.
  • Un peu mon neveu ! Y a pas plus soiffard que moi. Et après, je m’en va tremper mon crucifix ! Le lupanar à l’angle là, il est parfait ; elles sentent pas l’eau bénite, je te le dis ! Ah ah !

D’une traite il s’enfile le verre, et en demande un autre. Son regard lubrique s’éteint dans la foulée et une mélancolie se met à briller dans ses iris fatigués.

  • Tu sais, j’étais prêt à tout pour elle. Elle avait une peau de miel si onctueuse… Notre amour, c’était un peu l’hymne de la nuit, le cri de l’aurore.
  • Tu devras plus y penser mon vieux. La mort c’est la vie, comme on dit chez moi. Elle vient, elle te prend et elle repart, encore pire qu’un inspecteur des impôts. Avec un peu de chance, le Saint-Pierre, il nous accueillera en short, des bières dans une main, des capotes dans l’autre et il nous offrira des bacchanales à n’en plus finir.
  • Hey, les vieux dégueulasses ! crie un jeune homme plus bourré que la pipe du capitaine Haddock.

L’énergumène qui braille plus fort qu’un mouflet en quête d’un sein à téter s’avance dangereusement. Des yeux globuleux, un jean moule-burnes bien trop serré et une chemise à moitié ouverte qui laisse apercevoir des tatouages tribaux.

  • Il veut quoi le petit puceau ? Il a fini sa première bière et il tient pas la route on dirait, blague l’abbé Martin.
  • J’vous emmerde les ancêtres, venez dehors on va régler ça ! Tous les deux je vous enchaîne !
  • Bordel, t’as l’air con comme une table toi. Pourquoi on sortirait, on se connait pas et vu l’alcool qu’on a tous bu, on va pas faire grand-chose.
  • M’en branle. J’ai passé une journée de merde, faut que je tape quelqu’un.
  • Pas moi. Pas envie d’une bataille de poivrots, j’ai autre chose à faire.

Il voit le poing du jeune qui ressemble à un James Dean amoché arriver ; la vinasse dans ses veines n’a pas raison de lui, il réussit à l’esquiver. En contrepartie, il se lève et lui met un violent bourre-pif. K.O, pas de gong, pas de compte, rien. Plus de son, plus d’image, même pas de fragments.

  • Enfin calme ! souffle le barman qui fait signe à un videur. Fais-moi plaisir de le foutre près de la benne celui-là, et ne le laisse plus rentrer. Merci Céd’. T’as de beaux restes Martin, une belle droite comme à la bonne époque.
  • Ouais… ouais… allez, file-moi un autre verre s’il te plaît.

Et comme à chaque fois, l’Abbé Martin devient le plus grand des philosophes. Il contemple le liquide ambré et déclame :

  • Elle me manque tellement. J’ai froid en dedans, souffle-il en tapotant son torse. J’ai l’hiver au cœur et peu importe le casse-pattes que je m’enfile, ça change rien . Je suis celui qui fait semblant d’exister, et je sais même pas pourquoi. Suffirait de me la jouer à la Mike Brant, une fenêtre et hop ou bien je me fous une corde et crac. J’erre, je confesse, je bois ou je baise – et parfois les deux -, mais je ne vis plus. Y a des jours, je suis même pas sûr d’être là. Quand les souvenirs se transforment en larmes, on ne peut que déposer les armes.

À chaque fin de phrase, le barman, friand de la verve et de la sagacité de l’abbé, lui ressert un petit shot.

  • Je ne suis que cuir tanné par les années et terni par le passé, je ne suis plus qu’un roi sans couronne depuis qu’elle est parti. Sur mon séant, je contemple le néant, mon néant, celui que sa mort à créé…
  • T’es inspiré ce soir, je pourrais t’écouter des heures mon vieux. Mais, passe à autre chose. Ce ne sera pas cracher sur sa mémoire si tu trouves quelqu’un, tu peux encore aimer. On le peut tous !
  • J’ai plus envie. Tu sais, parfois je la vois devant moi, elle s’envole et moi je chiale… Putain, je suis une pleureuse, on dirait un marmot au bras gourd qui essaye de rattraper son doudou.
  • Demain, si tu veux on se fait une balade dans le parc, ça va nous requinquer. Faut bien éliminer ce qu’on descend ce soir.
  • Je sais pas… Quand je vais au parc, je la vois partout aussi, on avait l’habitude d’y aller. À chaque fois que l’écorce d’un arbre se met à craquer, j’écoute en espérant entendre son nom…

Ils continuent de parler encore et encore jusqu’à la fermeture du bar. Titubant, l’abbé Martin sort en essayant de marcher le plus droit possible. Si un flic passe par là, c’est sûr qu’il l’embarque et le fout dans une cellule de dégrisement. Il zigzague, se déporte à droite pour revenir à gauche et recommencer, tel un politique schizophrène. La morsure du froid l’agresse, ce qui le revigore quelque peu. Reboutonnant son imperméable, il se prend à flâner et à regarder tout autour de lui.

La végétation florissante mise là l’été dernier pour essayer de contrecarrer le réchauffement climatique ; des affiches de spectacles soit à moitié arrachées soit à moitié taguées ; des cadavres de canettes dans l’herbe ; des hurlements retentissants ici et là – sûrement encore un qui tape sa femme ou qui a perdu aux jeux vidéo ; des mioches qui se carapatent à la vitesse du vent pour une énième connerie et des agents de la maréchaussée bedonnants qui font juste mine de leur courir après. Sa ville à lui. Même s’il ne se sent plus à sa place, même s’il se sent vide depuis la disparition de sa bien-aimée, il a une certaine sympathie envers les habitants, avec leurs défauts et leurs qualités.

Sur le trottoir en face se trouve une autre victime de la célèbre angine de comptoir avec la mine triste comme un bonnet de nuit ; ils se regardent en chien de faïence et dégobillent de concert sur leur paletot. Une symétrie parfaite, à croire qu’être bourré permet un certain équilibre. S’ensuit une sorte de compétition tacite pour savoir qui va gerber le plus loin. Martin gagne haut-la-main entre deux haut-le-cœur.

Tout sourire, il s’essuie la bouche et repart chez lui, se tenant aux réverbères puant la pisse et s’asseyant par moment sur un banc aux couleurs usées. Il sait qu’il va rentrer, se prendre une douche froide et rapide puis se pieuter dans la foulée entre ses draps défroissés. Il sait que demain la même journée recommencera : un réveil, des confessions, des petites blagounettes pour alléger les péchés, un petit tour entre les bouteilles d’alcool et cette fois-ci il ira se tremper le biscuit au clapier, entre les cuisses de ses filles de joies préférées.

Des pneus crissent soudainement sur l’asphalte démonté, des cris retentissent dans les rues. Une lumière zèbre son horizon ; des phares ! pour lui c’est le bout du tunnel.

Il se fait renverser : enfin en paix ! Les étoiles ferment les yeux le temps d’un instant pour laisser l’abbé Martin profiter de la quiétude. Il revoit Julie, son sourire lorsqu’elle riait à une de ses blagues vaseuses, ses yeux embrumés qui cherchaient le réveil au petit matin, sa chute de rein lors d’un 69 endiablé, sa bonté d’âme capable d’apporter la provende aux plus démunis et ce sans broncher… Toutes les réminiscences amères le choppent de plein fouet, encore plus violemment que la voiture et, entre deux flots de sang, il l’aperçoit dans les couleurs de l’Invisible.

Son soleil rayonne de nouveau après une éclipse de plusieurs années, et lui, il sourit.

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